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27.février.201227.2.2012 // Les Crises

[Article] « Pourquoi le déficit à 3% du PIB est une invention 100%… française », par Guy Abeille

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Je reprends ici un très intéressant témoignage paru dans La Tribune en octobre 2010…

Guy Abeille était chargé de mission au ministère des Finances sous Giscard puis au début de l’ère Mitterrand. Il révèle pour La Tribune comment est né, en France et non en Allemagne, le sacro-saint ratio de 3% du PIB pour les déficits publics. A l’origine, il s’agissait d’imposer la rigueur aux ministres socialistes. Puis cette référence cardinale a fait école, bien qu’elle fut dépourvue du moindre sens économique.

Par les temps qui courent, les attentions sont focalisées sur les déficits publics. Il vous intéressera peut-être de savoir quelle est l’origine du seuil de 3% de déficit public rapporté au PIB – référence devenue cardinale, et critère retenu par le traité de Maastricht.

Je suis un ancien chargé de mission (agent non titulaire de l’Etat : non pas fonctionnaire donc, mais mercenaire) du Ministère des Finances, où, jeune diplômé de l’ENSAE (Ecole Nationale de la Statistique et de l’Administration Economique), je fus en fonction d’octobre 1977 à juin 1982, à la Direction du Budget, 1ère sous-direction (celle des synthèses, les autres étant spécialisées par ministères : justice, armée, etc…).

J’y fus chargé de suivre, analyser et commenter au mois le mois l’exécution du budget de l’Etat, et de fournir tout au long de l’année, et de façon de plus en plus pressante quand approchait la fin de l’exercice budgétaire, la prévision de son solde d’exécution – en l’espèce, de son déficit. Cette mission se concrétisant par la rédaction d’une « note au ministre » mensuelle, révisée et visée par mon chef de bureau et mon sous-directeur (ainsi va l’Administration), puis signée du Directeur du Budget après entrevue avec lui, et adressée au Ministre; de là filant aux cabinets de Matignon et de l’Elysée.

Et en fin d’exercice, nous recevions mandat, selon la météo électorale – c’est à dire explicitement selon l’horizon des plus proches élections -, de jouer des marges de liberté que pouvaient nous ménager quelques zones de flou de la comptabilité publique pour améliorer (ou dégrader si les élections étaient à deux ans) le résultat qui serait pour finir gouvernementalement publié, transbordant donc d’un exercice à l’autre l’impedimentum de telles ou telles recettes ou dépenses miraculeusement devenues migratoires. En réalité, en ces temps rivoliens (dont je n’imagine pas qu’ils ne fussent également révolus…) c’était moi, et moi seul, qui, entre décembre et février (le mastodonte budgétaire, en certains de ses organes, s’étale de deux mois sur l’année suivante), étais officieusement chargé de faire preuve d’inventivité, de sagacité, et de doigté (cela va sans dire), pour établir la liste chiffrée, et manuscrite (rien ne serait imprimé), de ce qu’il était possible de faire ; ou de faire encore, car d’année en année nous finissions – moi, et ceux qui d’un goupillon cardinalice, hiérarchique et discret bénissaient mes trouvailles – par griller nos successives cartouches, ne pouvant revenir impunément sur une règle que nous avions nous même hautement, et bruyamment hélas, proclamée l’année précédente parce qu’elle arrangeait la présentation comptable voulue cette année-là par nos ministres.

Cela sans autre soutien, on l’aura compris, que l’approbation – orale – donnée par mes autorités (habituellement le mistigri était lestement repassé jusqu’au cabinet du Ministre), et en prenant garde de ne pas faire trop monter le rythme des hoquets ni d’exagérer le niveau des remontrances qui ne manqueraient pas d’être, hoquets et remontrances, émis par la Cour des Comptes – mais deux années plus tard, en fait, au moment de la loi dite de règlement, à laquelle, au vrai, plus personne n’accorderait intérêt. Durant deux mois, ainsi, tout allait son train par téléphone et additions, ou soustractions, sur de petits papiers ; et début mars le rutilant résultat budgétaire était porté sur les fonts médiatiques (cela, il faut bien le reconnaître, mais telle est l’incurable myopie politico-technocratique, dans l’indifférence colossale éprouvée par l’électeur de base, pour la financière édification duquel pourtant toutes ces habiletés avaient été tissées).

L’entrée en déficits

J’en viens au seuil magique – pour un peu, chamanique – du déficit à 3% du PIB.

Le premier choc pétrolier se produit à l’automne 1973: quadruplement du prix – la bombe la plus nocive de la guerre du Kippour est celle qui frappe l’économie mondiale. Exit les Trente Glorieuses.

La crainte première est celle du déséquilibre extérieur et de l’inflation : Giscard d’Estaing, tout nouveau Président, y répond par le « plan de refroidissement » Fourcade. Plan qui se traduit par un volontaire et notable excédent budgétaire. Stop and go d’anthologie: le plan de relance Chirac qui le suit en prend le contrepied (un modèle de relance keynésienne, qu’on cite encore dans les écoles). Nous sommes en 1975, les finances publiques viennent d’entrer lourdement dans le rouge. C’était il y a 35 ans. Nul ne le sait encore: la trappe s’est ouverte, elles n’en sortiront plus.

Pourtant, s’il ne tenait qu’à lui, Raymond Barre, qui en 1976 passe aux manettes de l’économie, gèrerait les finances à l’équilibre (on sait combien il aime à se portraiturer en bon père de famille). Giscard d’Estaing, c’est à dire la nécessité électorale (la gauche passe à un cheveu de la victoire en 1978), lui en impose autrement. Même l’exquis soulagement qu’apportent les législatives de mars 1978 ne lui donne pas le loisir de ressaisir ses principes. Car le vent souffle d’ouest, Thatcher et Reagan bientôt seront élus: après l’austérité des années 76-77, l’air se fait libéral (on se souvient des barristes « bois mort » et autres « canards boîteux », comprendre textile, sidérurgie…). Ainsi après un premier tour de piste en début de septennat, arrive pour la fin du mandat la seconde figure du tango économique qu’aura conduit Giscard, accordéoniste télégénique mais de faible renom: un pas sur l’inflation (refroidissement Fourcade, austérité des premières années Barre), un pas sur le chômage (relance Chirac, libéralisation Barre).

Le déficit, tenu en 1976 et 1977 en lisière des 25 milliards, bondit en 1978 à un, libéral faut-il croire, 41 milliards de francs. Et voilà que fin 1979 débute le second choc pétrolier. Ainsi, tous les budgets de Giscard (sauf le premier), et de Barre, auront été en déficit. Pour des montants (hormis la relance Chirac, plus massive) légèrement supérieurs à 1% du PIB. Mais en ce temps, nul n’use de cette référence. Ce ratio est absent des esprits; il n’a pas d’existence.

Les dernières années, budgétairement Giscard d’Estaing n’a qu’un point de fixation: ne plus laisser au déficit franchir la ligne des 30 milliards de francs; elle aurait à ses yeux une portée politique. Les deux budgets d’avant la gauche s’y tiennent vaillamment (-31 milliards de francs chacune des années 1979 et 1980); au prix, s’il m’en souvient, d’un art de l’évitement dans la confrontation avec l’écueil comptable, qu’après trois années de pratique à la Direction du Budget, je commence à assez posséder.

Arrive 1981

Le budget a été présenté avec un déficit de 29 milliards de francs (on reconnaît là la limite fétiche, et un sens du marketing d’étiquette que nous aurons souvent vu à l’oeuvre chez Giscard d’Estaing, dès lors qu’il s’agissait de publier des chiffres – prière d’annoncer, par exemple, que les prix augmenteront de 9,9% et non de 10%). Cependant, dans les quelques mois qui précèdent le vote, la compétition électorale est gagnée par de vives ardeurs, on a des inquiétudes, et tout Barre qu’on soit, il faut bien en accepter les contingences financières collatérales: on n’aurait garde de ne pas s’attacher ceux qui pourraient pencher pour soi, ou bien seraient possiblement tentés de regarder ailleurs; ces saisons ne sont guère propices à une gestion retenue des finances publiques.

Et quand, au terme du combat, la gauche tient sa victoire, on n’en est plus à résister sur la ligne des 30 milliards de francs. Sans que rien n’en eût filtré en dehors de nos murs (d’ordinaire le fonctionnaire est loyal), les élections ont fait sauter, sinon la banque – après tout, on n’en est encore qu’à sept années de dette -, du moins le seuil. Je me revois ainsi, au surlendemain de l’élection, enfiler un des longs couloirs du Louvre, dans l’aile Richelieu où depuis cent dix ans comme un coucou nichait le Ministère des Finances (aujourd’hui le marbre ailé d’Apollon poursuivant Daphné a remplacé l’airain terrible du Budgétaire traquant la Dépense stérile), pour donc informer le rond, le gai et l’affablement zézayant Jean-Paul Huchon, chef du bureau Agriculture et Communautés européennes (lier les deux c’est déjà toute une époque), lequel est au sein du Budget un des représentants connus de l’état-major socialiste (adjoint de Rocard à la mairie de Conflans-Sainte-Honorine, il sera dès le 22 mai, et pour dix ans, son directeur de cabinet), l’informer que le déficit sur lequel il faut tabler, avant même tout geste du nouveau pouvoir, n’est pas en deçà des 30 milliards de francs jusqu’ici proclamés, mais maintenant au delà des 50 milliards: dans les chaleurs pré-électorales, le libéralisme de Giscard et de Barre s’est dénudé en libéralité. Deux mois plus tard, la première loi de finances rectificative socialiste en prendra acte, actualisant le déficit à 55 milliards; et dès le début juin, sans attendre, Laurent Fabius va rendre ce chiffre public.

Car le ministre qui nous est dévolu s’appelle Laurent Fabius (un jour, se rappelle-t-on, par souveraine onction présidentielle il en sera fait don, comme Premier Ministre, à la France). Laurent Fabius a obtenu d’inaugurer le titre, jusque là inconnu au bataillon, de Ministre délégué – derechef bruisse dans les couloirs la rumeur, attendrie, qu’il aurait trépigné pour qu’on le distinguât de cette innovation (on ne connaissait jusque là que des Secrétaires d’Etat, le premier des Ministre du Budget dans l’histoire de tous les gouvernements ayant été le prédécesseur de Fabius, Maurice Papon, grand commis de l’Etat – n’importe quel Etat), cela à la seule fin, courte vanité, d’avoir rang de ministre à un âge inférieur à celui de Giscard: Fabius donc sera ministre, délégué hélas! mais ministre tout de même à 36 ans moins trois mois, quand Giscard misérablement ne le fut qu’à 36 ans moins quinze jours… Ce qui lui donne, tout de même, droit de présence aux conseils des ministres, et, car il l’a obtenu, signature des lois de finances sans le ternissant voisinage de Jacques Delors, son ministre de prétendue tutelle.

Nous arrivons fin juin, et s’il y a urgence pour adapter l’action budgétaire à la nouvelle donne, plus grande elle est encore pour préparer le budget de l’année 1982, qui sera la première de plein exercice pour la gauche au pouvoir. Las! malgré l’autorité toute neuve due au Ministre délégué, et à son rang, il nous revient assez vite que, dans l’effervescence de cette aube nouvelle, camarade! et l’inaccoutumance des néo-ministres aux règles de gouvernement, ces derniers multiplient à qui mieux mieux les visites du soir auprès du Président pour plaider in vivo leurs besoins en crédits (or, l’expérience séculaire du Budget montre qu’en réalité il n’existe pas de demandes de crédit qui ne soient authentiquement justifiées – le gouvernement, du moins le budgétaire, commence avec l’art de faire tomber l’oukase du refus). Et, au vu des données qui s’agglomèrent peu à peu sur mon bureau, il apparaît assez vite qu’on se dirige bon train vers un déficit du budget initial pour 1982 qui franchira le seuil, jusque là hors de portée mentale, des 100 milliards de francs, chiffre que les plus intrépides d’entre nous n’auraient même en secret pas osé murmurer.

Une commande, un soir

C’est dans ces circonstances qu’un soir, tard, nous appelle Pierre Bilger (qui à quelque temps de là s’envolera vers Alcatel pour y faire la carrière que l’on sait), devenu le tout récent n°2 de la Direction du Budget à son retour du poste de directeur de cabinet de Maurice Papon (qui Ministre du Budget donc, mais aussi considérablement septuagénaire, s’est acquis dans nos couloirs une manière de fan-club pour ses assoupissements parfaits lors des débats techniques à l’Assemblée Nationale, et ses brusques réveils au profond des séances de nuit, que les plus avertis d’entre nous, ou les mieux pourvus en ancêtres vivants, ont eu tôt fait de diagnostiquer comme la, bien documentée, insomnie du vieillard).

Donc nous voici convoqués, c’est à dire moi-même, et Roland de Villepin, cousin de Dominique, mon camarade de promotion et récent chef de bureau (ce poste est réservé en apanage à ceux qui, comme lui, sont fonctionnaires: il est Administrateur de l’INSEE). Formés à l’ENSAE, nous sommes considérés dans la faune locale comme appartenant à l’espèce, rare au Budget, des économistes (les autres sont des énarques, ces grands albatros de l’administration généraliste), et plus spécialement, car passablement mâtinés de mathématiques (nous sommes des ingénieurs de l’économie, en quelque sorte), de la sous-espèce des économistes manieurs de chiffres – sachant faire des additions, nous plaisante-t-on, en référence, évidemment, aux agrégés-sachant-écrire.

Bilger nous informe en quelques mots du ballet budgétaire élyséen en cours, et il nous fait savoir que le Président a urgemment et personnellement demandé à disposer d’une règle, simple, utilitaire, mais marquée du chrême de l’expert, et par là sans appel, vitrifiante, qu’il aura beau jeu de brandir à la face des plus coriaces de ses visiteurs budgétivores.

Il s’agit de faire vite. Villepin et moi nous n’avons guère d’idée, et à vrai dire nulle théorie économique n’est là pour nous apporter le soutien de ses constructions, ou pour même orienter notre réflexion. Mais commande est tombée du plus haut. Nous posons donc, d’un neurone perplexe, l’animal budgétaire sur la table de dissection.

Nous palpons du côté des dépenses, leur volume, leur structure, avec dette, sans dette, tel regroupement, tel autre, ou leur taux d’accroissement comparé à celui de l’économie. Il y aurait bien moyen de détailler à la main quelques ratios consommables, mais tout cela est lourd et fleure son labeur: norme flasque, sans impact, aucune n’est frappante comme une arme de jet, propre à marquer l’arrêt aux meutes dépensières. Nous retournons la bête du côté des recettes: impôts d’Etat sur revenu national? mais les impôts fluctuent avec la conjoncture, plusieurs sont décalés d’un an… Surtout, nous ne pouvons échapper à l’attraction des prélèvements obligatoires, dont la fiscalité d’Etat n’est guère qu’une part : peut-on valablement se cantonner à elle? le débat ne manquera pas de naître, à juste titre, et prendra vite le tour d’un brouhaha technique. Tout ça sera confus et sans force probante, au rebours du principe-étendard que nous avons reçu commande de faire surgir pour ostension publique. La route des recettes est coupée. Une seule voie nous reste: le déficit.

Le déficit, d’abord, du citoyen lambda au Président de format courant, ça parle à tout le monde: être en déficit, c’est être à court d’argent; ou, si l’on préfère, tirer aujourd’hui un chèque sur demain, qui devra rembourser. Ensuite, le déficit a depuis Keynes acquis ses lettres de noblesse économique: il figure vaillamment dans les théories, il est une des plus visiblement opératoires variables des modèles. Lui seul, c’est évident, a la carrure et la netteté pour nous tirer d’affaire. Le déficit ! mais qu’en faire ? à quelle contrainte le plier pour en extraire une norme?

Le coup est vite joué. La bouée tous usages pour sauvetage du macro-économiste en mal de référence, c’est le PIB: tout commence et tout s’achève avec le PIB, tout ce qui est un peu gros semble pouvoir lui être raisonnablement rapporté. Donc ce sera le ratio déficit sur PIB. Simple; élémentaire même, confirmerait un détective fameux. Avec du déficit sur PIB, on croit tout de suite voir quelque chose de clair.

Un critère douteux

Arrivé à ce point, un peu de réflexion s’impose.

On commencera par noter que le déficit est un solde; c’est à dire non pas une grandeur économique première, mais le résultat d’une opération entre deux grandeurs. Ce simple fait, trivial, emporte deux remarques. La première, c’est qu’un même déficit peut être obtenu par différence entre des masses dont l’ampleur est sans comparaison: 20 milliards sont aussi bien la différence entre 50 et 70 milliards qu’entre 150 et 170. Or, et c’est la deuxième remarque, on conviendra qu’il ne peut être tout à fait indifférent à la marche de l’économie que la masse des dépenses et recettes publiques soit d’une certaine ampleur (moins de 35% du PIB, comme aux USA ou au Japon) plutôt que d’une autre, bien plus grande (nettemment plus de 50% comme en France ou dans les pays scandinaves); sans même parler du contenu de chacune des masses: ce n’est pas la même chose d’aspirer un certain volume de recettes avec une TVA à 10% et un impôt sur le revenu montant jusqu’à 80%, qu’avec une TVA à 20% et un impôt sur le revenu de 30% au pire; ou bien encore d’aligner un même volume de dépenses, mais avec 5% de subventions d’investissement dans un cas ou 20% dans l’autre. On voit donc que s’intéresser au déficit en soi, à son montant seul, n’a qu’un sens relatif. Première observation.

La deuxième observation touche à la pertinence du ratio lui-même: ne divise-ton pas des choux par des carottes? Car un déficit n’est rien d’autre qu’une dette: il est le chiffre exact de ce qu’il faut, tout de suite, emprunter, c’est à dire, cigale, aller demander à d’autres; et donc de ce qu’il faudra épargner – au fil des années suivantes – pour rembourser ceux qui auront prêté. Autrement dit, afficher un pourcentage de déficit par rapport au PIB, c’est mettre en rapport le flux partitionné, échelonné des échéances à honorer dans les années futures avec la seule richesse produite en l’année origine. Il y a discordance des temps. Où l’on saisit que le seul critère pertinent est celui de la capacité de remboursement à horizon donné (qui est celui de l’emprunt); laquelle est elle-même fonction, non pas tant du déficit consenti une année donnée, que de la dette globale accumulée – cette année-là, mais aussi celles qui ont précédé et peut-être celles qui suivront – et de la prévision qu’en regard on peut faire des ressources futures, c’est à dire du couple croissance et rendement fiscal. Le reste n’est qu’affichage.

Dernière observation enfin, plus générale: on conçoit bien qu’un déficit n’a pas le même sens économique selon qu’il est purement ponctuel, rupture dans une série d’années à l’équilibre, laquelle sera réabsorbée en une à trois années par la réactivation même de l’économie que ce choc aura provoquée (keynésianisme pur); ou selon qu’à l’inverse il n’est que le morne jalon d’une longue chronique de déficits, courant les décennies, installés, devenus entière partie prenante, mode de fonctionnement même de l’économie, si usuels, si métabolisés, à elle si consubstantiels que c’est le retour à l’équilibre, la désaccoutumance, qui a un effet de choc (du keynésianisme à rebours en somme).

Je rappelle qu’en 2010, la France en est à sa… 36ème année de déficit ininterrompu, et donc de dette couche à couche empilée, cumulée – 36 années, bien plus qu’un tiers de siècle -, et dont elle ne pourra mécaniquement se délester d’un coup: à vue humaine il est probable qu’au point où nous en sommes et où en sont les perspectives longues de notre économie, nous finirons par avoir stocké, dans la meilleure des hypothèses, de la dette pendant pas loin d’un demi-siècle, continûment, tenacement, c’est à dire sans avoir jamais commencé de seulement la rogner; laquelle, pour finir, soit sera remboursée (perspective vertueuse, ou bien enchanteresse), soit détruite (par inflation, ou restructuration comme on dit pudiquement), soit plus vraisemblablement aura été traitée par un mixte empirique des deux, c’est à dire fonction des rapports de force dans la partie à trois entre gouvernements, Banque Centrale et marchés.

Où l’on aura compris que fixer le projecteur sur le déficit d’une année donnée n’a guère de sens; et que le rapporter au PIB de cette même année lui en fait perdre un peu plus. Le ratio déficit sur PIB peut au mieux servir d’indication, de jauge: il situe un ordre de grandeur, il soupèse une ampleur, et fournit une idée – mais guère plus – immédiate, intuitive de la dérive. Mais en aucun cas il n’a titre à servir de boussole; il ne mesure rien: il n’est pas un critère. Seule a valeur une analyse raisonnée de la capacité de remboursement, c’est à dire une analyse de solvabilité: n’importe quel banquier (ou n’importe quel marché, ce qui revient au même) vous le dira.

Certes; mais la question politique – politique, et non économique – demeure: comment transmuter le plomb d’une analyse raisonnée de solvabilité en l’or apparent d’une règle sonore, frappante, qui puisse être un mot d’ordre? C’est, dans son prosaïsme, la question qui se pose à nous, et l’impossible auquel nous nous heurtons, en ce soir de juin 81.

Fabriquer une norme

Pressés, en mal d’idée, mais conscients du garant de sérieux qu’apporte l’exhibition du PIB et de l’emprise que sur tout esprit un peu, mais pas trop, frotté d’économie exerce sa présence, nous fabriquons donc le ratio élémentaire déficit sur PIB, objet bien rond, jolie chimère (au sens premier du mot), conscients tout de même de faire, assez couverts par le statut que nous confèrent nos études, un peu joujou avec notre boîte à outil. Mais nous n’avons pas mieux. Ce sera ce ratio. Reste à le flanquer d’un taux. C’est affaire d’une seconde. Nous regardons quelle est la plus récente prévision de PIB projetée par l’INSEE pour 1982. Nous faisons entrer dans notre calculette le spectre des 100 milliards de déficit qui bouge sur notre bureau pour le budget en préparation. Le rapport des deux n’est pas loin de donner 3%.

C’est bien, 3% ; ça n’a pas d’autre fondement que celui des circonstances, mais c’est bien. 1% serait maigre, et de toute façon insoutenable: on sait qu’on est déjà largement au delà, et qu’en éclats a volé magistralement ce seuil. 2% serait, en ces heures ardentes, inacceptablement contraignant, et donc vain; et puis, comment dire, on sent que ce chiffre, 2% du PIB, aurait quelque chose de plat, et presque de fabriqué. Tandis que trois est un chiffre solide; il a derrière lui d’illustres précédents (dont certains quon vénère). Surtout, sur la route des 100 milliards de francs de déficit, il marque la dernière frontière que nous sommes capables de concevoir (autre qu’en temps de guerre) à l’aune des déficits d’où nous venons et qui ont forgé notre horizon.

Nous remontons chez Bilger avec notre 3% du PIB, dont nous sommes heureux, sans aller jusqu’à en être fiers. Et lui faisant valoir que, vu l’heure (ça, on ne le lui dit pas) et foi d’économistes, c’est ce qu’actuellement nous avons de plus sérieux, de plus fondé en magasin. En tout cas de plus présentable. Puis nous rentrons chez nous, vaquer. On sait ce qu’il en est advenu.

L’envol du 3 %

Le Franc très vite plonge. Il faut écoper le vaisseau. Mitterrand déleste le budget 1982, en cours de finition (on le présente en septembre), du déficit de 120 milliards où il se propulsait jusqu’à celui de 95 milliards qui sera annoncé, soit bien visiblement moins que le seuil symbolique – chiffon… rouge pour marchés en émoi – des 100 milliards de francs (nos 3% du PIB). Et c’est en août que Fabius, prince soyeux du verbe, pour la première fois dans toute l’histoire de la langue publique universelle (car nul encore nulle part, serait-ce à l’étranger, n’a jamais avancé ce ratio), réfère le déficit au PIB – pour le rendre bénin sans doute, et couvrir sa rudesse d’une gaze savante: car enfin, ces 2,6% du PIB qu’il cite aux journalistes sans s’y appesantir, presque comme en passant, comme une chose qui serait dans les moeurs, et du moins ne saurait inquiéter qui a fait des études et sait de quoi il parle, ces 2,6%, que pèsent-ils au fond, sinon le poids d’une pincée de PIB? – et non la centaine de milliards de francs que rajoutés aux autres il faudra un jour, avant la fin des temps, ou avant la faillite, par l’impôt rembourser.

Mais l’automne déjà, ses bourrasques; et le Franc balayé avec les premières feuilles: il faut dévaluer (dans la govlangue on dit « réajuster »), non sans avoir âprement négocié, négocié et plaidé, comme de juste, comme chaque fois, avec l’Allemagne – l’Allemagne au mark toujours trop fort, à l’inflation trop faible, à l’industrie trop fiable, l’Allemagne, ce modèle irritant et exténuant voisin qui construit sa confiance, interne et externe, comme ses machines-outils et comme ses berlines, sur le long terme, et sans désemparer, sans versatilité, unanime à ne pas tolérer que quiconque jamais y porte une ébréchure, tandis que nous changeons de pied, désunis, impatients et fragiles, plus inquiets d’affirmer une autorité que de faire autorité, plus sensibles à l’effet produit sur le théâtre de l’intelligence qu’à l’effort soutenu dans l’avancée commune.

Dans le combat des influences qui se joue cet automne, Delors reprend la main. Il ose parler de pause (un spectre hante la gauche, celui de Blum en février 37 demandant « une pause nécessaire dans la montée des finances publiques… »). Et il est le premier à faire expressément savoir que le déficit ne doit plus franchir les 3% du PIB, et cela pour l’ensemble des comptes publics (il sera bien le seul à être aussi strict, et précis, et complet). Fabius ne saurait lui abandonner cette paternité, qui est un empiètement et une dépossession. Et d’affirmer hautement, trois semaines plus tard: « Pour le budget, j’ai toujours posé comme règle que le déficit n’était acceptable qu’à condition de ne pas dépasser un montant raisonnable, de l’ordre de 3% du PIB ».

Ici, une station s’impose: ainsi viennent de naître, et, pire, d’infiltrer les esprits comme un contaminant, les notions de « déficit acceptable » et de « montant raisonnable »: tomber en très lourd déficit, cela ne s’analyse qu’en référence à l’année dont on parle et non au parcours d’endettement sur lequel on s’inscrit, et, ainsi myopement circonscrit, ce n’est plus un défaut de ressources qu’il faudra, au plus vite, remonter, c’est un acte par nature conforme à la raison, aux Lumières pour un peu, mais à la condition, bien entendu, car on est aussi l’ennemi pondéré de tout ce qui est excès, qu’on ne rajoute guère à tout ce qu’on doit déjà que, bah, bon an mal an, une centaine de milliards – acceptable, raisonnable… superbes déplacements du sens: ou ce que la langue assouplie à l’ENA fait de la rhétorique d’Ulm.

Dès lors dans les déclarations – Fabius, Delors, Mauroy – le 3% du PIB revient comme une antienne. Il est le phare qui balise la route (quand il n’est guère que le quinquet qui suit la descente à la dette). Tandis que les attaques contre le Franc reprennent de plus belle, et que la préparation du budget 83, sous la pression énervée des ministres, livre des premiers scénarios assez époustouflants (à son plus haut le décompte produit un déficit de 210 milliards de francs), le 3% du PIB, désormais bien en selle, devient le marqueur proclamé, martelé, d’une « politique maîtrisée des finances publiques » – en somme, on peut dévaler la pente de l’endettement sur un cheval qu’on cravache, mais à la condition, raisonnable, qu’il ne s’emballe pas. Le petit calcul discutable, mais malin, et tout de circonstance que nous avons commis un soir d’il y a quelques mois est maintenant devenu une norme publique, qui vaut principe, affiché, assumé, presque revendiqué, pour la conduite du gouvernement. Assurément, un succès assez rare.

Ce calcul, ce principe, il lui reste à recevoir encore, par les voies les plus solennelles, l’onction du Président. C’est chose faite le 9 juin 1982 (après qu’on a durant tout le printemps, venus de l’Elysée, trouvé dans les journaux les mots « directive donnée de 3% du PIB », « consigne impérative de 3% du PIB »); lors de sa seconde conférence de presse du septennat, le Président dans son intervention liminaire déclare: « Le déficit est d’environ 3% et il ne faut pas qu’il dépasse ce pourcentage appliqué au produit intérieur brut. J’attends du gouvernement qu’il respecte – je n’ai pas lieu d’en douter sachant l’engagement du gouvernement tout entier – ce plafond de 3% et pas davantage. » (… sachant l’engagement du gouvernement tout entier : on imagine qu’un ange – armé d’un coupe-coupe budgétaire -, fors Delors, sur les ministres passe).

Le processus d’acculturation est maintenant achevé; on a réussi à déporter le curseur: ce qui est raisonnable, ce n’est pas de voir dans le déficit un accident, peut-être nécessaire, mais qu’il faut corriger sans délai comme on soigne une blessure; non, ce qui est décrété raisonnable c’est d’ajouter chaque année à la dette seulement une centaine de milliards (en francs 1982). C’est cela, désormais, qu’on appelle « maîtrise »: en dessous de 3% du PIB, dors tranquille citoyen, la dette se dilate, mais il ne se passe rien – quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt, dit le proverbe chinois; quand le sage montre l’endettement, l’incompétent diplômé regarde le 3% du PIB.

Extension du domaine du ratio

Puis un jour le traité de Maastricht parut sur le métier. Ce 3%, on l’avait sous la main, c’est une commodité; en France on en usait, pensez! chiffre d’expert ! Il passe donc à l’Europe; et de là, pour un peu, il s’étendrait au monde.

Sans aucun contenu, et fruit des circonstances, d’un calcul à la demande monté faute de mieux un soir dans un bureau, le voilà paradigme: sur lui on ne s’interroge plus, il tombe sous le sens (à vrai dire très en dessous), c’est un critère vrai. Construction contingente du discours, autorité de la parole savante, l’évidence comme leurre ou le bocal de verre (celui dans lequel on s’agite, et parade, sans en voir les parois): Michel Foucault aurait adoré.

Parfois lorsque j’entends, repris comme un mantra, le 3% du PIB, je m’amuse de ce trois que nous avons choisi. Me revient le souvenir du numero deus impare gaudet – le nombre impair plaît à la divinité – qu’on trouve dans Virgile. Et la traduction qu’en donne Gide dans Paludes: le nombre deux se réjouit d’être impair. Et il a bien raison, ajoute Gide.

Le 3% du PIB se réjouit d’être critère… Et il a bien raison.

Source : Latribune.fr – 01/10/2010,

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8 réactions et commentaires

  • Marcus // 27.02.2012 à 03h56

    Très intéressant rappel, effectivement on parle toujours du déficit qui doit être ramené à 3 % du PIB, comme un chiffre … magique.
    Bonne semaine à tous !

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  • Christian // 27.02.2012 à 09h28

    Merci ! Il y a des « références » comme ça, dont il est utile de connaître l’origine…

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  • Jean-Baptiste B // 27.02.2012 à 10h04

    Bastidon Gilles, Brasseul et Gilles le notaient en effet dans Histoire de la mondialisation financière : c’est l’effarouchement (qui survient pour tout et n’importe quoi comme on le sait) qui fît le ratio des 3 %, pur produit de circonstances. Le trio d’auteurs ajoutait qu’on ne savait pas en vérité, juqu’où on peut s’endetter.
    Je suis prêt à parier que la limite de 0,5 % de déficit prévue par la règle d’or du TSCG n’a pas le moindre fondement supplémentaire !

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  • seb1207 // 28.02.2012 à 07h51

    J’ai une petite question suite à diverse lecture, on parle par moment de la limitation à 3% du PIB du déficit Public et de limitation de la dette pubilc à 60% du PIB, j’ai un peu de mal à voir la nuance entre deficit et dette (desolée :-)) qui peut m’eclairer?
    merci 

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    • Tristan // 28.02.2012 à 16h09

      Sauf erreur de ma part:
      – Déficit = sur une année
      – Dette = Au total, en cumulé
      Soit environ 3% du PIB de dette supplémentaire en 2012 (plus proche de 5% probablement) portant la dette totale à 80 ou 85% du PIB.

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  • TZYACK // 28.02.2012 à 17h32

    Les déficits publiques ont été institutionalisés depuis le 1° choc pétrolier afin de les monétiser et de pouvoir payer, en partie, l’importante augmentation des produits pétroliers en « monnaies de singe ».

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  • Yves // 02.03.2012 à 16h39

    Ca me fait penser au prix de l’once d’or fixé arbitrairement à $35 par Roosevelt par décret en 1934.

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