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9.septembre.20249.9.2024 // Les Crises

Arrêtons de considérer les Géorgiens comme des valets de l’Occident

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Le narratif de la « russification » risque de provoquer une véritable crise électorale en octobre, et Washington et Bruxelles semblent l’encourager, aux risques et périls de tous.

Source : Responsible Statecraft, Anatol Lieven
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

La présentation occidentale classique de la politique géorgienne actuelle décrit le gouvernement issu du parti « Rêve géorgien » comme sous l’emprise de la Russie et contesté par les partis « démocratiques ». La vérité est bien plus complexe.

Plutôt qu’un désir de suivre Moscou, la politique géorgienne reflète ce que le directeur de la CIA William Burns a appelé « hedging middle » [la position intermédiaire,NdT], qui n’est soumise ni à la Russie ni à l’Occident, et déterminée par la vision officielle de ce qui constitue les intérêts nationaux de la Géorgie.

Cette situation reflète à son tour les développements de la mondialisation qui depuis longtemps échappent au contrôle de l’Occident. Sur la route menant à la frontière géorgienne, je suis passé devant un nouveau pont gigantesque construit par la Chine. Au grand dam de Washington, le gouvernement géorgien a également signé un contrat avec Pékin pour la construction d’un nouveau port sur la mer Noire.

Il est impératif et urgent que les décideurs politiques occidentaux appréhendent la réalité géorgienne, car on peut prédire avec certitude qu’à la fin du mois d’octobre, la Géorgie sera plongée dans une grave crise politique dans laquelle les États-Unis et l’Union européenne seront profondément impliqués.

Les élections législatives doivent avoir lieu en Géorgie le 26 octobre, et pour la plupart des Géorgiens avec lesquels je me suis entretenu, l’opinion générale est que si le gouvernement gagne, l’opposition, soutenue par des ONG pro-occidentales, prétendra que les résultats ont été falsifiés, et lancera un mouvement de manifestations de masse dans le but de renverser le gouvernement issu du Rêve géorgien.

À en juger par de récentes déclarations, la majorité des institutions occidentales se rangera automatiquement du côté de l’opposition. Ce narratif est déjà bien en place, avec des titres tels que « Le gouvernement opposé au peuple en Géorgie » et « Une crise qui a dressé le gouvernement contre sa population. » Cela laisse entendre que la Géorgie est une dictature et que « les citoyens » n’ont pas leur mot à dire, si ce n’est par le biais de manifestations de rue.

En réalité, Rêve géorgien a remporté trois élections nationales qui se sont déroulées dans des conditions globalement démocratiques..

Il ne s’agit pas, bien entendu, d’exclure la possibilité d’une fraude en octobre. Les officiels et commentateurs occidentaux ne devraient pas oublier que l’opposition a également prétendu que les élections législatives de 2020 avaient été truquées, alors même que les observateurs occidentaux certifiaient qu’elles avaient été transparentes (bien qu’entachées d’irrégularités) et que Rêve géorgien l’avait emporté avec une très large majorité. Aujourd’hui, selon les sondages d’opinion, Rêve géorgien bénéficie d’un soutien bien plus important que celui de n’importe quel parti d’opposition. Si l’ensemble de l’opposition pouvait s’unir, elle pourrait être en mesure de remporter la majorité, mais les divisions âpres entre les différents partis rendent cette tâche très difficile.

Les gouvernements et les commentateurs occidentaux devraient également reconnaître que les ONG sur lesquelles ils s’appuient pour obtenir une grande partie de leurs informations sur la Géorgie sont, dans la plupart des cas, profondément liées à l’opposition géorgienne et financées en grande partie par l’Occident.

Déjà, en 2023, le gouvernement géorgien affirmait que les États-Unis préparaient le terrain pour un changement de régime en Géorgie en finançant la formation de Géorgiens par des activistes serbes dont dont on sait que leur organisation antérieure a largement contribué à renverser du gouvernement du président Slobodan Milosevic. Leur mouvement actuel, Canvas, dont le siège est à Belgrade,« prône l’utilisation de la résistance non violente pour promouvoir la défense des droits humains et de la démocratie ».

Pendant la guerre froide, les administrations américaines ont souvent contribué à renverser des gouvernements démocratiquement élus qui ne partageaient pas les vues de Washington. Les Américains devraient se demander s’il s’agit vraiment d’une tradition qu’ils souhaitent perpétuer.

La nouvelle loi exigeant que les ONG bénéficiant d’un financement étranger s’enregistrent en tant qu’ « agents d’influence étrangère » (ce qui a donné lieu en mai à des manifestations de grande ampleur initiées par l’opposition) a été adoptée partiellement en réponse à cette menace perçue, et vise à affaiblir cette forme de force de l’opposition, tant interne qu’externe .

En réaction à cette loi, l’Union européenne a gelé le processus d’adhésion de la Géorgie et coupé une grande partie de son aide, tandis que les États-Unis imposaient des sanctions aux responsables du gouvernement géorgien. L’ambassadeur de l’UE à Tbilissi a déclaré publiquement que la réélection de Rêve géorgien mettrait fin aux espoirs de la Géorgie d’adhérer à l’UE.

Si le gouvernement géorgien reste en principe déterminé à demander son adhésion à l’OTAN et à l’UE, le pays membre de l’OTAN qui se trouve à la frontière occidentale de la Géorgie n’est ni la Pologne ni la France, mais bien la Turquie, et cette dernière poursuit une politique déterminée de neutralité vis à vis de la guerre en Ukraine, y compris en refusant de s’associer aux sanctions occidentales contre la Russie.

Selon le gouvernement géorgien, si dans un avenir proche, la Russie refuse d’aider à la réunification de la Géorgie avec les territoires ethniques séparatistes ayant fait sécession grâce à l’aide de Moscou dans les années 1990, le Kremlin n’en a pour autant aucune envie de déclencher une nouvelle guerre contre la Géorgie. « Pourquoi le feraient-ils ? Ils ont obtenu tout ce qu’ils voulaient. » m’a-t-on dit.

À l’instar de la Turquie, la politique de Rêve géorgien, qui consiste à éviter d’accroître les tensions avec la Russie, repose en partie sur des considérations économiques. Comme l’a fait remarquer d’un air narquois un ami géorgien : « Très peu de Géorgiens ont de l’affection pour la Russie ou les Russes ; mais un grand nombre de Géorgiens veulent gagner de l’argent sur leur dos. »

La Géorgie a largement profité du refus de son gouvernement de s’associer aux sanctions occidentales contre la Russie. Bien que la Géorgie n’ait pas de relations diplomatiques officielles avec la Russie, les camions en provenance du golfe Persique et d’ailleurs qui se rendent en Russie font des kilomètres de queue à la frontière. La Russie reste un marché vital pour les produits agricoles géorgiens. La Géorgie accueille de nombreux touristes en provenance de Russie. En raison notamment de la guerre en Ukraine, le PIB géorgien a augmenté de 11 % en 2022 et de 7,5 % en 2023.

La propagande du gouvernement géorgien à l’encontre de l’opposition se concentre essentiellement sur des accusations selon lesquelles elle entraînerait la Géorgie dans une nouvelle guerre contre la Russie, dans le cadre d’un « parti mondial de la guerre » dirigé par les États-Unis. Cette mise en garde trouve un écho profond chez de nombreux Géorgiens, mais elle semble largement exagérée.

Les partisans de l’opposition avec lesquels je me suis entretenu sont majoritairement opposés à la guerre. Tout au plus, un nouveau gouvernement géorgien pourrait encourager davantage de volontaires géorgiens à se battre en Ukraine. Un argument beaucoup plus plausible consiste à dire que pour obtenir le soutien de l’Occident à la victoire de l’opposition, il faudrait que la Géorgie adopte pleinement les sanctions économiques occidentales contre la Russie, une décision qui infligerait de graves dommages à l’économie géorgienne.

Si la politique géorgienne à l’égard de la Russie est donc solidement ancrée dans le pragmatisme, il est également vrai qu’une certaine méfiance à l’égard de l’Occident s’est développée au fil des ans. Bien que le gouvernement géorgien et la plupart des Géorgiens ordinaires restent attachés en principe à l’adhésion à l’OTAN, aucune des personnes avec lesquelles je me suis entretenu lors de ma dernière visite n’a exprimé sa confiance dans le fait que l’OTAN se battrait effectivement aux côtés de la Géorgie en cas de guerre.

Ce scepticisme remonte à la guerre russo-géorgienne de 2008. L’administration Bush avait proposé à la Géorgie de devenir membre de l’OTAN, et les responsables et politiciens américains avaient parlé de la Géorgie comme d’une alliée des États-Unis. Pourtant, les États-Unis n’ont rien fait pour aider la Géorgie.

Les attitudes à l’égard de l’UE sont beaucoup plus positives, à la fois en raison des avantages économiques et migratoires espérés de l’adhésion mais aussi parce que l’idée d’appartenir à « l’Europe » est profondément ancrée dans la culture géorgienne (bien que, selon une classification géographique stricte, la Géorgie se trouve en fait en Asie). Néanmoins, les doutes à l’égard de l’UE se font de plus en plus sentir au sein de l’establishment géorgien.

Cela est dû en partie au scepticisme quant à la possibilité pour la Géorgie d’être un jour admise comme membre de l’UE. Comme on me l’a souvent rappelé à Tbilissi, la Turquie, voisine de la Géorgie, attend cette adhésion depuis plusieurs décennies. Bien sûr, cela est dû en grande partie à des raisons propres à la Turquie, mais dans le cas de la Géorgie, le doute est renforcé par le sentiment que la Géorgie ne sera jamais admise dans l’UE avant l’Ukraine, et que l’admission de l’Ukraine en tant que membre à part entière est probablement impossible.

Ces doutes quant à l’engagement de l’Occident ont été renforcés par l’évolution de la situation politique intérieure, tant en Europe qu’en Amérique, qui témoigne d’une opposition croissante des opinions publiques à un nouvel élargissement de l’OTAN et de l’UE.

Dans leur attitude à l’égard de l’UE, les partisans du gouvernement géorgien peuvent également être considérés comme des partisans des partis de droite au sein de l’UE, en termes de ressentiment à l’égard de ce qui est perçu comme une dictature de Bruxelles, y compris dansle cas des politiques relatives à l’égalité des sexes qui sont considérées comme étrangères aux traditions fondamentales de la Géorgie.

Dans la station de montagne géorgienne de Gudauri, près de la frontière russe, se trouve un panneau indicateur. On peut y lire, entre autres, les destinations suivantes Ankara, 1 200 km ; Moscou, 1 591 km ; Pékin, 5 834 km ; et Washington, 9 209 km. Depuis ma première visite en Géorgie en 1990, les Géorgiens m’ont dit regretter que leur pays soit situé dans le sud du Caucase et non dans le sud de l’Europe. C’est peut-être regrettable, mais c’est aussi un fait.

*

Anatol Lieven est directeur du programme Eurasie au Quincy Institute for Responsible Statecraft. Il était auparavant professeur à l’université de Georgetown au Qatar et au département des études sur la guerre du King’s College de Londres.

Source : Responsible Statecraft, Anatol Lieven, 31-07-2024

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Lt Briggs // 09.09.2024 à 11h33

Petit pays collé à un géant, la Géorgie est parfaitement fondée à contrebalancer cette lourde dépendance en faisant jouer la concurrence. Préserver le maximum d’autonomie va dans le sens des intérêts nationaux géorgiens. Mais le piège pourrait se retourner contre le pays s’il omettait quelques éléments intangibles. Pas plus que l’Ukraine, la Géorgie n’est un radeau qui pourrait s’éloigner de sa zone géographique historique et se rapprocher des États-Unis. Et ce n’est pas parce que la société géorgienne apprécie sincèrement certains éléments propres à la culture américaine qu’elle embrasse la vision du monde des États-Unis. D’autre part, la sollicitude américaine envers la Géorgie n’est pas moins intéressée que la russe. Le pire pour la Géorgie serait d’accepter le rôle de pion que veulent lui faire jouer les va-t-en-guerre de l’OTAN. Raphaël Glucksmann s’y était employé il y a quelques années. Ce serait condamner ce petit pays à un sacrifice certain et inutile.

5 réactions et commentaires

  • Michel // 09.09.2024 à 07h44

    La Géorgie est un pic supplémentaire à enfoncer dans la peau de l’ours russe par les usa et leurs vassaux européens. Ukraine bis.
    Si les dirigeants pro russes avaient repris leurs vieilles habitudes de repressions armées, maidan aurait fait 100 morts au lieu de 500000 morts de la guerre. Ça laisse songeur.
    Quant au titre suivant : L’ambassadeur de l’UE. Je rappelle que l’UE est une administration située à Bruxelles à côté du siège de l’Otan et n’est en rien un Etat.

  • Marie // 09.09.2024 à 10h04

    La nouvelle idéologie européenne est un véritable repoussoir pour la Géorgie.
    Car la Géorgie est un pays profondément attaché à sa culture chrétienne orthodoxe.
    La christianisme apporté par Sainte Nino au IVème siècle fait de ce pays l’un des plus anciens pays chrétiens au monde derrière l’Arménie.
    A vouloir imposer leur nouvelle idéologie, les progressistes européens vont finir par détruire la fragile construction européenne.
    Sans oublier le suicide collectif de l’Europe, voulu par Bruxelles et Washington au moyen de la guerre contre la Russie.
    L’identité de l’Occident, que cela plaise ou non à nos gouvernements, repose sur 2000 ans de chrétienté !
    Le jour où nos gouvernements comprendront qu’il est impossible de faire soudain table rase de 2000 ans de christianisme, ils donneront une image plus positive de leurs compétences.
    Pour mieux comprendre les civilisations qui sont les nôtres, je conseille la lecture de :
    « Rome, Constantinople, Kiev. Le chemin vers le Schisme »
    en vente à la Procure et à la librairie Vincent à Paris

  • Dmitry // 09.09.2024 à 10h24

    « Très peu de Géorgiens ont de l’affection pour la Russie ou les Russes ; mais un grand nombre de Géorgiens veulent gagner de l’argent sur leur dos. »

    Les Géorgients louvoient entre l’occident est la Russie à leurs intérêts économiques ou politiques. Ça, с’est normal. On ne leurs a rien à reprocher. Il vaut mieux que chaqu’un pays s’occupe de ses propres oignons. La manière dont l’occident s’ingère dans les affaires intérieures des pays tiers via des ONG omniprésentes m’est fortement méprisable. Eux-memes hypocrites n’acceptent jamais les ONG étrangères chez soi.

  • Lt Briggs // 09.09.2024 à 11h33

    Petit pays collé à un géant, la Géorgie est parfaitement fondée à contrebalancer cette lourde dépendance en faisant jouer la concurrence. Préserver le maximum d’autonomie va dans le sens des intérêts nationaux géorgiens. Mais le piège pourrait se retourner contre le pays s’il omettait quelques éléments intangibles. Pas plus que l’Ukraine, la Géorgie n’est un radeau qui pourrait s’éloigner de sa zone géographique historique et se rapprocher des États-Unis. Et ce n’est pas parce que la société géorgienne apprécie sincèrement certains éléments propres à la culture américaine qu’elle embrasse la vision du monde des États-Unis. D’autre part, la sollicitude américaine envers la Géorgie n’est pas moins intéressée que la russe. Le pire pour la Géorgie serait d’accepter le rôle de pion que veulent lui faire jouer les va-t-en-guerre de l’OTAN. Raphaël Glucksmann s’y était employé il y a quelques années. Ce serait condamner ce petit pays à un sacrifice certain et inutile.

  • Fritz // 09.09.2024 à 16h54

    La Géorgie avait déjà subi une « révolution de couleur », en 2003. Saakachvili était alors présenté par nos médias comme le héraut de la Démocratie. On sait ce qu’il est devenu.
    Après la Serbie (2000), et juste avant l’Ukraine (2004 et 2014), la Géorgie a été le laboratoire de cette manipulation visant à remplacer un gouvernement imparfait mais indépendant par un gouvernement aux ordres des États-Unis.

    Nous sommes prévenus, et le gouvernement géorgien actuel a raison de mettre sur la sellette ces « ONG » pourries jusqu’à la moëlle.

    À ceux qui seraient scandalisés de mes propos sacrilèges, je rappelle que le Ku Klux Klan et la Mafia sont aussi des organisations non-gouvernementales (ONG), tout comme le NSDAP avant 1933.

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