Ils ne s’agit pas de fanatiques style MAGA [Make America great Again, slogan de la campagne de Trump, NdT]. On ne les trouve pas dans les rangs des QAnon. Curtis Yarvin et la droite montante sont en train de façonner une nouvelle forme de politique conservatrice.
Source : Vanity Fair, James Pogue
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Halloween à Orlando, et nous nous étions entassés dans une voiture pour faire le court trajet depuis le Hilton jusqu’à une after-party un peu plus loin, afin de clôturer la première nuit du plus récent rassemblement appelé la Conférence nationale sur le conservatisme. Pour au moins un grand nombre de jeunes gens, le fait même de se rendre à la conférence ne semblait pas avoir d’importance, il s’agissait simplement d’un évènement qui rappelait comment nous faisions de la politique avant que la vie en Amérique ne devienne incontrôlable. On faisait des plaisanteries, ou peut-être y avait-il des questions sérieuses, pour savoir si l’un des gars qui nous accompagnait était un fédéral. J’ai subrepticement fait quelques recherches sur le nom qu’il m’avait donné et j’ai été surpris de ne pas trouver un seul résultat plausible — même si la raison aurait pu en être qu’il était un crypto hyper-secret ; il y en avait quelques-uns du même style qui traînaient dans le coin. Mais tout le monde s’en fichait. Ces gens là avaient l’habitude de faire attention à ce qu’ils disaient.
« Hey, ne me faites pas chier », m’a dit une femme brune du nom d’Amanda Milius — alors qu’elle s’occupait de façon quelque peu autoritaire d’un type à la porte qui était sceptique à l’idée de laisser entrer un journaliste — « et ne va pas raconter qu’on est tous ici pour sacrifier des enfants à Moloch. C’est simplement que nous sommes les dernières personnes normales, qui traînassons en cette fin du monde. »
J’avais rencontré Milius devant le Hilton alors que je demandais une cigarette, et elle a commencé à me suivre, disant aux gens qui vérifiaient ma carte de presse que j’étais là pour faire son portrait en tant que réalisatrice prometteuse qui, disait-elle, avait obtenu plus de flux Amazon qu’aucune autre femme avec son premier documentaire, un contre-récit sur le Russiagate. « Annie Leibovitz essaie encore de programmer ma séance photo », n’arrêtait-elle pas de dire. Dans ce monde-là, pratiquement tous les mots sont truffés de tant d’ironie que l’on ne peut jamais être sûr de ce que l’on doit prendre au sérieux ou pas, peut-être faut-il y voir un mécanisme de défense semi-conscient chez des gens qui sont convaincus que presque tout le monde leur en veut.
« Oh, putain », s’est-elle exclamé alors que nous entrions dans une petite salle de réception où la fête avait déjà commencé. La pièce était piteusement silencieuse, éclairée en rouge style club de strip-tease, et la foule clairsemée était presque entièrement masculine, avec un bar payant dans un coin qui semblait ne pas être en mesure de fournir assez rapidement les boissons qui auraient permis de faire grimper l’ambiance. « Nous avons un truc à dire, a-t-elle ajouté. Voilà ce que les gens du Washington Post pensent que nous faisons. Eh bien, c’est exactement ce que les gens du Washington Post pensent que nous faisons. »
Un homme corpulent, candidat au Congrès en Géorgie, s’est frayé un chemin jusqu’à l’avant de la salle pour prononcer un discours foisonnant de slogans de type MAGA et d’expressions fleuries de ferveur envers Donald Trump.
« C’est tellement triste », a dit Milius. Personne n’a applaudi ni même semblé intéressé. Mais ce n’était pas le monde de Trump, même si beaucoup de personnes dans la salle voyaient en Trump un outil utile. Et ces fêtes ne sont pas toujours aussi nulles. La NatCon, tel est le nom qu’on donne à cette conférence, s’est transformée en un grand rassemblement de toute une série de gens qui veulent pousser la droite américaine dans une direction plus populiste sur le plan économique, mais également plus conservatrice sur le plan culturel et plus nationaliste sur le plan de l’affirmation de soi. Cela attire toutes sortes de gens, depuis les faucons d’Israël jusqu’aux professeurs paléocons [ Le paléoconservatisme est une idée conservatrice qui met l’accent sur la tradition, la limitation des droits du gouvernement et de la société civile, ainsi que sur l’identité religieuse nationale et occidentale, NdT], en passant par des personnalités du courant majoritaire comme Ted Cruz et Marco Rubio. Mais l’attention médiatique que suscite la conférence se focalise majoritairement sur une cohorte de jeunes militants et écrivains en herbe portant blazer — un groupe de gens qui représentent les « jeunes intellectuels radicaux » de la droite américaine, comme devait le titrer rapidement The New Republic, ou encore « l’avenir terrifiant » du conservatisme, comme les qualifiait David Brooks dans The Atlantic.
Mais les personnes que ces articles décrivent, l’essentiel des fêtards autour de moi, ne formaient que la partie la plus confidentielle d’un ferment politique bien plus vaste et bizarre, qui bouillonne principalement au sein de l’élite américaine jeune et bien éduquée, dans le cadre d’une cyberguerre de classe intra-médiatique. Les podcasters, les abonnés anonymes de Twitter, les philosophes en ligne, les artistes et les scénaristes amorphes de ce monde sont diversement connus sous le nom de « dissidents », « néo-réactionnaires », « post-gauchistes » ou frange « hétérodoxe » — bien que, parce que c’est plus commode, on les regroupe sous l’appellation de nouvelle droite américaine. Ils ont des antécédents politiques très divers, avec des influences allant des royalistes jacobites du XVIIe siècle jusqu’aux critiques culturels marxistes, en passant par les féministes dites réactionnaires et l’Unabomber, Ted Kaczynski, qu’ils appellent parfois avec une affection semi-ironique « Oncle Ted » [Le 22 janvier 1998, Theodore Kaczynski a reconnu devant un tribunal californien être le terroriste que la police avait dénommé Unabomber ; et par là même être l’auteur du manifeste — Industrial Society and Its Future — dont Unabomber avait obtenu la publication dans la presse, en assurant qu’il cesserait en échange les attentats à la bombe qu’il commettait depuis dix-sept ans, NdT]. En d’autres termes, cette nouvelle droite ne fait pas partie du mouvement conservateur tel que la plupart des Américains le conçoivent. Elle est plutôt décrite comme un ensemble de structures enchevêtrées permettant de critiquer les systèmes de pouvoir et de propagande que la plupart des gens qui lisent ces lignes considèrent probablement comme « la réalité du monde ». Et une seule idée sous-tend tout cela : il s’agit d’un projet visant à renverser l’élan du progrès, du moins tel que les libéraux l’entendent.
Cette vision du monde, ces visions du monde, vont à l’encontre du récit américain du siècle dernier — celui qui voulait que la croissance économique et l’innovation technologique nous conduisent inévitablement vers un avenir meilleur. C’est un point de vue qui discrètement est devenu branché et cool dans les nouveaux avant-postes de la technologie que sont Miami et Austin, et dans le centre-ville de Manhattan, où la politique style Nouvelle Droite est à la mode, et où des signes comme une chaîne avec croix discrète sont devenus les marqueurs d’un chic transgressif. Personne ne dirige ce mouvement, mais il a cependant ses personnages clés.
L’un d’entre eux est Peter Thiel, le milliardaire qui a aidé à financer la NatCon et qui avait justement prononcé le discours d’ouverture de la conférence. Thiel a également financé des événements tels que l’excentrique festival de cinéma New People’s Cinema à tendance post gauchiste, qui s’est terminé par une semaine complète de soirées et de projections à Manhattan seulement quelques jours avant le début de la NatCon. Il a longtemps été un donateur important pour les candidats républicains, mais ces dernières années, Thiel s’est de plus en plus impliqué dans la politique de ce monde plus jeune et plus étrange — devenant une sorte de parrain malfaisant ou d’oncle riche et génial, selon le point de vue. Les podcasters et les personnalités du monde de l’art plaisantent désormais sur leur espoir d’obtenir ce qu’on appelle des « Thielbucks » [dollars Thiel, bucks étant le terme d’argot pour dollar NdT]. Récemment, ses dépenses les plus importantes ont été destinées à deux jeunes candidats au Sénat qui sont profondément enracinés dans cette culture et sont influencés par ses courants intellectuels : L’auteur de Hillbilly Elegy, J.D. Vance, candidat à l’investiture républicaine de l’Ohio, et Blake Masters, en Arizona.
Thiel a octroyé plus de 10 millions de dollars aux super Political Action Committees soutenant les candidatures des deux hommes, et tous deux sont personnellement des proches. Vance est un ancien employé de Mithril Capital, une des sociétés de capital risques de Thiel, et Masters, jusqu’à récemment directeur d’exploitation de ce qu’on appelle le « family office » de Thiel, dirigeait également la Fondation Thiel, qui est de plus en plus liée à cet écosystème de la Nouvelle Droite. Ces trois-là — Thiel, Vance, Masters — sont des amis de Curtis Yarvin, un ex-programmeur et blogueur de 48 ans qui a fait plus que quiconque pour structurer la critique historique mondiale et vulgariser les concepts clés de la Nouvelle Droite. Vous entendrez souvent les gens de ce monde là — encore une fois sous de nombreuses couches d’ironie — lui décerner le nom de Lord Yarvin, ou Notre Prophète.
Lors de cette soirée, je cherchais Vance, qui n’était pas encore arrivé, quand Milius m’a donné un coup de coude et a désigné une table à notre gauche. « Pourquoi est-ce que chaque fois que je vois Curtis, il est entouré d’une grande tablée d’incels ? » [La sous-culture incel désigne la culture des communautés en ligne dont les membres se définissent comme étant incapables de trouver une partenaire amoureuse ou sexuelle, état qu’ils décrivent comme célibat involontaire ou inceldom. Ceux qui se déclarent incels sont en majorité des hommes cisgenres et hétérosexuels, NdT] a-t-elle demandé avec une certaine tendresse. J’ai aperçu Yarvin, un homme mince, à lunettes, aux longs cheveux noirs, qui buvait un verre de vin en compagnie d’un groupe de gens parmi lesquels Josh Hammer, le jeune rédacteur d’opinion de Newsweek, épris de conservatisme national, et Michael Anton, un spécialiste de Machiavel et ancien porte-parole du Conseil national de sécurité de Trump — qui est aussi un éminent vulgarisateur public du mouvement Trump. Parmi les autres sommités présentes à la conférence figuraient l’auteur de Dignity, Chris Arnade, qui semblait avoir des doutes sur tout ce truc de NatCon, et Sohrab Ahmari, ancien rédacteur en chef du New York Post, désormais cofondateur et rédacteur du nouveau magazine Compact, dont la vision est, selon son énoncé de mission, « façonnée par notre désir d’un État social-démocrate fort qui défende la communauté — tant locale que nationale, familiale et religieuse — contre une gauche libertine et une droite libertarienne ». Un projet très actuel.
Les journalistes politiques, du moins ceux qui ont pris la peine d’écrire des articles au sujet de Yarvin, l’ont souvent rejeté comme un dingue dont les lecteurs comptaient principalement des marginaux solitaires bizarroïdes sur Internet, des fascistes, ou les deux. Mais l’ignorer, c’est sous-estimer la façon dont les idées de Yarvin, ou du moins les idées en phase avec les siennes, sont devenues les piliers de toute une scène politique et culturelle qui va bien plus loin que tout ce que vous pourriez apprendre d’après les panels et les discours en cours lors d’un événement comme la NatCon. Ou que la façon dont ces idées là vont façonner l’avenir de la droite américaine, que Vance et Masters gagnent ou pas leurs primaires au Sénat. Après que je me sois présenté, Milius et moi nous sommes retrouvés dehors en train de fumer pendant que Yarvin et moi bavardions de la possibilité qu’il accepte de me parler dans le cadre d’un entretien enregistré.
Les gens ont souvent du mal à comprendre le rôle de Thiel dans cet écosystème. L’année dernière, le journaliste Max Chafkin a publié une biographie de Thiel, intitulée The Contrarian, dans laquelle il décrit Yarvin comme le « philosophe politique maison » d’un réseau souvent appelé le Thielverse. Le livre se focalise surtout sur les manœuvres politiques de Thiel, décrivant comment il est passé du statut d’hyper-libertarien à celui de quelqu’un qui fait désormais cause commune avec les nationalistes et les populistes. Il explique également comment Thiel a aidé tant Cruz que Josh Hawley dans leur accession au Sénat. The Contrarian se conclut par un portrait sombre du milliardaire qui cherche à étendre son influence politique de façon de plus en plus flagrante en finançant et guidant les campagnes de Masters et de Vance. « Masters et Vance sont différents de Hawley et Cruz », écrit Chafkin ; les deux premiers sont des « prolongements » de Thiel.
Ceci n’est que partiellement vrai. Il serait tout aussi exact de dire que Thiel a été influencé par les courants intellectuels et les critiques politiques de la Nouvelle Droite qu’il contribue maintenant à épauler. Beaucoup de ces gens sont des amis de Thiel, ou l’admirent, mais ne lui sont en aucun cas redevables. Et beaucoup d’entre eux ont des opinions qui semblent faire de Thiel, un oligarque de la Hi tech qui vaut actuellement environ 8 milliards de dollars et qui a récemment démissionné du conseil d’administration de Meta-née Facebook, leur ennemi naturel.
Cette Nouvelle Droite compte essentiellement des diplômés de l’enseignement supérieur, de sorte qu’il y a beaucoup de débats pour savoir qui en fait partie et si même elle existe. D’un côté, on trouve les NatCons, les post-libéraux et des personnages traditionalistes comme l’auteur de Benedict Option, Rod Dreher, qui envisagent un conservatisme redynamisé par l’adoption des valeurs du terroir, l’identité religieuse et un rôle actif de l’État dans la protection de tout, depuis le mariage jusqu’à la préservation de l’environnement. Mais on y trouve aussi un ensemble extrêmement branché d’écrivains, de podcasters et d’abonnés anonymes de Twitter, « notre véritable élite intellectuelle », comme les décrit un podcasteur. Ce groupe englobe tout le monde, des riches crypto-bros [Le crypto bro est « un jeune homme sur Twitter qui est un dingue absolu de cryptomonnaies, et émet des prédictions auto-réalisatrices souvent étayées par des mèmes et graphiques financiers, selon Urban dictionary, NdT] et des cadres de la technologie, des back-to-the-landers, adeptes du retour à la terre et des mécontents de la classe intellectuelle américaine, comme l’auteur de Up in the Air, Walter Kirn, dont les récriminations contre la mentalité de groupe et le techno-autoritarisme ont fait un champion improbable de la droite dissidente et de la frange hétérodoxe. Mais tous partagent une même vision du monde : une idéologie libérale individualiste, des gouvernements de plus en plus bureaucratiques et les grandes technologies sont, ensemble, en train de fabriquer un monde tout à la fois tyrannique, chaotique et dépourvu des systèmes de valeurs et de la moralité qui offrent à la vie humaine sa richesse et son sens — comme l’a récemment exprimé Blake Masters, un « univers infernal dystopique ».
Quand je l’ai appelé chez lui dans le Montana, Kirn a refusé de mettre une étiquette sur ce mouvement, qu’il a décrit comme une « famille fragile de dissidents — une coalition assez nouvelle et peu structurée de gens dont la préoccupation majeure est que nous ne nous retrouvions pas dans un État contrôlé par le haut ». Il m’a expliqué qu’il ne se considérait pas de droite et qu’il trouvait que certaines des idées antidémocratiques qu’il entendait dans cette sphère « faisaient froid dans le dos ». Mais elle était pour lui une zone d’expérimentation et de libre expression comme il n’en existe plus dans le courant libéral dominant en Amérique. « On dirait qu’ils veulent une guerre, a-t-il ajouté. La dernière chose que je souhaite est une espèce de guerre idéologique permanente qui laisse de côté l’esprit hétérodoxe, compliqué et presque naïvement ouvert de la politique américaine.»
« LA PLUPART DES FILLES DU CENTRE-VILLE SONT NORMALES, MAIS LEUR ACCESSOIRE EST UNE CASQUETTE TRUMP. CELLES QUI SONT À FOND DANS LA SPHÈRE NUMÉRIQUE, DIT-ELLE, VEULENT ÊTRE COMME LENI RIEFENSTAHL ET EDIE SEDGWICK. »
Et on commence à remarquer le ferment. « Je pense que c’est un très bon signe », a récemment déclaré l’un des animateurs du podcast de la droite dissidente, The Fedpost, en expliquant que Tucker Carlson venait de citer un tweet d’un de leurs invités. « Il s’agit d’une sorte de courant de pensée sectaire en plein essor, a-t-il poursuivi, et cela oblige les gens qui occupent des positions d’influence et de pouvoir relatif à commencer à s’y intéresser. »
Vance se situe quelque part entre ces deux tendances — à 37 ans, il est un investisseur en capital-risque suffisamment jeune pour avoir été exposé aux courants dissidents en ligne. Mais il a également été façonné par la pensée la plus fondamentalement traditionaliste de la droite américaine. Il est proche de Yarvin, qu’il considère ouvertement comme une influence politique, et de Dreher, qui était là lorsque Vance a été baptisé en 2019 au sein de l’Église catholique. Cela faisait des années que j’écrivais des textes sur la question des milices et des remous de la droite dans l’Ouest rural, mais je ne comprenais pas vraiment comment cette alchimie fonctionnait jusqu’à ce que je le rencontre pour la première fois en juillet dernier. J’étais retourné dans l’Ohio pour voir mon oncle, qui se mourait d’un cancer. Vance et moi avons tous deux grandi près de Cincinnati, immergés dans une culture de migrants ruraux blancs venus des bassins houillers et des villes agricoles pour chercher du travail dans les villes du Midwest. Nous nous sommes rencontrés dans le cadre d’une sorte d’expérience — de toute façon je devais rester en ville et, comme mon oncle était malade, je repensais à cet endroit et à ce qu’il représentait pour moi. Sur un coup de tête, j’ai demandé au rédacteur en chef d’un magazine conservateur si je pouvais écrire quelque chose du point de vue d’un militant sceptique de gauche. Vance a suggéré que nous nous rencontrions dans un restaurant où mon père m’avait souvent emmené quand j’étais enfant. Il (Vance) figurait à peine dans les sondages à l’époque.
Vance pense qu’une élite américaine bien éduquée et culturellement libérale a largement bénéficié de la mondialisation, de la financiarisation de notre économie et du pouvoir croissant de la big tech [nom donné aux quatre ou cinq entreprises actuellement les plus importantes, les plus dominantes et les plus prestigieuses de l’industrie des technologies de l’information aux États-Unis NdT]. Voilà qui a amené à une classe dirigeante intellectuelle issue de l’Ivy league [L’Ivy League est un groupe de huit universités privées du Nord-Est des États-Unis. Elles sont parmi les universités les plus anciennes et les plus prestigieuses du pays. Le terme « ivy league » a des connotations d’excellence universitaire, de grande sélectivité des admissions ainsi que d’élitisme social, NdT] — une quasi-aristocratie qu’il appelle « le régime» — à adopter un ensemble d’intérêts économiques et culturels qui s’opposent directement à ceux des habitants de lieux comme Middletown, Ohio, où lui même a grandi. D’un point de vue vancien, cette classe ne s’intéresse nullement à ce que les gens de la Nouvelle Droite appellent souvent « l’économie réelle » — les emplois agricoles et industriels qui permettaient autrefois à la classe moyenne de l’Amérique profonde de garder un train de vie confortable. Il s’agit là d’une différence fondamentale entre les personnages de la Nouvelle Droite comme Vance et les tenants de la droite reaganienne de la génération de leurs parents. Pour Vance — et c’est une chose qu’il a bien précisée : la guerre culturelle est une guerre des classes.
Vance a récemment déclaré à un intervieweur : « Il faut que je sois honnête avec vous, ce qui arrive à l’Ukraine ne m’intéresse pas vraiment », une allusion non dissimulée à sa conviction que l’ordre mondial dirigé par les Américains vise autant à enrichir les entrepreneurs de la défense et les groupes de réflexion qu’à défendre les intérêts de l’Amérique. « Ce qui en revanche me concerne, c’est que dans ma communauté, à l’heure actuelle, la principale cause de décès chez les 18-45 ans c’est le fentanyl mexicain. » [drogue à proprieté analgésique opioïde, NdT] Ses critiques à l’égard des entreprises de la big tech qu’il considère être des « ennemis de la civilisation occidentale » sont souvent noyées dans la vague d’indignation des Républicains suscitée par le fait que Trump a été viré de Twitter et Facebook, alors même qu’elles sont beaucoup plus radicales que cela. Vance estime que le régime nous a vendu une histoire chimérique qui voudrait que les gadgets de consommation et les médias sociaux améliorent constamment notre qualité de vie, alors même que les salaires stagnent et que la technologie alimente une véritable flambée de dépressions.
J’ai écrit un article qui a été considéré comme une critique de Vance. J’y exprimais mon profond désespoir quant à l’avenir de l’Amérique. Du coup, j’ai pensé qu’il ne voudrait plus rien avoir à faire avec moi. Mais le matin où l’article a été publié, il m’a envoyé un courriel bref et vraiment sincère. Il m’y disait qu’il avait été un peu « chagriné » de lire que mes parents ne l’aimaient pas, mais qu’il aimerait en parler davantage. « Je ne te considère pas comme un membre de l’élite parce que je te vois comme quelqu’un qui n’est pas soumis à leurs rigidités et préceptes idéologiques, écrivait-il. Mais peut-être que c’est parce que je t’aime bien que je dis ça. »
Si les gens ont du mal à décrire cette Nouvelle Droite, c’est en partie parce qu’il s’agit d’un groupe de gens qui croient que le système qui organise notre société et notre gouvernement, ce que la plupart d’entre nous considèrent comme normal, est en fait bizarre et dément. Ce qui, bien sûr, conduit les gens qui pensent que ce système est normal, à les trouver étranges et insensés. On entend ces gens-là parler de notre société consumériste mondialisée en la qualifiant de « monde de pitres ». Bien souvent, on entend la vision du monde exprimée par notre classe médiatique et intellectuelle qualifiée de « matrice » ou de « ministère de la Vérité », comme Thiel l’a décrit dans son discours d’ouverture de la NatCon. Il peut être déroutant d’écouter un podcast underground influent comme Good Ol Boyz et d’entendre un personnage comme Anton parler à deux gamers du Sud autodidactes de la nature du régime, ne serait-ce que parce que la plupart des gens qui lisent ceci n’imaginent probablement pas que l’Amérique est un genre d’endroit soumis à un régime. Mais cela tient au fait que, comme beaucoup de gens dans ce monde le diraient, notre propagande a été si efficace que nous sommes incapables de voir le fonctionnement réel du système de pouvoir qui nous entoure.
Il ne s’agit pas ici d’une théorie conspirationniste de style QAnon, qui présuppose qu’il existe des systèmes de pouvoir à l’œuvre que les gens normaux ne voient pas. Ici, il s’agit plutôt de considérer que les personnes qui travaillent au sein de nos systèmes de pouvoir sont si bornées qu’elles ne peuvent même pas voir qu’elles font partie d’un complot.
« Le postulat fondamental du libéralisme, m’a dit Yarvin, c’est qu’il y a cette marche inexorable vers le progrès. Je ne suis pas d’accord avec cette affirmation. » Selon lui, cette hypothèse repose sur un vaste système de pouvoir. « Mon travail, comme il le précise, c’est de secouer les gens pour qu’ils sortent du Truman Show. [Film où le héros malgré lui est le seul à ignorer qu’il vit sur un immense plateau de tournage, NdT]
Nous nous sommes assis sur un banc et avons échangé dehors dans l’obscurité un soir, quelques jours après le début de la conférence. Yarvin est quelqu’un d’amical et prévenant, en dépit du fait qu’il ait tendance à penser et à parler tellement vite qu’il peut se mettre à débiter, à réexprimer des métaphores baroques pour expliquer à ses auditeurs des idées qu’ils ont déjà entendues à maintes reprises.
Il peut se passer des choses vraiment bizarres quand on le rencontre. J’avais pris contact avec lui par l’intermédiaire d’un ami commun, un journaliste de New York que je connaissais et qui avait été chargé d’écrire un article à son sujet dans un grand magazine. L’article n’est jamais sorti. « Ils voulaient que ce journaliste dise que j’étais le mal en personne et plus encore, m’a dit Yarvin. Il n’a pas voulu le faire et a retiré l’article. Et j’ai pensé « Ok ça, c’est un mec cool. » Cet ami s’est fait plein d’argent grâce aux crypto, il travaille sur un projet que Yarvin a aidé à lancer pour construire un internet décentralisé, et vit à des heures de toute civilisation dans le désert de l’Utah, d’où il participe de temps en temps à des podcasts plutôt néo-droitiers. Il a récemment dîné avec Thiel et Masters — tant Masters que Vance ont levé des fonds en offrant aux donateurs la possibilité de dîner avec Thiel et le candidat.
Yarvin a une vision assez condescendante des médias grand public : « Ce ne sont que des prédateurs », a-t-il dit, qui doivent gagner leur vie en attaquant des gens comme lui. « Ils ont juste besoin de manger. » Il n’a pas l’habitude de collaborer avec les magazines grand public et a écrit que lors de la dernière NatCon, en 2019, il s’était fait « piéger » par un journaliste de Harper’s — pour qui j’écris également — qui l’a fait passer pour un mec un peu lunatique et a prédit que le programme populiste des NatCons serait bientôt « vidé de sa substance » par l’establishment républicain guidé par le monde des entreprises.
Mais les vents tournent. Il m’a raconté qu’il était allé lire de la poésie à New York récemment, au festival NPC [festival du film anti-Woke, NdT] financé par Thiel. « Une bande de gamins venant du monde de la littérature était là », a-t-il dit en souriant. C’est au sein du monde des jeunes littéraires de New York que je suis devenu adulte ; il y a quelques années encore, il n’y avait aucun doute, c’était le genre de chose qui pouvait se produire. Mais de nos jours, Yarvin est un héros culte pour la faune ultra branchée de l’élite que l’on appelle souvent le « paysage urbain ». « Je ne suis même pas sûr que les antifas aient pris la peine de se montrer, a dit Yarvin. Que viendraient-ils faire là ? C’était un festival d’art. »
Yarvin avait demandé à sa nouvelle petite amie, Lydia Laurenson, une jeune femme de 37 ans, fondatrice d’un magazine progressiste, de me passer au crible. Le virage radical à droite que sa vie avait pris a créé des complications.
« Une de mes colocataires m’a dit un truc du style : Je ne sais pas si je veux de Curtis (Yarvin) chez nous. J’ai répondu, un truc genre : Ok, ça se tient. Je comprends pourquoi tu dis ça. »
Laurenson était une blogueuse et une activiste bien connue de la scène BDSM à l’époque où Yarvin était la tête pensante d’un cercle d’écrivains « néo-réactionnaires », il publiait alors sa poésie et sa théorie politique sur la plateforme logicielle Blogger sous le nom de Mencius Moldbug.
Sous le nom de Moldbug, Yarvin a abordé la question des différences de QI fondées sur la race et, dans un de ses premiers billets, intitulé Why I Am Not a White Nationalist (Pourquoi je ne suis pas un nationaliste blanc), il s’est défendu d’avoir lu des écrits nationalistes blancs et d’avoir créé des liens vers ces derniers. Il m’a dit qu’il avait approfondi ces premiers écrits dans un esprit de « curiosité intellectuelle », bien que Yarvin a également reconnu ouvertement dans le post que certains de ses lecteurs semblaient être des nationalistes blancs. Certains des écrits de Yarvin depuis cette période sont si radicalement de droite qu’il faut presque les lire pour les croire, comme la fois où il a critiqué les attaques du terroriste d’extrême droite norvégien Anders Behring Breivik — qui a tué 77 personnes, dont des dizaines d’enfants dans un camp de jeunesse — non pas au motif que le terrorisme est condamnable, mais parce que ces meurtres ne serviraient pas à renverser ce que Yarvin appelle le gouvernement « communiste » de la Norvège. Il a fait valoir que Nelson Mandela, autrefois chef de l’aile militaire du Congrès national africain, avait cautionné les tactiques de terreur et les meurtres politiques contre ses opposants, et a déclaré que quiconque prétendait que « Saint Mandela » était plus inoffensif que Breivik avait peut-être « une mère que vous aimeriez baiser ».
Il s’est un peu calmé maintenant qu’il est d’âge mûr — il dit maintenant qu’il a pour règle de ne jamais « dire quoi que ce soit qui prêterait à controverse, ou de faire preuve de provocation sans raison ». De nombreux libéraux qui l’entendent parler vont probablement se demander s’il suit cette règle à la lettre, mais même à l’époque de Moldbug, la majorité de ses écrits controversés étaient empreints d’un mélange d’ironie et de métaphores, un style de discours que les jeunes podcasters et les figures notables de Twitter de la droite hautement connectée ont adopté — un moyen d’éviter de se faire virer des plateformes technologiques ou de voir leurs propos cités par des journalistes libéraux.
Il se considère comme un réactionnaire, et pas seulement comme un conservateur — selon lui, il est impossible pour une personne issu de l’Ivy League d’être réellement conservateur. Il a toujours soutenu que les conservateurs perdent leur temps et leur énergie politique à se battre sur des questions comme le mariage gay ou la théorie critique des races, parce que l’idéologie libérale a la mainmise sur les institutions importantes que sont les médias de prestige et les universités — un enchevêtrement qu’il appelle « la Cathédrale ». Il a élaboré une théorie pour justifier le fait que l’Amérique a perdu ce qu’il est convenu d’appeler sa capacité d’État, voilà comment il explique la raison pour laquelle il semble si souvent qu’elle ne soit plus capable de gouverner : Le pouvoir exécutif a été lentement dévolu à une oligarchie de gens diplômés qui se soucient davantage de rivaliser pour obtenir un statut au sein du système que de l’intérêt national de l’Amérique.
UN HOMME A LEVÉ LA MAIN POUR DEMANDER COMMENT MASTERS PRÉVOYAIT DRAINER LE BOURBIER. IL M’A LANCÉ UN REGARD DE CÔTÉ. « EH BIEN, UN DE MES AMIS UTILISE CET ACRONYME QU’IL APPELLE RAGE, A-T-IL DIT. METTEZ À LA RETRAITE TOUS LES EMPLOYÉS DU GOUVERNEMENT.» (Retire All Government Employees)
Personne ne dirige ce système, et presque personne y participant ne croit qu’il s’agit d’un système tout court. Quelqu’un comme moi, qui a bâti sa carrière en écrivant sur le sujet des milices et des groupes extrémistes, pourrait penser que tout ce que je fais est d’essayer de raconter des histoires pertinentes et de décrire honnêtement les bouleversements politiques. Mais au sein de la Cathédrale, le meilleur moyen que j’ai pour décrocher des missions importantes et d’attirer l’attention est d’identifier et d’attaquer ce qui semble être des menaces contre l’ordre établi, à savoir les nationalistes, les opposants au gouvernement ou les gens qui refusent de se plier aux avis des experts de la Cathédrale sur des questions telles que les obligations vaccinales, et ce de la manière la plus alarmante que je puisse le faire. Ce cycle se perpétue et a été amplifié par Twitter et Facebook, car ce qui pousse les gens à cliquer sur des articles ou à partager les clips d’un professeur contribue à conforter leur vision du monde, à les effrayer, ou les deux à la fois. Dans ce système Cathédrale, plus vous obtenez d’attention, plus vous pouvez influencer l’opinion et la politique gouvernementale. Les journalistes, les universitaires et les penseurs de toute sorte se livrent aujourd’hui à une course désespérée à l’attention — et selon Yarvin, il s’agit en réalité de la recherche perpétuelle de positions influentes, au service des intérêts de notre régime oligarchique. Je peux donc penser que j’écris pour gagner ma vie. Mais pour Yarvin, ce que je fais réellement ressemble plus à une combinaison bizarre de recherche de renseignements et de propagande. Voilà ce qui explique pourquoi les gens avec qui j’ai échangé pendant la NatCon ne pensaient vraiment pas que je serais en capacité d’écrire un article honnête à leur sujet.
Vous n’entendrez pas beaucoup de gens utiliser le terme Cathédrale en public, bien que la droite sur Twitter se soit enflammée lorsque Yarvin a esquissé le concept dans l’émission Fox Nation de Tucker Carlson en septembre dernier. Les gens qui ont pris conscience de ce système de contrôle ont avalé la pilule rouge, un terme que Yarvin a commencé à utiliser en 2007, bien avant qu’il ne soit dilué pour signifier de manière générale le soutien à Trump. Pour vraiment avaler la pilule rouge, il vous faut comprendre les rouages de la Cathédrale. Et pour réellement gagner en Amérique, a-t-il soutenu, les conservateurs ont besoin d’une figure qui telle César reprenne le pouvoir au détriment de cette oligarchie dévolue et la remplace par un régime monarchique géré comme une start-up. Dès 2012, il a proposé l’acronyme RAGE — Retirer tous les employés du gouvernement (Retire All Government Employees) — comme abréviation pour une première étape dans le renversement du « régime » américain. Ce qu’il nous fallait, pensait Yarvin, c’était un « PDG national, [ou] ce qu’on appelle un dictateur. » Aujourd’hui, Yarvin évite le mot dictateur et semble essayer de promouvoir un visage plus sympathique de l’autoritarisme comme solution à notre combat politique : « Si on doit avoir une monarchie, alors cela doit être une monarchie de tout le monde », a-t-il déclaré.
Au moment où TechCrunch a rendu publique l’identité de Yarvin, en 2013, il était devenu influent dans un petit cercle de l’élite des insatisfaits. En 2014, The Baffler a publié un long article quant à son influence, intitulé « Mouthbreathing Machiavellis Dream of a Silicon Reich » (Un souffle hypnotique de Reich de la Silicone Valley). L’article avertissait que les idées de Yarvin se répandaient parmi des personnalités de premier plan comme Thiel et Balaji Srinivasan, anciennement directeur technique de Coinbase, et qu’il était possible pour une frange intellectuelle de « s’emparer de postes clés d’autorité et de pouvoir » et de « finir par rallier un grand nombre de personnes », tout comme l’avaient fait autrefois les frères Koch avec leur libertarisme pro-business, une position dont Thiel devait rapidement s’éloigner.
En 2017, BuzzFeed News a publié un échange de courriels entre Yarvin et Milo Yiannopoulis, dans lesquels Yarvin déclarait qu’il avait regardé les résultats des élections de 2016 avec Thiel. « Il est parfaitement lucide, a écrit Yarvin. Simplement, il prend les choses de façon très prudente. » Masters a rapidement eu un bureau dans la Trump Tower. Lui et Thiel ont travaillé, généralement en vain, pour installer des gens comme Srinivasan, qu’ils ont proposé pour diriger la FDA, et qui lui-même parlait souvent de la « ceinture de papier », en écho au concept Cathedral de Yarvin, et ils ont fait cause commune avec des gens comme Steve Bannon, qui voulait démanteler l’État administratif, une idée qui avait déjà au moins un petit quelque chose de la proposition RAGE de Yarvin. Yarvin a fini par cesser de travailler comme programmeur et a quitté la région de la Baie, s’installant avec sa femme et ses deux enfants dans le Nevada. Sa femme est morte en avril 2021, et il semble avoir été complètement détruit, publiant des poèmes empreint de nostalgie la concernant. Mais en septembre dernier, un mois avant notre entretien, il a publié un appel à rencontres, invitant les femmes « raisonnablement jolies et intelligentes, comme il l’a dit, ayant lu et aimant mon travail et qui pensent que le but des rencontres est de se marier et d’avoir des enfants », à lui envoyer un courriel pour organiser un rendez-vous via Zoom.
« Ce qu’il écrit ne le représente pas vraiment, m’a dit Laurenson. J’ai donc répondu à cet email et j’ai simplement dit : Salut, je suis libérale, mais j’ai un QI élevé. Et je veux des enfants, et en fait je suis simplement très intéressée par le fait de vous parler. » Ils sont tous deux maintenant fiancés.
Laurenson m’a dit qu’elle avait eu un réveil progressif qui s’est accéléré lors des bouleversements du début de la pandémie et les manifestations de l’été 2020. « J’ai commencé à être vraiment attirée par les idées NRx », m’a-t-elle dit, en utilisant l’abréviation courante en ligne pour la frange néo-réactionnaire [philosophie anti-démocratique, anti-égalitaire et réactionnaire, NdT], « parce que j’étais attentive aux émeutes », par quoi elle entendait la violence qui a éclaté au milieu de certaines des manifestations de Black Lives Matter.
« J’ai une formation en justice sociale, a-t-elle déclaré. Mais elle a été « effarée » par la façon dont les médias grand public ont couvert les émeutes… C’était une telle violation de toutes mes valeurs ».
Elle avait eu une étrange prise de conscience après qu’elle et Yarvin ont commencé à sortir ensemble, découvrant que certains de ses amis à elle le lisaient depuis des années. « J’ai découvert que tous ces gens avaient lu des trucs de NRx, tout comme moi. Ils n’en avaient simplement jamais parlé à personne, a-t-elle déclaré. J’ai été très frappée, a-t-elle ajouté, de voir à quel point ce monde-là est en train de devenir cool ».
Yarvin avait donné aux gens un moyen pour exprimer une notion que, d’une certaine manière, il semblait subversif d’exprimer à haute voix en Amérique — et qui est que l’histoire allait dans la mauvaise direction. « Quelqu’un a dit quelque chose tout à l’heure qui m’a marquée », a dit Laurenson, juste avant qu’ils ne partent pour un dîner privé un peu secret avec Vance et quelques autres. « Ils ont dit : vous pouvez maintenant être ici et savoir que vous n’êtes pas seul. »
Les participants à la conférence semblaient ravis de se retrouver dans un endroit où ils n’étaient pas seuls. J’ai ignoré la majorité des conférences — qui allaient de sessions sur la façon de faire face à la menace de la Chine à l’influence libérale sur la culture pop en passant par « Worker Power ». De son côté, Hawley a prononcé un discours sur « les attaques contre les vertus masculines », et Cruz a tenu un discours traditionnel, évoquant Reagan et disant qu’il pensait que les conservateurs allaient bientôt l’emporter dans les urnes. « Je suis sûr que beaucoup de jeunes de 20 ans ont levé les yeux au ciel à ce moment là », m’a dit Yarvin après coup avec un sourire en coin. Les jeunes de 20 ans avaient une vision plus large.
Chaque soir, près du bar, des bandes de jeunes, hommes pour la plupart, descendaient pour boire et se faire des accolades, repérant leurs podcasters et écrivains préférés. On pouvait voir Dave Rubin, et Jack Murphy, qui anime une chaîne YouTube populaire de tendance Nouvelle Droite et qui essaie de créer un groupe de fraternité d’hommes qui ont foi en une « masculinité positive » qu’il appelle l’Ordre Liminal [L’Ordre Liminal est une organisation exclusivement masculine dont la mission est de changer notre culture en nous changeant nous-mêmes. En adhérant à la masculinité positive et grâce à l’éducation, la formation, la fraternité et le service, l’Ordre Liminal équipe l’esprit, le corps et l’âme pour prospérer dans la culture chaotique d’aujourd’hui, afin de mieux servir nos familles, nos communautés et notre nation, NdT]. Presque tout le monde arborait la même barbe taillée et la même coupe de cheveux — côtés rasés de près, et dessus plus long et fixé sur le côté avec du gel.
Je n’ai pas vu une seule personne noire de moins de 50 ans, et pourtant il y avait des participants d’origine sud-asiatique et moyen-orientale. En mars, le journaliste Jeff Sharlet (un collaborateur de Vanity Fair qui couvre la droite américaine) a déclaré sur Twitter que la « Nouvelle Droite intellectuelle est un projet suprématiste blanc conçu pour susciter l’adhésion des non-blancs », et il a fait le rapprochement avec la résurgence des politiques nationalistes et autoritaires dans le monde entier : « Cela fait partie d’un mouvement fasciste mondial qui ne se limite pas à une tendance anti-noire aux États-Unis et en Europe. » Pourtant, de nombreux membres de la nouvelle droite semblent de moins en moins affectés par les accusations qui voudraient qu’ils soient des nationalistes blancs ou des racistes. Masters, en particulier, semble prêt à provoquer les commentateurs, estimant que les débats qui s’ensuivront seront à son avantage politique : « Bonne chance pour [me] coincer avec ça », a récemment déclaré Masters au podcasteur Alex Kaschuta, arguant que les accusations de racisme étaient devenues une matraque politique utilisée pour écarter les idées conservatrices du courant politique dominant. « Bonne chance si vous voulez me reprocher de dire que la théorie critique de la race est un phénomène anti-blanc ». Mais en dépit de tous les discours sur la dystopie imminente, personne n’a évoqué l’un des aspects les plus dystopiques de la vie américaine : notre gigantesque appareil carcéral et policier. La plupart des gens semblaient plus occupés à combattre ce qu’ils percevaient comme de la langue de bois et de la pensée collective chez d’autres membres de la classe politico-médiatique, ou l’hypocrisie des riches libéraux blancs qui placent des pancartes « Black Lives Matter » devant leurs maisons valant plusieurs millions de dollars, que de faire face au vécu brutal qui a engendré la politique raciale actuelle de l’Amérique.
La présence de Milius avait quelque chose de sardonique et permanent, il était facile de la trouver en train de fumer alors que Yarvin était là, parlant à toute vitesse de sa voix si caractéristique. Elle était de loin la personne la mieux habillée de la soirée, privilégiant Gucci et Ralph Lauren, et arborant de nombreux bijoux en or et de grosses lunettes de soleil. Elle est la fille du réalisateur conservateur John Milius, qui a coécrit Apocalypse Now et réalisé Red Dawn. Elle a grandi à Los Angeles, et il s’est avéré que nous avions tous deux fréquenté la même petite université d’arts libéraux à Manhattan [Une université d’arts libéraux vise à donner une vaste connaissance générale et à développer les capacités intellectuelles générales, plutôt qu’à fournir une formation professionnelle ou technique, NdT], de sorte que, comme la quasi-totalité des gens de cette université, elle était habituée à vivre dans des espaces sociaux où les opinions conservatrices étaient considérées comme étranges, voire carrément diaboliques. Elle pensait que quelque chose avait radicalement changé depuis 2015, après avoir fait une école de cinéma à USC et commencé à travailler à Hollywood, avant de tout lâcher tout à coup pour travailler pour la campagne de Trump dans le Nevada, et pour finalement décrocher un poste dans son département d’État.
« Ce dont il s’agit, a-t-elle dit, c’est d’un nouveau mouvement de pensée. Il est donc très difficile de le toucher du doigt et de définir ce qu’il est en dehors du trumpisme. Parce que c’est vraiment séparé de l’homme lui-même, ça n’a rien à voir avec ça. »
Elle a fait valoir que la Nouvelle Droite, ou quel que soit le nom qu’on lui donne, était, paradoxalement, bien moins dictatoriale que l’idéologie qui se présente aujourd’hui comme le courant dominant. « J’ai l’impression, et je peux me tromper, a-t-elle dit, que la droite, à ce stade, se trouve presque à cet endroit de tolérance où la gauche se trouvait auparavant. » Ce qu’elle voulait dire plus précisément : « L’idée que vous ne pouvez pas élever vos enfants dans un foyer traditionnel, quelque peu religieux, sans qu’on leur enseigne à l’école que leurs parents sont des nazis. » Ce laissez-faire [en français dans le texte] apparent masque quelque peu la forte focalisation de certains vis à vis des questions trans — ou plutôt ce qui, selon eux serait cette focalisation extrême des médias sur les questions trans, l’un des nombreux « virus mimétiques », comme les appelle le célèbre podcaster Kaschuta, qui répandent une culture libérale hautement individualiste destructrice de nos modes de vie traditionnels. Mais ce laisser-faire a permis de gagner à la cause des convertis improbables. Milius a évoqué Red Scare [Red Scare est un podcast américain de commentaires culturels et d’humour fondé en mars 2018 et animé par Dasha Nekrasova et Anna Khachiyan, NdT] un podcast qui est devenu le meilleur exemple de cette fascination — Milius a d’ailleurs choisi une des animatrices, Dasha Nekrasova, pour jouer dans le film qu’elle a réalisé pour sa thèse de fin d’études à l’école de réalisation de l’Université de Sud Californie.
Les animatrices de Red Scare ont toutes deux commencé par être des socialistes timorées, à l’époque où il était encore possible de penser que le socialisme représentait une position politique audacieuse, dans les petites sphères étroitement associées des médias et des milieux politiques américains. L’une d’elles, Nekrasova, s’est véritablement fait connaître dans les cercles médiatiques grâce à un clip qui est devenu méga viral en 2018, lorsqu’elle a coupé la parole à un journaliste d’Infowars d’Alex Jones qui tentait de tendre un piège à des partisans de Bernie Sanders lors d’un festival à Austin. « Je veux juste que les gens aient accès aux soins de santé, trésor, a-t-elle ironisé. Honnêtement, vous les mecs, vous avez comme des parasites dans le cerveau. »
Allons rapidement jusqu’en novembre 2021, Nekrasova et sa coanimatrice Anna Khachiyan postaient des photos d’elles-mêmes enlacées par les bras de Jones sous le soleil du Texas. Nekrasova a maintenant un rôle dans la série Succession de HBO, elle joue le rôle d’une représentante en relations publiques travaillant avec Kendall Roy ; la série elle-même a mis en scène le « Twitter de droite » — un univers rempli de jeunes de 20 ans qui travaillent dans la technologie ou la politique et qui semblent vivre à Washington et à Miami dans des proportions anormales — et s’est extasiée quand dans un épisode de la dernière saison on a entendu une litanie d’expressions clés de la Nouvelle Droite telles que « intégriste » et « Assurance maladie pour tous, avortement pour personne. »
Les hôtes de Red Scare ne comptent que les représentants les plus connus d’une sous-culture dissidente à la mode, qu’on trouve surtout mais pas seulement en centre-ville de Manhattan. « Tout le monde s’habille comme un chasseur de canards maintenant », m’a récemment dit par texto un ami vraiment déconcerté. Les gens utilisent le terme dérisoire de « bugman » pour décrire les hommes libéraux qui n’ont aucune compétence concrète dans la vie quotidienne, comme par exemple savoir réparer des camions ou cultiver de la nourriture — des mecs qui pourraient finir par passer leur vie derrière un écran les yeux écarquillés affublés d’un casque de réalité virtuelle augmentée. Les femmes portent des vêtements de chez Brandy Melville, que certains décrivent de façon ironique comme une mode pour les filles à « tendances fascistes », et dont une ligne de vêtements porte le nom de John Galt, le héros d’Atlas Shrugged d’Ayn Rand. Les gens se convertissent au catholicisme. « Heureusement que j’ai une petite amie, m’a précisé mon ami. Parce qu’il n’est pas question de s’adonner au sexe occasionnel. »
Yarvin a avancé l’idée que le régime libéral commencera à tomber lorsque les « cool kids » commenceront à abandonner les valeurs et la vision du monde qui lui sont propres. Certains signes indiquent que c’est peut-être ce qui est en train de se passer, même si tous les « cool kids » concernés par ce changement d’ambiance n’accepteraient pas qu’on les considère comme l’avant-garde d’une rébellion historique internationale contre l’ordre mondial.
« Je ne suis pas, disons, dans la politique », m’a expliqué l’écrivaine Honor Levy, convertie au catholicisme et diplômée de Bennington, quand je l’ai appelée. « Je veux juste avoir une famille un jour. »
Levy, qui était gauchiste il y a peu de temps au point de pleurer lorsqu’il est devenu évident que Bernie Sanders ne serait pas le candidat démocrate à la présidentielle, est une amie de Yarvin et l’a invité sur le podcast qu’elle coanime, Wet Brain — « Ouais, la Cathédrale et bla bla, bla », m’a-t-elle dit lorsque nous avons commencé à parler des médias politiques. Mais elle m’a précisé qu’elle n’avait jamais entendu parler de J.D. Vance ou de Blake Masters.
Levy est une It girl [It girl est un terme anglais, qui désigne une femme qui suscite l’attention des médias de façon souvent subite et parfois temporaire, NdT] typique du contexte du centre ville de Manhattan — le New Yorker a publié son roman ; elle est citée dans un article du New York Times qui s’essaie à une description de cette scène — où la politique de droite est devenue une posture esthétique qui se mêle étrangement à une recherche sérieuse de fondement moral. « Jusqu’à il y a à peu près un an et demi, je ne croyais pas à l’existence du bien et du mal », m’a-t-elle dit, avant d’ajouter : « Mais je ne suis pas en état de grâce, je ne devrais pas m’exprimer. » Je lui ai demandé si elle accepterait de l’argent de Thiel et elle m’a répondu avec enthousiasme : « Bien sûr ! » Elle a également décrit son entourage comme une bande de « libertins », et en suivant son podcast, on peut avoir une idée d’un monde de personnes qui tirent un frisson incroyablement intense et ironique lorsqu’ils se tancent mutuellement pour n’être pas allé à l’église ou pour avoir eu des relations sexuelles hors mariage. « En centre-ville, la plupart des filles sont normales, mais leur accessoire est une casquette Trump », dit-elle. Celles qui sont vraiment intégrées dans la scène branchée internet, ajoute-t-elle, « veulent être des Leni Riefenstahl-Edie Sedgwick ».[ Helene Riefenstahl, dite Leni Riefenstahl, née le 22 août 1902 à Berlin et morte le 8 septembre 2003 à Pöcking, est une réalisatrice, photographe et actrice allemande qui a œuvré à la gloire des nazis. Edith Minturn Sedgwick, dite Edie Sedgwick, est une actrice et un mannequin américain née le 20 avril 1943 à Santa Barbara et morte le 15 novembre 1971 dans la même ville. Elle est surtout connue pour avoir été une muse d’Andy Warhol, NdT].
Tout comme Levy, Milius se trouve dans la position cocasse d’être à la croisée des chemins de plusieurs de ces courants contradictoires, ayant travaillé dans la politique traditionnelle mais étant apparue dans des podcasts dits dissidents tout en étant à la périphérie d’une scène culturelle où les politiques de droite ont gagné un vernis proche du cool.
Elle a déclaré qu’elle était trop « black-pilled » — un terme très utilisé sur internet pour décrire les gens qui pensent que notre monde est dans une telle pagaille que rien ne peut le sauver maintenant — pour réfléchir à ce que serait la victoire de son camp. « Putain, je pourrais trébucher sur le trottoir, a dit Milius, et cela serait considéré comme du suprémacisme blanc. Genre, il n’y a rien que tu puisses faire. Putain, qu’est-ce qui n’est pas du suprémacisme blanc ? »
« Ils répondront présents sur tous les sujets, a-t-elle dit. Et je pense que c’est sinistre — non pas que selon moi les gens qui se soucient de questions raciales sont sinistres. Mais je pense que le mouvement de la mondialisation utilise ces raisonnements qui divisent afin de faire croire aux gens que c’est une bonne chose.»
Et voici la Cathédrale à l’oeuvre.
Quelques semaines après la NatCon, je suis allé en voiture de Californie jusqu’à Tucson pour rencontrer Masters, un homme de 35 ans très grand, très mince et très en forme. Je voulais voir comment tout cela pouvait se traduire dans une campagne électorale réelle, et j’avais beaucoup regardé Fox News, notamment l’interview en streaming de Yarvin par Carlson, dans laquelle il donnait une description étourdissante de la façon dont la Cathédrale générait sa pensée collective. « Pourquoi Yale et Harvard sont-ils toujours d’accord sur tout ? », a-t-il demandé. « Ces institutions sont surtout deux branches de la même chose », a-t-il dit à un Carlson médusé. « Vous vous demandez où sont les connexions ? » Il a esquissé sa vision (comme il l’appelle) d’un changement de régime « constitutionnel » qui récupérerait le pouvoir des mains de cette oligarchie —si diffuse que la plupart des gens ne savent même pas qu’elle est là. « C’est ce qui la rend si difficile à tuer », a-t-il ajouté.
Dans un café près de la maison qu’il a achetée lorsqu’il a quitté la Bay Area pour revenir à Tucson, Masters et moi avons passé en revue les piliers de son programme nationaliste : relocalisation de la production industrielle, restriction de l’immigration légale, réglementation des grandes entreprises technologiques et, à terme, restructuration de l’économie afin qu’un seul salaire soit suffisant pour faire vivre une famille. J’ai mentionné Yarvin et le raisonnement qu’il avance et qui voudrait que le système américain s’était tellement sclérosé, qu’il était complètement inutile d’imaginer apporter de grands changements systémiques comme ceux-ci. « Dans un système où la capacité de l’État est très faible… » Ai-je commencé à énoncer ma question.
« Hélas », a-t-il dit, avec une étincelle dans les yeux.
« Avons-nous besoin d’une crise pour en arriver là ? » Lui ai-je demandé.
« Peut-être, peut-être, peut-être », a-t-il répondu. Ce n’était pas vraiment ce qui lui venait à l’esprit de façon immédiate. « Je vais me servir de la machette proverbiale » [Si la machette est incapable d’abattre un arbre, remets-la dans son étui, proverbe Ekan, NdT] a-t-il dit. « Mais oui, une sorte de crise sera peut être nécessaire si nous voulons y arriver. »
Il a fait une pause. « Mais nous sommes déjà en quelque sorte en état de crise, non ? »
Masters dit souvent qu’il n’est pas aussi sombre et pessimiste que d’autres dans les sphères de la Nouvelle Droite. À la différence de nombreux membres de la Nouvelle Droite, il semble encore croire sincèrement au pouvoir de la politique à caractère électoral. Mais il pense vraiment que l’idéologie culturellement libérale et axée sur le marché libre qui a guidé la politique américaine ces dernières années est une voie sans issue. « Un pays, ce n’est pas seulement une économie a récemment déclaré Masters au média de droite dissident IM-1776. Il faut également avoir une conception de soi en tant que nation, en tant que peuple, et en tant que culture. Et c’est ce qui manque de plus en plus à l’Amérique aujourd’hui. »
« Il est vrai que je suis quelqu’un d’incroyablement optimiste, a-t-il ajouté. Mais je pense que la situation est réellement déprimante, je pense que l’erreur, c’est de continuer de stagner, et alors, c’est peut être dans 5 ans, dans 30 ans que vous aurez la crise. »
Il m’a dit qu’il n’aimait pas utiliser des termes comme la « Cathédrale » et qu’il utilisait le « régime » moins souvent que Vance, même si j’ai remarqué plus tard qu’il utilisait fréquemment cette dernière expression avec des interviewers de la droite dissidente.
« Le régime c’est une expression plutôt, sexy, non ? a-t-il ajouté. C’est un ennemi tangible — si on pouvait tout simplement s’en saisir à bon escient, on pourrait alors le renverser. Et alors je pense que c’est en fait beaucoup moins sexy et beaucoup plus bureaucratique. Mais j’ai lu ce truc et je comprends ce que ça veut dire. »
Je l’ai interrogé sur le terme « Thielbucks » [dollars Thiel, NdT] et je lui ai demandé si il était vrai que la fondation Thiel finançait un réseau de podcasters de la Nouvelle Droite et de personnalités culturelles cool en tant que sorte d’avant-garde culturelle.
« Ça dépend si c’est juste un truc de groupe de réflexion dissident de droite, m’a-t-il répondu, ou alors si quelqu’un fait réellement quelque chose. »
« Je ne sais pas comment c’est devenu un mème, a-t-il dit à propos de Thielbucks. Je pense que si ces gamins recevaient de l’argent, je le saurais ».
« Nous finançons certains trucs, m’a-t-il dit. Mais nous ne finançons pas une armada de diffuseurs de mèmes ». Il m’a dit que Thiel et lui avaient rencontré Khachiyan, l’une des co animatrices de Red Scare. « Ce qui était cool, m’a-t-il dit. « Leur podcast est intéressant. »
J’ai demandé s’il existait un monde dans lequel ils pourraient obtenir un financement de Thiel. « Peut-être, oui, a-t-il répondu. « il nous arrive de financer des trucs bizarres avec la Fondation Thiel. »
Nous nous sommes rendus ensemble en voiture à un événement de campagne, discutant de tout, depuis la façon dont la technologie remodèle nos cerveaux jusqu’à la politique environnementale, évoluant tous deux à partir de directions politiques différentes et nous dirigeant vers un endroit apocalyptique. « Je pense vraiment que nous sommes à la croisée des chemins, m’a-t-il dit. Et si nous nous fourvoyons, alors ce sera l’âge des ténèbres. » [ L’expression « Âge sombre » ou « Siècles obscurs » est employée par l’historiographie, en particulier dans le monde anglophone au travers de l’expression anglaise Dark Ages, pour désigner toute période considérée comme funeste ou négative de l’histoire d’un peuple ou d’un pays, NdT] Masters a déclaré publiquement qu’il pense que « tout le monde devrait lire » le manifeste anti-technologie de Unabomber, La société industrielle et son avenir, suggestion qui peut sembler étrange venant d’un jeune cadre de la technologie qui se présente au Sénat des États-Unis. Mais pour Masters, la critique de Kaczynski était une analyse pertinente de la façon dont la technologie façonne notre monde et de la façon dont elle peut être « dégradante et avilissante » pour la vie humaine.
Je lui ai demandé s’il pensait que le cœur de son projet était une lutte contre une techno-dystopie consumériste que beaucoup de gens à gauche en sont aussi venus à craindre. Il a répondu par l’affirmative. Si tel était le cas, je lui ai demandé pourquoi cela ne transparaissait pratiquement jamais au cours de ses interventions dans les médias grand public. « Votre remarque est intéressante, a-t-il répondu. C’est intéressant de réaliser que cela n’est pas perceptible. »
« J’y vais, et c’est la toute fin du bloc B, et je dispose de deux minutes pour parler de Kyle Rittenhouse », avait-il dit un peu plus tôt, en parlant de ses spots sur Fox News [jeune Américain de 17 ans qui a tué deux personnes en marge de manifestations antiracistes en 2020 à Kenosha et qui a été acquitté, NdT] . « Et c’est du style : Eh bien, la gauche est devenue folle, et ce gamin n’aurait pas dû être jugé en procès, et ils le punissent parce que c’est un mec blanc qui s’est défendu avec un AR-15 ». Les médias conservateurs semblent se régaler des arguments en faveur de la guerre des cultures, comme de tout le reste. « Je crois bien que j’ai envie d’y aller, a-t-il dit. Mais ça c’est quelque chose qu’on ne peut pas faire sur des extraits sonores de Laura Ingraham [née le 19 juin 1963 à Glastonbury. Polémiste, journaliste et animatrice de radio. Elle présente une émission diffusée à l’échelle nationale, The Laura Ingraham Show, sur Talk Radio Network. Elle intervient également sur Fox News Channel, elle est connue pour ses positions de droite et conservatrices, NdT].
Concernant l’avenir, il s’est montré un peu moins optimiste avec certains interviewers qu’il ne l’avait été avec moi. « Il nous faut quelqu’un qui a la main sur le gouvernail, qui comprenne d’où nous venons et vers où nous devons aller, a-t-il récemment déclaré au podcasteur Alex Kaschuta. Autrement, nous allons nous retrouver complètement sous la coupe de la gauche progressiste. Et cette gauche progressiste continue de rester notre ennemie. Elle est l’ennemie du vrai progrès. Elle est l’ennemie de tout ce qui est bien. »
Je lui ai demandé s’il pouvait me donner une idée de ce que serait, selon lui, la victoire de son camp.
« Il s’agit tout simplement de la famille et d’un emploi qui a du sens, a-t-il dit, vous devez pouvoir élever vos enfants, pratiquer votre culte et vous adonner à vos passe-temps tout en trouvant un sens à tout cela. » Pratiquement tout le monde pourrait être d’accord avec ça. Et presque tout le monde pourrait être en mesure de se demander comment ce genre de choses en est venu à sembler radical, ou éloigné de la vie de nombreuses personnes qui atteignent l’âge adulte aujourd’hui. « On a vraiment l’impression de tous être en réseau, a-t-il dit. On est tellement dans la matrice. »
Nous avons roulé longtemps dans le désert avant d’arriver au lieu où se passait la réunion de campagne, celle-ci était organisée par un ancien fonctionnaire de la CIA dans une confortable communauté de retraités. La foule de quelques dizaines de personnes était principalement composée de retraités portant des pulls, immergés dans une culture médiatique dans laquelle ceux qui reprenaient les propos les plus enflammés et les plus trumpistes gagnaient en attention et en soutien politique. Ce type de pensée de groupe n’était pas seulement un phénomène inhérents aux médias libéraux, et c’est là une chose qui a handicapé les campagnes de Masters et de Vance, souvent considérés comme des combattants culturels proches de Trump, et qui ont eu beaucoup de mal à faire passer leurs idées politiques plus complexes dans le cadre de nos débats politiques passionnés. Il a parlé de sa proposition de réglementer les entreprises technologiques comme par exemple les transporteurs publics, de la même façon que l’Amérique a dans le temps réglementé les compagnies de téléphone. Les gens ont paru intéressés mais pas vraiment électrisés. Lorsqu’il a répondu aux questions à la fin, celles-ci portaient principalement sur le sujet habituel de l’élection de 2020 prétendument volée — un point de vue sur lequel Masters n’a pas insisté — le mur à la frontière, l’obligation vaccinale. Un homme a levé la main pour demander comment Masters prévoyait de drainer le bourbier. Il m’a jeté un regard en coin. « Eh bien, un de mes amis a cet acronyme qu’il appelle RAGE, a-t-il dit. Retirez tous les employés du gouvernement. » La foule a adoré son propos et il a été très applaudi.
Le dernier après-midi de la NatCon, quelques heures avant qu’il ne prononce son discours liminaire, Vance est arrivé. Il m’a repéré en train de boire une bière au bar et est venu me saluer. « Je n’ai toujours aucune idée de ce que je vais raconter », a-t-il dit, mais il n’avait pas l’air inquiet.
Je suis descendu dans la salle de réception pour attendre et je me suis retrouvé assis à côté du correspondant du magazine d’information allemand Der Spiegel pour l’Amérique. Je savais qu’il était possible que certains des journalistes présents aient eu l’impression que tout cela n’était qu’un simple spectacle typique de MAGA (Make America Great Again). Mais quant à lui, il avait un point de vue plus complexe, il venait de parler à Yarvin, et m’a demandé de lui expliquer la philosophie de ce dernier. J’en ai été bien incapable. J’ai répondu que cela avait à voir avec des choses comme le régime et la Cathédrale et que Yarvin était « une sorte de monarchiste ».
« Un monarchiste ? », m’a-t-il rétorqué. Il semblait vraiment décontenancé d’apprendre que ce dont rêvait cette figure de proue de la Nouvelle Droite, c’était d’un roi.
Vance est arrivé, vêtu d’un costume et arborant une cravate rouge vif, l’air détendu pour quelqu’un qui s’apprêtait à faire un discours devant des centaines de personnes qui voyaient peut être en lui le dernier grand espoir de sauver la nation américaine de l’asservissement aux entreprises mondialisées. Il avait grimpé dans les sondages et était à ce moment-là deuxième dans sa primaire, aidé en cela par les invitations régulières à l’émission de Carlson.
Je lui ai demandé comment il se sentait au sujet de son discours. Il a pris un air facétieux. « Je pense que je tiens un bon sujet. Je vais parler de l’université. »
Ce qu’il voulait dire par là, c’est qu’il était sur le point de prononcer un discours véritablement retentissant, titré « Les universités sont notre ennemi. » Les gens ont immédiatement fait remarquer qu’il s’agissait d’une variante de ce que Richard Nixon avait dit à Henry Kissinger et qui figurait sur des enregistrements de 1972 de la Maison Blanche. Vance a dénoncé les universités d’élite, les qualifiant d’ennemies du peuple américain ; il a longuement préconisé la suppression de leur financement fédéral et la confiscation de leur dotation. Par la suite, certains éditorialistes ont fait le lien entre ce discours et les mouvements « anti-intellectuels » qui s’en sont pris aux établissements d’enseignement. Mais cela ne rend pas tout à fait justice au message apocalyptique qu’il délivrait. Parce que Vance et les autres membres de la Nouvelle Droite ne sont pas des anti-intellectuels, pour la plupart d’entre eux, ils sont tellement diplômés et cultivés que leur gros problème semble souvent être qu’ils sont trop intellos pour être une force efficace dans la politique grand public. Vance est lui-même un intellectuel, même si à la télévision ce n’est pas le rôle qu’il joue. Cependant il pense que nos universités sont pleines de gens qui ont un intérêt structurel, égoïste et financier à dépeindre la culture américaine comme raciste et diabolique. Et dans un extraordinaire effort, il est prêt à faire des pieds et des mains pour les combattre.
Yarvin et Laurenson sont sortis de la foule alors qu’on entendait encore les acclamations. Ils gloussaient et semblaient sous l’emprise de l’alcool. « Nixon—Nixon ! » a dit Laurenson, toujours en riant. Je suis bien incapable de dire si elle était ravie ou horrifiée.
Quelques heures plus tard, j’ai trouvé Vance debout près du bar, entouré d’un cercle de jeunes admirateurs se ressemblant tous. Je l’ai rejoint. Il m’a demandé ce que j’avais pensé de son discours, et a émis l’idée que nous trouvions un endroit pour parler.
Il m’a demandé d’éteindre mon magnétophone afin que nous puissions parler en toute franchise. J’ai accepté, à regret, parce que durant la conversation on pouvait voir quelqu’un qui, selon moi, aura une influence considérable sur notre politique dans les années à venir, même s’il perd sa primaire au Sénat, et nous pensions tous deux que c’était une éventualité.
On pouvait aussi voir quelqu’un qui est dans une zone sombre, dont la vision est que nous sommes à un tournant alarmant de l’histoire de l’Amérique. Il ne voulait pas me décrire cela et que ce soit enregistré. Mais je peux quand même en faire part, parce que c’est une chose qu’il a dit publiquement et que vous pouvez entendre vous aussi.
Ce soir-là, j’ai rejoint ma chambre d’hôtel et j’ai écouté en podcast une interview que Vance avait réalisée avec Jack Murphy, le grand chef barbu du groupe d’hommes Liminal Order. Murphy s’interrogeait sur la proposition de Vance de supprimer la classe dirigeante de l’Amérique.
Vance a décrit deux possibilités que beaucoup de membres de la Nouvelle Droite envisagent — que notre système s’effondre naturellement, ou qu’un grand leader assume des pouvoirs semi-dictatoriaux.
« Il y a donc ce type, Curtis Yarvin, qui a déjà écrit sur certaines de ces choses, dit Vance. Murphy pouffe d’un air entendu. Une [option] consiste donc à accepter que tout cela va s’effondrer de soi-même, a poursuivi Vance. Et donc la tâche des conservateurs à l’heure actuelle est de préserver tout ce qui peut l’être », en attendant « l’effondrement inévitable » de l’ordre actuel.
Il a déclaré qu’il trouvait cela bien pessimiste. « pour ma part, je dirais que nous devrions nous emparer des institutions de la gauche, a-t-il dit. Et les retourner contre la gauche. Nous avons besoin d’un programme de dé-baasification, un programme de dé-woke-isation.» [La débaasification fait référence à une politique entreprise en Irak par l’Autorité provisoire de la coalition et les gouvernements irakiens ultérieurs pour supprimer l’influence du parti Baas dans le nouveau système politique irakien après l’invasion de 2003, NdT]
« Je pense que Trump va se présenter de nouveau en 2024, a-t-il déclaré. Je pense que ce que Trump devrait faire, si je lui donnais un seul conseil : Virer tous les bureaucrates de niveau intermédiaire, tous les fonctionnaire de l’État administratif, et les remplacer par des gens à nous. »
« Et quand les tribunaux vous arrêteront, a-t-il poursuivi, tenez-vous face à tout le pays et dites — il a alors cité Andrew Jackson, lançant un défi à l’ordre constitutionnel tout entier — « le juge a rendu sa décision. Maintenant, qu’il l’applique ! »
Il s’agit ici tout bonnement de la description d’un coup d’État.
« Nous sommes à la fin d’une période républicaine », a déclaré Vance plus tard, évoquant la vision commune de la Nouvelle Droite de l’Amérique comme Rome attendant son César. « Si nous voulons riposter et nous y opposer, il va nous falloir devenir vraiment radicaux, et devenir très extrêmes, et aller vers des directions avec lesquelles beaucoup de conservateurs sont actuellement mal à l’aise. »
« En effet, a dit Murphy. Dans mon entourage, l’expression extra-constitutionnelle est souvent employée. »
J’ai demandé à Vance de me préciser, pour mémoire, ce qui devrait être compris par les Américains libéraux qui estiment que ce qu’il propose est une prise de contrôle fasciste de l’Amérique.
Il a parlé avec beaucoup de sincérité. « Je pense que le monde culturel dans lequel vous évoluez est incroyablement partial », a-t-il dit — opposé à son mouvement et « ses leaders, comme moi en particulier ». Il m’a encouragé à résister à cette tendance, qui, selon lui, est le produit d’une machine médiatique nous conduisant vers une dystopie sans âme dans laquelle aucun d’entre nous ne veut vivre. Selon ses dires, « Cette impulsion est fondamentalement au service de quelque chose qui est bien pire que tout, bien pire que ce que entrevoyez dans vos cauchemars les plus fous. »
Son regard s’est fait complice, comme pour suggérer qu’il était plus du côté des gens qui lisent Vanity Fair que la plupart d’entre vous ne le pensez.
Si ce projet fonctionne, a-t-il ajouté, « cela voudra dire que mon fils grandira dans un monde où sa masculinité — son soutien à sa famille et à sa communauté, son amour de sa communauté — est plus importante que de savoir s’il travaille pour ce putain de McKinsey. »
C’est à cela que nous nous sommes arrêtés, et la foule de jeunes gens qui voulaient lui parler a immédiatement envahi les canapés. Les gens n’arrêtaient pas d’apporter des boissons, et il y avait beaucoup de propos merdiques, et ça s’est poursuivi tard dans la nuit. À un moment donné, je me souviens avoir pensé qu’il était étrange qu’alors que nous étions au milieu de notre trentaine, tant Vance que moi-même étions nettement plus âgés que presque tous ceux qui étaient là, qui tous pensaient qu’ils étaient en train d’organiser un combat pour changer le cours de l’histoire de l’humanité, et qui tous allaient maintenant se bourrer la gueule.
Le lendemain matin, véritable épave, j’ai enfilé un pantalon de survêtement et un sweat à capuche et j’ai essayé de sortir discrètement de l’hôtel sans avoir à parler à qui que ce soit. J’ai donné mon badge au voiturier et je me suis retourné pour découvrir que Vance et Yarvin étaient là, attendant leurs voitures. « Comment vous sentez-vous les mecs ? » a demandé Yarvin. Vance portait lui aussi un sweat à capuche et avait la même allure que moi. « Je suis dans un état lamentable, a-t-il dit. Pas bien du tout. »
Yarvin a demandé ce que j’avais pensé de tout ça. J’ai répondu qu’il me faudrait beaucoup de temps pour arriver à le déterminer. Nous nous sommes tous serrés la main, ils m’ont fait signe de la main alors que je montais dans ma voiture et nous sommes tous retournés à nos postes de combat habituels au sein des guerres de l’information américaines.
Source : Vanity Fair, James Pogue, 20-04-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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Commentaire recommandé
Instructif sur la mentalité d’un groupuscule hétéroclite composé essentiellement de refoulés de toutes sortes qui feraient mieux d’aller voir un psychiatre.
Mais férocement CHIANT.
J’avoue ne pas avoir tenu jusqu’au bout et qu’à partir du premier quart je commençais déjà à ressentir une grande lassitude.
Il aurait fallu séparer ce billet en 4 épisodes espacés de quelques jours pour que les lecteurs se remettent de l’article précédent.
Chacun son Zen…
2 réactions et commentaires
Instructif sur la mentalité d’un groupuscule hétéroclite composé essentiellement de refoulés de toutes sortes qui feraient mieux d’aller voir un psychiatre.
Mais férocement CHIANT.
J’avoue ne pas avoir tenu jusqu’au bout et qu’à partir du premier quart je commençais déjà à ressentir une grande lassitude.
Il aurait fallu séparer ce billet en 4 épisodes espacés de quelques jours pour que les lecteurs se remettent de l’article précédent.
Chacun son Zen…
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Alerterl’auteur a du se prendre pour un jack kerouac de 2020… plein de noms et references a de la « subculture » de droite us…bon… une impression de zemmour us pour diviser les fans de trump qui attendent son retour avec impatience?
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