Tokyo, qui s’était autrefois engagé à respecter un certain degré de pacifisme, se lance à corps perdu dans la lutte contre la Chine.
Source : Responsible Statecraft, Kiyoshi Sugawa
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Le Japon a progressivement démantelé l’interdiction d’exporter des armes létales qu’il s’était imposée, un processus qui a atteint un nouveau palier avec la décision prise le mois dernier d’autoriser l’exportation vers des pays tiers de l’avion de combat de la prochaine génération qui doit être développé conjointement avec le Royaume-Uni et l’Italie.
Si l’on rapproche ce changement de politique de la déclaration commune des dirigeants américains et japonais publiée le 10 avril 2024, il est probable que le Japon ait accepté de développer et de produire des missiles conjointement avec les États-Unis et de les exporter vers des pays tiers. (Il s’agit également de l’évolution la plus récente dans l’abandon de sa politique de défense pacifiste qui remonte à l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale). Cet article tente d’expliquer le contexte et les implications des changements de politique du Japon.
Érosion de l’interdiction des exportations d’armes
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement japonais s’est abstenu d’exporter des armes. En 1967, le Premier ministre de l’époque, Eisaku Sato, a clairement indiqué que le Japon n’autoriserait pas l’exportation d’armes vers les pays communistes, les pays dont les exportations d’armes sont interdites par les résolutions de l’ONU ou les pays impliqués dans des conflits internationaux. En 1976, le cabinet de son successeur, Takeo Miki, a émis un avis gouvernemental unifié interdisant toute exportation d’armes. Malgré quelques exceptions ultérieures, telles que la fourniture aux États-Unis de technologies liées à la défense antimissile, le Japon a continué à faire de l’absence d’exportation d’armes une politique nationale.
L’interdiction des exportations d’armes a commencé à s’estomper en 2011. Cette année-là, le cabinet du Premier ministre de l’époque, Yoshihiko Noda, chef du Parti démocrate du Japon, a assoupli la réglementation afin d’autoriser le développement conjoint d’armes avec des pays qui coopèrent avec le Japon en matière de sécurité, et d’exporter les produits vers les partenaires du programme de développement conjoint. En vertu de cette exception, le Japon a tenté de vendre des sous-marins produits conjointement à l’Australie en 2015-16.
En 2014, le cabinet du Premier ministre de l’époque, Shinzo Abe, a autorisé l’exportation d’équipements militaires destinés à des usages tels que le sauvetage, le transport, la surveillance et la reconnaissance. Dans le cadre de cette réforme, Mitsubishi Electric a commencé à livrer des systèmes de radar de surveillance aérienne à l’armée de l’air philippine l’année dernière.
En décembre 2023, le cabinet du Premier ministre Fumio Kishida a approuvé l’exportation d’armes produites au Japon sous licence vers le fournisseur de la licence. Ainsi, les intercepteurs PAC-2 et PAC-3, qui sont fabriqués au Japon sous licence américaine, seront exportés vers les États-Unis, remplaçant de fait ce que Washington a fourni à l’Ukraine dans sa guerre contre la Russie. Cette mesure serait basée sur une demande du gouvernement américain.
La levée de l’ensemble de l’interdiction est proche
Plus récemment, le 26 mars, Kishida a pris une décision ministérielle autorisant l’exportation vers des pays tiers de l’avion de combat de la prochaine génération qui sera développé conjointement avec le Royaume-Uni et l’Italie. Dans le même temps, le Conseil national de sécurité a modifié les directives de mise en œuvre des trois principes sur le transfert d’équipements et de technologies de défense. Bien que le gouvernement ait posé trois conditions à l’exportation d’avions de combat vers des pays tiers dans le document, le nouveau changement de politique a de vastes implications.
Tout d’abord, le gouvernement affirme que les exportations vers les pays tiers ne seront autorisées que pour l’avion de combat de la prochaine génération, qui est le seul élément figurant actuellement dans les lignes directrices de mise en œuvre. Toutefois, le développement conjoint d’intercepteurs en phase de vol plané [Intercepteur conçu pour atteindre un missile durant sa phase balistique (sans propulsion) dans l’espace, NdT] (GPI) et de véhicules aériens sans pilote est déjà envisagé. La toute récente déclaration conjointe des États-Unis et du Japon a également mis les missiles à l’ordre du jour. Une fois ces projets concrétisés, le gouvernement n’aura plus qu’à les ajouter aux lignes directrices.
Deuxièmement, le Japon et le pays bénéficiaire doivent « conclure un accord international obligeant à utiliser les équipements de défense transférés par le Japon d’une manière compatible avec les objectifs et les principes de la Charte des Nations unies ». Actuellement, 15 pays sont signataires de tels accords, dont certains régimes autoritaires comme le Viêt Nam et les Émirats arabes unis. Des négociations sont en cours avec le Bangladesh pour conclure un accord similaire. Le nombre de pays signataires qui pourront vraisemblablement acheter les armes développées conjointement continuera d’augmenter.
Troisièmement, l’interdiction d’exporter l’avion de combat vers « un pays où l’on considère qu’il y a actuellement des combats dans le cadre d’un conflit armé » restera en vigueur. Par exemple, si un avion de combat de nouvelle génération était achevé demain, le Japon ne pourrait pas l’exporter vers l’Ukraine. Cependant, une fois vendu à un acheteur éligible, il serait évidemment possible de le transférer vers un pays engagé dans un conflit.
Justification de la déréglementation
La décision la plus récente soulève évidemment la question de savoir pourquoi le Japon est si déterminé à poursuivre le développement et l’exportation en commun, et pourquoi il a choisi le Royaume-Uni et l’Italie comme partenaires.
Tout d’abord, refuser de s’engager dans la production conjointe et les exportations vers des pays tiers reviendrait à renoncer à l’introduction efficace de systèmes d’armes avancés dans l’avenir du Japon. Lorsque les États-Unis ont commencé à développer le F-35 en collaboration avec leurs alliés et partenaires, le Japon n’a pas pu participer au programme parce que l’interdiction d’exporter des armes était toujours en vigueur à l’époque. Tokyo a donc dû payer beaucoup plus cher pour acheter l’avion de guerre et attendre beaucoup plus longtemps sa livraison.
Les systèmes d’armes devenant de plus en plus sophistiqués et les coûts de développement grimpant en flèche, le fait de renoncer à participer au développement conjoint de systèmes d’armes avancés aurait des répercussions très négatives sur la politique d’acquisition d’armements de Tokyo. En outre, d’autres participants à un programme de développement conjoint disqualifieraient effectivement la participation d’un pays qui n’aurait pas accepté l’exportation vers des pays tiers.
En matière d’acquisition d’armes, Tokyo a été déçu par les performances de Washington. En 1987, le Japon et les États-Unis ont commencé à coproduire le chasseur d’appui actuel, le F-2. Toutefois, au cours du processus, les États-Unis ont pris le contrôle total du développement et ont refusé de divulguer des technologies clés au Japon. À la fin des années 2000, le Japon a manifesté son intérêt pour l’achat du F-22, mais les États-Unis l’ont repoussé. Plus récemment, certains aspects des objectifs américains en matière de développement d’armes n’ont pas répondu aux besoins des forces d’autodéfense. En conséquence, Tokyo est devenu sceptique quant à la volonté de Washington de faire preuve de flexibilité. Le Royaume-Uni, en revanche, semble avoir satisfait aux exigences japonaises en matière de partenariat dans le cadre du développement conjoint des chasseurs de la prochaine génération.
Au niveau national, plus de 100 entreprises se sont retirées de l’industrie de la défense au cours des 20 dernières années, et le maintien de la base industrielle de la défense et de l’emploi dans le pays est de plus en plus ressenti comme une crise. Comme les entreprises japonaises ont une expérience limitée et que le marché intérieur est encore trop petit, le seul moyen de préserver et de promouvoir l’industrie est de produire et d’exporter en commun.
Le gouvernement japonais souhaite vivement renforcer l’alliance et la dissuasion contre la Chine par le biais d’une coopération avec les États-Unis. La guerre entre la Russie et l’Ukraine a également renforcé la conviction du gouvernement que s’appuyer uniquement sur les États-Unis sera insuffisant en cas de conflit futur avec la Chine, et que le Japon aura besoin d’un soutien plus large de la part de l’Occident. Dans cette optique, le développement conjoint est utile pour approfondir les relations de sécurité avec l’Occident. En outre, le Japon espère créer un environnement de sécurité plus favorable en exportant des armes en Asie du Sud-Est et ailleurs.
Enfin, la nostalgie de la période précédant la Seconde Guerre mondiale séduit également certains Japonais. Alors que l’ancien Premier ministre Shinzo Abe prônait le « démantèlement du régime d’après-guerre », de nombreux membres de la Diète nationale appartenant au parti libéral-démocrate au pouvoir souhaitent retrouver la « combinaison militaire et nationaliste » qui existait avant la guerre. Encourager l’industrie de la défense par l’exportation d’armes est leur souhait le plus cher.
Après avoir approuvé l’exportation vers des pays tiers d’armes développées conjointement, les dirigeants politiques jurent que le Japon maintiendra ses principes fondamentaux de nation pacifique. Cependant, si l’on ajoute à cela une forte augmentation des dépenses de défense et la stipulation de « capacités de contre-attaque » permettant des attaques sur d’autres territoires nationaux dans sa stratégie de sécurité nationale, peu de gens prendraient ces mots au pied de la lettre. À tout le moins, le sens de l’expression « nation pacifique » a complètement changé. Alors que le principal pilier de la notion traditionnelle de nation pacifique consistait pour le Japon à maintenir son ascétisme militaire et à ne pas devenir une menace, le Japon d’aujourd’hui met l’accent sur le renforcement de la dissuasion afin de parvenir à la paix.
Malheureusement, le renforcement militaire dans lequel le Japon s’est récemment engagé et l’augmentation des exportations d’armes n’apporteront probablement pas à eux seuls l’amélioration de l’environnement de sécurité que le Japon souhaite. Malgré l’apparente densité accrue du dialogue entre l’administration Biden et la Chine à la suite du sommet États-Unis-Chine de novembre 2023, Tokyo n’a récemment manifesté pratiquement aucun intérêt pour une communication directe avec la Chine. Si Tokyo poursuit la dissuasion en continuant à construire son infrastructure militaire, en promouvant les exportations d’armes et en renforçant ses alliances sans rassurer Pékin, il en résultera inévitablement un dilemme de sécurité pour les deux pays. La véritable préoccupation est que le Japon sous-estime le risque.
Kiyoshi Sugawa
Kiyoshi Sugawa est chercheur principal à l’East Asian Community Institute (EACI), un groupe de réflexion privé indépendant basé à Tokyo. De 2009 à 2012, il a été chercheur spécial en politique étrangère au secrétariat du cabinet du Premier ministre japonais, conseillant trois Premiers ministres sous le gouvernement DPJ. Kiyoshi est l’auteur de How to Enhance Japan’s Diplomatic Power (Kodansha, 2008) et de Second Korean War Scenario and Japan (Kodansha, 2007)
Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.
Source : Responsible Statecraft, Kiyoshi Sugawa, 11-04-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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Commentaire recommandé
le Japon s’allie avec … et l’Italie ? Manque plus que l’Allemagne (et ses affidés Ukrainiens banderistes…) pour reconstituer l’Axe anti Chine et Russie du siècle dernier !
la « défense » et la « sécurité » chargées de « justifier » toutes les politiques d’agression militaire de par le monde…
3 réactions et commentaires
À partir du moment où le Japon s’est associé à la production d’un avions de combat avec d’autres pays, il est devenu évident qu’il n’entendait plus conserver l’interdiction pour lui de vendre du matériel militaire. On ne fabrique pas avec des associés commerciaux un tel appareil juste pour ses besoins persos.
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Alerterle Japon s’allie avec … et l’Italie ? Manque plus que l’Allemagne (et ses affidés Ukrainiens banderistes…) pour reconstituer l’Axe anti Chine et Russie du siècle dernier !
la « défense » et la « sécurité » chargées de « justifier » toutes les politiques d’agression militaire de par le monde…
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AlerterLes ventes d’armes sont toujours plus politiques que resultantes du besoin d’une capacité militaire.
Dès fois c’est 99% politique, par exemple quand la Suisse achètent des bombardiers qui volent pas quand il pleut, c’est pas fait pour défendre le territoire, c’est fait pour défendre sa licence bancaire aux USA.
Dans le cas du Japon c’est 80% politique, les industriels Japonnais sont en train de regarder les Coréen du Sud se faire des couilles en or massif 24 carrats, alors ils ont envie de faire pareil. Par contre ils ont aussi vu qu’ils ont fabriqué des Patriots Pac3 qui intercèptent moins qu’un SAM2 pendant 20ans… et qu’en cas de conflt dans le coin , la pérénité de la présence US n’etant pas du tout acquise, mieux vallait anticiper que se retrouver le bec dans l’eau façe à un Panda fâché …
Bon , ils nous font quand un Gundam ?
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