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Chute d’Assad : renverser un dictateur est très difficile, mais ce n’est pas une garantie de liberté pour les Syriens

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Renverser un dictateur est très difficile, mais ce n’est pas une garantie de liberté.

Source : Common Dream, Juan Cole
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Des Syriens font la fête dans la ville centrale de Homs, le 8 décembre 2024, après la chute du gouvernement Assad.
(Photo : Muhammad Haj Kadour/AFP via Getty Images)

La révolution syrienne de 2024 a réussi à renverser la dynastie des Al-Assad, au pouvoir depuis 1970, et à mettre fin au règne du Baas, puissant parti socialiste syrien, un parti unique aussi redouté que meurtrier. Les forces rebelles ont déferlé dans la capitale, Damas, dimanche matin, sans rencontrer de résistance particulière de la part des troupes gouvernementales, alors que la rumeur courait déjà depuis un ou deux jours quant au départ du pays du dictateur Bachar el-Assad vers une région inconnue.

Le fer de lance de la révolution était représentée par les combattants du Conseil de libération du Levant (Hay’at Tahrir al-Cham ou HTC), une organisation fondamentaliste intransigeante qui dirigeait la province d’Idlib de manière autoritaire ces dernières années. Il ne s’agit pas d’ISIL (EI, Daech), même si c’est une des voies que les vainqueurs pourraient emprunter si tel était leur bon vouloir. Jusqu’à présent, leur comportement à Alep laisse un sentiment mitigé, en raison de quelques meurtres de Kurdes mais moins de remous, notamment pour les chrétiens, que certains ne le craignaient.

La révolution est désormais devenue un mouvement de masse et, même si les milices les plus agissantes sont une forme de vigiles fondamentalistes (« salafistes djihadistes »), toutes sortes de personnes s’y sont ralliées. Nombre des expatriés qui soutiennent la révolution sont des hommes d’affaires et des libéraux qui, en 2011, espéraient prendre le pouvoir, avant qu’Al-Assad ne provoque délibérément une guerre civile et ne pousse l’opposition dans les bras de la Turquie et des États du Golfe.

Les conditions d’une transition démocratique ne sont pas réunies en Syrie, même si on a déjà vu des choses plus étranges. Il serait dommage que le peuple soit contraint d’échanger une forme d’autoritarisme pour une autre, comme cela s’est produit en Égypte, en Libye, en Tunisie, au Yémen et au Soudan. Renverser un dictateur est très difficile, mais ce n’est pas une garantie de liberté.

Depuis janvier 2011, Al-Assad est le septième dictateur arabe au pouvoir de longue date à tomber. Les hommes forts de Tunisie, d’Égypte, de Libye et du Yémen sont tombés en 2011-2012. La monarchie de Bahreïn a toutefois réussi à se maintenir au pouvoir, tout comme Al-Assad en Syrie, même si le prix à payer pour le peuple syrien a été une guerre civile de plusieurs années qui a fait des centaines de milliers de morts et laissé la moitié du pays sans abri.

J’ai écrit un livre sur ces révoltes de la jeunesse du « Printemps arabe », à partir d’un travail de terrain, The New Arabs [Les nouveaux Arabes], qui reste toujours un ouvrage de référence – si je puis me permettre de le dire moi-même..

« Les Syriens sont mieux lotis si on leur offre la possibilité d’une évolution sociale que s’ils sont enfermés dans une cage de fer politique, même si la route risque d’être très chaotique. »

Le coup de grâce est arrivé le 11 avril 2019 quand une coalition de syndicats de gauche, de confréries soufies et d’officiers réformateurs a renversé Omar al-Bashir au Soudan.

En ce qui concerne les révoltes, en Égypte, la jeunesse a provoqué un coup d’État militaire et a ensuite fait pression sur l’armée pour qu’elle retourne dans les casernes. En 2013, l’armée a fait un contre-coup d’État et l’Égypte est depuis lors dirigée de manière encore plus autoritaire.

En Tunisie, il y a eu une transition démocratique réussie avec des élections régulières au cours desquelles les perdants sont rentrés chez eux, jusqu’au 25 juillet 2021, date à laquelle le président élu Qais Saied a fait un auto-coup d’État et a aboli la démocratie. La Tunisie est aujourd’hui aussi autoritaire, voire plus, que sous Zine El Abidine Ben Ali, le général renversé à la mi-janvier 2011.

La Libye a sombré dans la guerre civile et une sorte de partition. Les forces nationalistes dirigées par Khalifa Hafter contrôlent la partie orientale du pays, et les forces fondamentalistes musulmanes contrôlent l’ouest, ainsi que la capitale Tripoli. Ils affirment avoir formé un gouvernement d’unité nationale, mais son succès est incertain. L’Égypte, les Émirats arabes unis, la CIA et la Russie soutiennent Hafter. La Turquie soutient Tripoli.

Le Yémen a sombré dans la guerre civile, 80 % de la population étant désormais dirigée par la milice chiite zaydite Houthi, qui a bénéficié d’un certain soutien de l’Iran. Une milice séparatiste du sud et des milices des Frères musulmans occupent des positions dans les provinces du sud et de l’est, soutenues respectivement par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite.

Le Soudan est le théâtre de querelles entre les civils et le corps des officiers, qui tarde à rejoindre ses casernes. Le 25 octobre 2021, le général Abdel Fattah al-Burhan a organisé un coup d’État et fait arrêter de nombreux responsables civils. Le corps des officiers s’est alors divisé, les forces conventionnelles soutenant al-Burhan et les forces d’opérations spéciales des Rapid Support Forces (RSF) se mutinant, avec le soutien des Émirats arabes unis (on les retrouve partout). Le pays plonge dans la guerre civile et le désastre humanitaire rivalise en intensité avec Gaza.

L’une des raisons de l’échec de ces tentatives de transition démocratique est que tous ces pays sont désespérément pauvres, à l’exception de la Libye et du Bahreïn, qui ne disposent que de l’argent du pétrole, lequel fonctionne de manière antidémocratique pour renforcer l’État. Adam Przeworski de l’université de New York, aujourd’hui spécialiste émérite, a observé que les pays à revenus moyens comme l’Espagne et Taïwan avaient plus de chances de réussir une transition d’un système autoritaire vers un système démocratique. La raison en est obscure. À mon avis, lorsque dans une société, le gouvernement est plus riche que la société, les responsables de l’État central peuvent écraser leurs concitoyens. Lorsqu’une société compte un grand nombre de membres de la classe moyenne et d’hommes d’affaires attachés à la démocratie, comme c’est le cas en Corée du Sud, ils disent tout simplement « Non » aux putschistes.

Les accords que les élites concluent entre elles d’une part et avec la population d’autre part sont également importants. L’un des problèmes auxquels tout le monde s’est heurté à la suite du Printemps arabe a été l’apparition d’un fort clivage entre les zones rurales et les zones urbaines, ce qui a rendu difficile la réalisation d’un compromis satisfaisant. Parallèlement, un clivage entre nationalistes et fondamentalistes musulmans est apparu.

Dans les années 2012-2013, l’Égypte rurale réclamait les Frères musulmans. L’Égypte urbaine détestait par dessus tout les Frères musulmans. Abdel Fattah El-Sisi a profité de ce clivage pour faire un coup d’État susceptible de satisfaire les deux groupes démographiques.

Le corps des officiers s’est effondré en Syrie, si bien que la situation diffère de celle de l’Égypte. Si le pays parvient à organiser des élections et à mettre en place un gouvernement représentatif, les Syriens pourraient avoir une chance d’avoir une vie meilleure. Mais s’il prend le chemin du Yémen ou de la Libye, et que des milices fondamentalistes se battent pour le pouvoir, il deviendra (plus encore) un cas désespéré.

Le sort des 2,4 millions de Kurdes du nord-est, des 3,5 millions d’alaouites du nord-ouest, et probablement d’un million de chrétiens – sans compter des millions de sunnites nationalistes et laïques de Damas et d’Alep – est très incertain. Le risque de représailles contre les alaouites, qui ont constitué l’épine dorsale du parti Baas pendant 55 ans, est réel.

Il faudra attendre encore un peu avant de se pencher sur ces questions. Aujourd’hui, laissons les Syriens se réjouir du renversement d’une effroyable dictature qui a torturé à mort 10 000 prisonniers, a enfermé des milliers de prisonniers d’opinion et tué des centaines de milliers de personnes à coups de tirs aveugles, de bombes baril, et parfois d’armes chimiques. Les Syriens sont mieux lotis si on leur offre la possibilité d’une évolution sociale que s’ils sont enfermés dans une cage de fer politique, même si la route risque d’être très chaotique.

*

Juan Cole enseigne l’histoire du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud à l’université du Michigan.

Source : Common Dream, Juan Cole, 08-12-2024

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

La Mola // 04.01.2025 à 14h34

contrôle du pétrole et des ressources en eau… et voici pourquoi Assad est devenu le diable personnifié !
le tout dans le cadre d’un « plan » dessiné il y a déjà 23 ans, selon Jonathan Cook :

« Assad est tombé exactement comme le Pentagone l’avait prévu il y a 23 ans
Jonathan Cook
15 décembre 2024
https://investigaction.net/assad-est-tombe-exactement-comme-le-pentagone-lavait-prevu-il-y-a-23-ans/
Extrait « Wesley Clark, ancien général de l’armée américaine, s’est souvenu d’une visite qu’il a faite au Pentagone quelques semaines après les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles.

On lui a montré un document classifié qui expliquait comment les États-Unis allaient « éliminer sept pays en cinq ans, en commençant par l’Irak, puis la Syrie, le Liban, la Libye, la Somalie, le Soudan et en terminant par l’Iran ».

Aucun de ces pays n’avait de lien évident avec les événements du 11 septembre. Celui qui en avait un – l’Arabie saoudite – ne figurait pas sur la liste et est resté l’un des États clients préféré des États-Unis.

L’ordre des cibles prioritaires établi par Washington a été modifié – et le calendrier n’a pas été tenu – mais la réalisation du plan de 2001 est plus proche que jamais. »

14 réactions et commentaires

  • rototo // 04.01.2025 à 09h22

    C’est même plutot une garantie d’un avenir à l’afghane à ce stade, entre l’enterrement d’un processus démocratique déjà à moitié acté (« euh, désolé les gars, ca va prendre 4 ans, on compte sur vous pour oublier d’ici là » ), et les premieres declarations des djihadistes en charge (« oui alors bon les femmes, vous pouvez encore étudier, mais vous pouvez plus nous juger, hein, en attendant pire »)

    https://www.euronews.com/2024/12/30/syrias-de-facto-leader-al-sharaa-says-it-could-take-four-years-to-hold-elections
    https://www.newarab.com/features/uncertainty-looms-female-judges-post-assad-syria

  • Robert Gil // 04.01.2025 à 09h40

    « tué des centaines de milliers de personnes à coups de tirs aveugles, de bombes baril, et parfois d’armes chimiques »… est-ce que l’auteur ne s’emflamme pas un peu ?

    • Fritz // 04.01.2025 à 12h28

      Non, je le trouve bien timide. S’il veut donner des garanties à la Très Sainte Inquisition, il doit écrire : « tué des centaines de millions de Syriens », au minimum.

  • Tzevtkoff // 04.01.2025 à 10h09

    La liberté, le nouveau à la mode pour la domination. On peut en faire des saloperies pour la liberté qui est un concept sur lequel il y’a beaucoup à dire. Liberté par rapport à qui et à quoi ? La liberté dans un monde capitaliste, elle dépend de ton compte en banque.

    • Grd-mère Michelle // 04.01.2025 à 12h50

      Liberté de choix! Égalité de droits! Solidarité avec tout le Vivant interdépendant!
      POUR TOUT LE MONDE! PARTOUT SUR LA TERRE!

  • Sylphe // 04.01.2025 à 10h21

    Il s’enflamme un peu beaucoup dirais-je.
    Les mensonges grossiers s’enchaînent . Le pire, c’est que je vois que ce bonhomme est professeur d’histoire !!!

  • Urko // 04.01.2025 à 11h15

    La situation était au fond inchangée depuis fort longtemps en Syrie : les chrétiens arabes, les Arméniens, les juifs (qui ont tous quitté le pays pour rejoindre Israël au fil des 70 dernières années), les druzes, les Alaouites et les chiites traditionnels s’alliaient entre eux pour faire face à leur terreur : la possibilité que les sunnites prennent le pouvoir et leur fassent subir un sort épouvantable. Et bien, ils vont pouvoir vérifier sur pièces si leur inquiétude se justifiait. Les médias occidentaux, qui font semblant de croire aux promesses de modération des nouveaux maîtres de Damas, veilleraient bien sûr à n’en pas trop parler si ça tournait au carnage. Espérons que ça ne se passe pas trop mal… après tout, l’espoir à ce stade, demeure envisageable.

    • Grd-mère Michelle // 04.01.2025 à 13h38

      Euh… Vous avez oublié les Kurdes…
      En ce moment, les « autorités » occidentales(belges,entre autres) se demandent si elles vont rapatrier leurs « fous de Dieu » dévoyés, vaincus et prisonniers en Syrie depuis des années, encore « gardés » par eux dans des camps pour les empêcher de nuire sur place et ailleurs…

      • Urko // 05.01.2025 à 16h19

        Les Kurdes restaient un peu à part. Leur rôle dans les exactions contre les Arméniens et les arabes chrétiens, notamment sous la domination ottomane, ne les rendait pas spontanément sympathiques à certaines des communautés non sunnites du levant.

  • La Mola // 04.01.2025 à 14h34

    contrôle du pétrole et des ressources en eau… et voici pourquoi Assad est devenu le diable personnifié !
    le tout dans le cadre d’un « plan » dessiné il y a déjà 23 ans, selon Jonathan Cook :

    « Assad est tombé exactement comme le Pentagone l’avait prévu il y a 23 ans
    Jonathan Cook
    15 décembre 2024
    https://investigaction.net/assad-est-tombe-exactement-comme-le-pentagone-lavait-prevu-il-y-a-23-ans/
    Extrait « Wesley Clark, ancien général de l’armée américaine, s’est souvenu d’une visite qu’il a faite au Pentagone quelques semaines après les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles.

    On lui a montré un document classifié qui expliquait comment les États-Unis allaient « éliminer sept pays en cinq ans, en commençant par l’Irak, puis la Syrie, le Liban, la Libye, la Somalie, le Soudan et en terminant par l’Iran ».

    Aucun de ces pays n’avait de lien évident avec les événements du 11 septembre. Celui qui en avait un – l’Arabie saoudite – ne figurait pas sur la liste et est resté l’un des États clients préféré des États-Unis.

    L’ordre des cibles prioritaires établi par Washington a été modifié – et le calendrier n’a pas été tenu – mais la réalisation du plan de 2001 est plus proche que jamais. »

  • photomen // 04.01.2025 à 15h02

    Jeu de bonneteau. Comment on recycle les terroristes que l’on a combattu (?) hier, en gentils rebelles partenaires aujourd’hui (c’est vrai qu’ils se rasent la barbe). Seuls les états du MO amis du camp du bien dorment tranquillement depuis 2003 à l’abri
    du printemps (préfabriqué ?) arabe.

  • DVA // 05.01.2025 à 11h53

    Même avec un gouvernement de bandits mercenaires ‘ recyclés’ pas sûr que les problèmes de la Syrie sous Assad disparaissent…la sècheresse d’abord, qui a ruiné et affamé énormément de monde là-bas et avec Israël qui c’est emparé d’autres ressources vitales en eau…Je pense que les bandits au pouvoir auront ‘ l’autorisation et quelques moyens financiers de la part des occidentaux ‘ pour au moins un peu calmer la situation tandis que la pauvreté du pays restera un terreau de formations diverses de ‘ nouveaux combattants’ …Contre l’Iran ? Wait and see…

  • Dominique65 // 05.01.2025 à 16h57

    Comme toujours dans les articles US ou mainstream, pas un mot sur les ravages causés par les sanctions occidentales, qui ont pour une fois atteint leur but.
    Ni sur l’accaparement du pétrole par les USA, ni…

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