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6.novembre.20246.11.2024 // Les Crises

Comment l’Azerbaïdjan fait du « peacewashing » à l’approche de la COP29

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Bakou accueillera le sommet sur le climat à partir du 11 novembre, avec le concours d’une très coûteuse société de relations publiques.

Source : Responsible Statecraft, Nick Cleveland-Stout
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Il y a un an, l’Azerbaïdjan a attaqué et pris le contrôle de la région du Haut-Karabakh – un territoire disputé par l’Arménie et l’Azerbaïdjan – provoquant le déplacement de plus de 100 000 Arméniens de souche dans une violente opération militaire qualifiée par beaucoup d’épuration ethnique.

Un an plus tard, presque jour pour jour après le début de l’invasion, l’Azerbaïdjan a annoncé une « Trêve COP 29 », appelant à la cessation de toute hostilité dans le monde entier pendant le sommet sur le climat qui se tiendra en Azerbaïdjan ce mois-ci.

Tandis que l’Azerbaïdjan jure que sa « Trêve de la COP » n’est pas un simple « cynique coup de communication », son contrat de 4,7 millions de dollars avec une société de relations publiques indique bien le contraire.

A l’occasion d’un forum des médias,l au cours d’une même journée, l’agence de relations publiques Teneo Strategy a invité trois journalistes à dîner dans un hôtel-restaurant cinq étoiles du Haut-Karabakh. Dès le lendemain, l’un d’entre eux se félicitait du nouveau contrôle de l’Azerbaïdjan sur la région du Haut-Karabakh dans un article publié au Pakistan. Quelques semaines plus tard, il a tweeté que l’Azerbaïdjan avait « de la chance d’avoir pour leader » le président Ilham Aliyev.

La tâche de Teneo Strategy n’est pas facile : donner à un État pétrolier en guerre des allures de Mère Teresa. Mais l’entreprise de relations publiques a appliqué avec brio le mantra « inonder les médias », en contactant 144 journalistes dans 88 médias mondiaux différents à quelques 500 reprises pour promouvoir les objectifs de l’Azerbaïdjan pour la COP 29 – sans oublier son discours pacifiste..

Selon les informations communiquées en vertu de la loi sur l’enregistrement des agents étrangers (Foreign Agents Registration Act, ou FARA), la directrice des opérations de la COP 29, Narmin Jarchalova a fait appel à Teneo pour « définir les modalités de communication de la COP 29, et notamment l’élaboration des textes, le développement du contenu initial, la planification des campagnes de communication et de mobilisation, la gestion des questions sensibles, la création d’une structure organisationnelle, la mise à disposition de ressources pour les relations avec les médias, et enfin une formation aux médias ». Au moins cinq cadres de Teneo sont en permanence sur place à Bakou, ce qui représente une facture de 350 000 dollars en billets d’avion et en hôtels.

Teneo a envoyé aux journalistes des copies sous embargo de l’ordre du jour de la COP29, y compris ce qui est appelé Appel à la Trêve de la COP : « La COP29 veillera à mettre l’accent sur l’importance de prévenir les conflits et de soutenir certaines des populations les plus vulnérables » « Notre démarche en matière de paix consiste à donner l’exemple », a déclaré Hikmat Hajiyev, l’un des principaux conseillers du président Aliyev.

Mais l’Azerbaïdjan et l’Arménie n’ont toujours pas signé d’accord de paix, et il est évident que le conflit couve toujours. L’Azerbaïdjan aurait tué quatre soldats arméniens en territoire arménien en février. C’est ce qui a conduit certains à parler de « pacifiste-blanchiment » concernant l’idée azerbaïdjanaise de « Trêve de la COP » .

Artin Dersimonian, chercheur associé au programme Eurasie de l’Institut Quincy et co-auteur d’une étude de l’Institut Quincy sur l’influence de l’Azerbaïdjan aux Etats-Unis, a déclaré à Resposible Statecraft qu’il était étrange que l’Azerbaïdjan présente la région comme un exemple de réussite alors que les tensions restent vives entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. « La formulation de Bakou est incohérente parce que les deux parties n’ont pas encore formellement établi de relations interétatiques ou de paix, et il semble très peu probable qu’elles le fassent de manière conséquente avant le sommet. »

L’Azerbaïdjan est devenu célèbre pour avoir fait étalage de ses richesses pétrolières afin de courtiser les responsables, les législateurs et les journalistes étrangers en leur offrant des cadeaux, des vols gratuits et des hôtels de luxe. C’est ce que l’on a appelé la « diplomatie du caviar ». L’année dernière, le gouvernement azerbaïdjanais a payé le voyage en Azerbaïdjan de deux collaborateurs du maire de New York, Eric Adams, alors même que celui-ci a été inculpé la semaine dernière pour des voyages de luxe et pour un système de donateurs fictifs orchestré par le gouvernement turc, proche allié de l’Azerbaïdjan.

Des hauts responsables d’autres États ont également profité de la générosité de Bakou. Il ressort d’un itinéraire de voyage obtenu par RS en vertu de la loi sur la liberté d’accès aux documents publics, que les législateurs du Maine ont passé neuf jours en Azerbaïdjan en mai ; les vols, la nourriture et l’hébergement étant payés par le ‘ Comité d’État pour le travail avec la diaspora de la République d’Azerbaïdjan’, cette même agence qui avait organisé la visite des assistants de Adams. Deux journées ont été consacrées à l’étude du « nouveau développement après la libération de l’occupation » dans le Haut-Karabakh. « Je devrais me mettre en quête de mon passeport. Je suis très enthousiaste », a écrit la représentante de l’État Jill Duson en réponse à l’invitation. En juin, l’ambassade d’Azerbaïdjan à Washington a même recruté l’ancien représentant Chris Stewart (Républicain-Utah) notamment pour coordonner les visites des délégations du Congrès en Azerbaïdjan.

Le Friedlander Group, un cabinet engagé par le ministère des Affaires étrangères de l’Azerbaïdjan, mène la charge sur la colline du Capitole à Washington. Un courriel obtenu par RS montre que le cabinet a envoyé un email le 23 septembre aux membres du Congrès leur demandant de ne pas apposer leur signature à une lettre du Congrès appelant Bakou à libérer les prisonniers arméniens avant la COP29. « En outre, nous voulons féliciter l’Azerbaïdjan, lui présenter des excuses et lui tendre la main », a écrit le PDG de la société, Ezra Friedlander. Il semble que l’entreprise n’ait pas encore divulgué cet email en vertu de la loi FARA, bien qu’elle soit tenue de le faire dans les 48 heures suivant sa transmission. Le groupe Friedlander n’a pas répondu à nos demandes de commentaire.

Cependant, les révélations du FARA laissent entendre que Teneo est devenu le rouage essentiel de l’opération de relations avec les médias de l’Azerbaïdjan dans le cadre de la COP29.

Lorsque l’Azerbaïdjan a organisé le transport aérien de 300 journalistes étrangers pour un forum des médias en juillet dans la région du Haut-Karabakh nouvellement contrôlée par l’Azerbaïdjan, Teneo a tenu des réunions et organisé des dîners coûteux au cours desquels elle a abordé la question des interviews avec l’équipe dirigeante de la COP de l’Azerbaïdjan.

« Ils visent la quantité plutôt que la qualité. Avec plus de 1 000 personnes qui participent à ces voyages, leur objectif est qu’il y en ait une poignée qui mangent leur caviar et fassent preuve de loyauté », a déclaré le journaliste d’investigation de la la plateforme en ligne suédoise Blankspot, Rasmus Canbäck, lors d’un entretien téléphonique avec RS.

Il semblerait bien que certains médias piochent dans le caviar.

Lors d’un voyage de presse à Bakou, Teneo a rencontré Frank Kane, le rédacteur en chef d’Arab Gulf Business Insight (AGBI). Kane a ensuite fait remarquer que les organisateurs de la COP29 devaient se préparer à un niveau sans précédent d’ignorance et de préjugés à l’encontre de l’Azerbaïdjan : « Ils vont vous attaquer sur une corruption supposée, les droits humains et la géopolitique – le mythe de l’agression par l’Azerbaïdjan. » Trois jours après avoir rencontré Teneo, l’influent journal indien The Hindu a publié un article intitulé « La conférence sur le climat de novembre mettra l’accent sur la paix et la trêve ». Teneo a également facilité la publication d’un article du New York Times consacré à Babayev en Azerbaïdjan [Babayev est le ministre d’Azerbaïdjan de l’écologie et des ressoureces naturelles, Président de la COP 29, NdT], et reposant en partie sur un de ces voyages effectué par le journaliste Max Bearak au Haut-Karabakh.

Teneo était tout désigné pour cette campagne de « paix-blanchiment » de l’Azerbaïdjan dans le cadre de la COP 29. L’entreprise, qui détient une participation majoritaire dans la société de conseil WestExec, chouchou de l’administration Biden, venait tout juste de terminer un contrat de conseil auprès de la société publique des Émirats arabes unis spécialisée dans les énergies renouvelables. Les Émirats arabes unis avaient désigné le PDG de la compagnie pétrolière nationale d’Abu Dhabi, Sultan Al Jaber, pour diriger le sommet sur le climat COP28, ce qui avait suscité un tollé quant au bilan des Émirats arabes unis en matière d’environnement et de droits humains.Teneo a été sollicitée à la dernière minute pour limiter les dégâts en termes de réputation, et a finalement empoché plus de 1,5 million de dollars pour son travail.

La plupart des 17 membres de l’équipe de la COP29 ont commencé leur travail en février dernier, mais Teneo ne s’est officiellement enregistré au titre de la FARA qu’en juin. Le délai d’enregistrement à respecter est de 10 jours et, selon la réglementation de la FARA, elles « ne peuvent pas commencer à opérer en tant qu’agent d’un mandant étranger avant de s’enregistrer », si bien que la raison pour laquelle l’enregistrement de Teneo a eu lieu des mois après le début de son travail n’est pas claire. Un porte-parole de Teneo n’a pas répondu à notre demande de commentaire.

À un peu plus d’un mois du sommet, le client de Teneo semble toutefois satisfait de son offensive de relations publiques.

Lors d’une émission de la télévision publique azerbaïdjanaise, Babayev, président de la COP29, s’est vanté de la stratégie médiatique du gouvernement visant à modifier la perception que la communauté internationale a de l’Azerbaïdjan et de son succès, notamment en ce qui concerne la « restauration de l’intégrité territoriale », en référence à l’offensive menée dans le Haut-Karabagh. Sans citer nommément Teneo, il a salué la nouvelle équipe médiatique « composée de spécialistes sérieux ».

« Grâce au travail de cette équipe professionnelle, il n’y a pas eu une semaine cette année où nous n’avons pas fourni d’informations et fait de déclarations aux médias internationaux […] Maintenant, ils comprennent et voient la force de notre pays », a-t-il conclu.

Dans une mise en garde adressée à ses confrères avant le sommet, Canbäck, journaliste de Blankspot, a déclaré : « N’oubliez pas que le caviar qui vous est servi au dîner signifie que votre loyauté est requise lorsque vous rentrerez chez vous. »

Les médias, semble-t-il, se gavent de caviar.

*

Nick Cleveland-Stout est un chercheur junior du programme Democratizing Foreign Policy du Quincy Institute. Auparavant, Nick a mené des recherches sur les relations entre les États-Unis et le Brésil et a obtenu dans ce cadre une bourse Fulbright 2023 de l’Université fédérale de Santa Catarina.

Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.

Source : Responsible Statecraft, Nick Cleveland-Stout, 06-10-2024

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

Savonarole // 06.11.2024 à 14h18

Le Karabach n’est pas devenu officiellement Armenienne suite à l’armistice de 1994. C’est ballot que personne n’ait pensé à faire un référendum depuis celui de l’indépendance de la province de l’URSS en 1991. (Republique de l’Astrak … encore un truc reconnu « en tant que tel » par pas grand monde.)
Tiens puis l’article sort juste avant le sommet de BRICS où l’Azerbaidjan a été candidater.
Ajoutez à ça que l’Armenie est sortie de son traité de défense avec la Russie pour mieux se rapprocher de l’OTAN et de Washington et vous comprendrez mieux pourquoi le contingent de casque bleu Russes présents sur place depuis 94 n’a pas bronché.
Ca fait beaucoup de « coïncidences fâcheuses » pas évoquées dans l’article tout ça … le « journalisme » par omission : un concept en vogue qui permet de peindre des situation en tout noir ou tout blanc alors qu’en fait il y a 50 nuances de gris superposées :).

5 réactions et commentaires

  • enthousiaste // 06.11.2024 à 10h49

    l’Azerbaïdjan fait partie des pays qui ont été dépouillés d’un partie de leur territoire après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’ex-URSS, ce qui est la cause de bien des guerres aujourd’hui dans cette région du monde, dont celle en Ukraine. Ce n’est pas parceque des régimes ne sont pas démocratiques que cela justifie de porter atteinte à leur souveraineté et leur intégrité territoriale ! De même que dire qu’Israël est la « seule democratie » du moyen Orient justifierait son expansionnisme!

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  • Savonarole // 06.11.2024 à 14h18

    Le Karabach n’est pas devenu officiellement Armenienne suite à l’armistice de 1994. C’est ballot que personne n’ait pensé à faire un référendum depuis celui de l’indépendance de la province de l’URSS en 1991. (Republique de l’Astrak … encore un truc reconnu « en tant que tel » par pas grand monde.)
    Tiens puis l’article sort juste avant le sommet de BRICS où l’Azerbaidjan a été candidater.
    Ajoutez à ça que l’Armenie est sortie de son traité de défense avec la Russie pour mieux se rapprocher de l’OTAN et de Washington et vous comprendrez mieux pourquoi le contingent de casque bleu Russes présents sur place depuis 94 n’a pas bronché.
    Ca fait beaucoup de « coïncidences fâcheuses » pas évoquées dans l’article tout ça … le « journalisme » par omission : un concept en vogue qui permet de peindre des situation en tout noir ou tout blanc alors qu’en fait il y a 50 nuances de gris superposées :).

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    • La Mola // 06.11.2024 à 19h39

      merci pour ces précisions : je ne connais pas grand chose à la situation de l’Asie centrale mais ma circonspection naturelle me faisait douter..
      savez vous où on peut trouver un historique factuel des 40 dernières années ?
      merci

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      • Savonarole // 07.11.2024 à 11h05

        Le tout c’est d’ètre curieux d’un peu tout et d’écouter un peu tout les sons de cloches pour agréger du factuel au fil du temps. La façon dont on perçoit un évènement n’est pas constante à travers le temps et l’espace.
        Je ne suis pas sur de pouvoir vous recommander une source plutôt qu’une autre , l’information a tendance à ètre disséminée un peu partout. Entre la presse internationales , les dépêches d’agences de presse de tous les pays (c’est dingue ce qu’on peut trouver sur Tass ou Xinhua), les communiqués des ministères de tous les pays, le monde diplo , wikipedia , diverses blogs de locaux et une touche de média sociaux (à prendre avec des pincettes même si tout n’est pas à jeter non plus.) et diverses livres.
        Le plus dur ces derniers temps c’est de trier le bon grain de l’ivraie et de rester sur du factuel. Ça ne veut pas dire qu’il faut néglier les opinions non plus mais bien comprendre d’où elle viennent et ce qui les a construit. Cet article par exemple a plein d’infos utiles , mais les biais de séléctions de l’auteur sont quand même assez transparents et orientent la formation de l’opinion du lecteur.
        L’info c’est comme la physique , pour arriver à un resultat proche du réel il faut souvent ne pas négliger des facteurs parfois innatendus dans les equations.

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        • La Mola // 07.11.2024 à 12h30

          merci d’avoir pris la peine de votre longue réponse !
          j’avoue un tropisme pour le monde ibérique depuis des lustres : le fait de maîtriser l’espagnol et d’y avoir des contacts personnels y est dans doute pour quelque chose…

          en faisant une petite recherche j’ai trouvé ce site canadien avec un historique récent et des statistiques – et des appréciations contradictoires !
          https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMPays/AZE

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