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3.septembre.20243.9.2024 // Les Crises

Comment les médias israéliens soutiennent l’effort de guerre de Tsahal

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Neuf mois après le début de la guerre à Gaza, les médias israéliens ne parlent pratiquement pas de la mort et de la destruction dans cette région. Haggai Matar, directeur exécutif du magazine +972, parle à Jacobin de l’autocensure qui domine le journalisme israélien.

Source : Jacobin, Haggai Matar
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Un véhicule blindé de transport de troupes israélien roule le long de la frontière avec la bande de Gaza, le 17 juillet 2024. (Menahem Kahana /AFP via Getty Images)

Depuis des mois, des images horribles de Palestiniens blessés ou tués font le tour du monde. Les journalistes palestiniens montrent leur réalité quotidienne sur les réseaux sociaux, rendant souvent compte des attaques contre des hôpitaux, des écoles et d’autres cibles civiles au péril de leur vie. Aucune autre guerre de ces dernières décennies n’a fait autant de victimes parmi les professionnels des médias que celle-ci. Dès le mois de mars, Reporters sans Frontières parlait de plus d’une centaine de morts. D’autres sources avancent des chiffres encore plus élevés.

Dans le même temps, la couverture de la guerre de Gaza par de nombreux médias occidentaux de renom a fait l’objet de critiques considérables. The Intercept, par exemple, explique que des médias tels que le New York Times utilisent un langage émotionnel pour décrire les victimes israéliennes, tandis que les victimes palestiniennes sont décrites en termes plus froids.

Le paysage médiatique en Israël est encore plus unilatéral, affirme Haggai Matar, directeur exécutif du magazine +972. Ces derniers mois, +972 a publié de nombreuses enquêtes critiques sur la guerre israélienne à Gaza. Cela inclut, par exemple, un rapport sur l’utilisation de l’intelligence artificielle par les Forces de défense israéliennes (FDI). Dans un entretien avec Magdalena Berger, de Jacobin, il explique pourquoi les médias israéliens ne parlent guère de la situation à Gaza et quelles en sont les conséquences sur l’état d’esprit dans le pays.

Magdalena Berger : Si vous êtes un habitant d’Israël et que vous cherchez à vous informer sur la guerre à Gaza, quel type d’information obtenez-vous des médias israéliens ?

Haggai Matar : Très, très peu. Si l’on considère uniquement les médias de langue hébraïque, il n’y a pratiquement que Local Call. Au cours des premiers mois de la guerre, même Haaretz ne proposait pas de reportage à l’intérieur de Gaza. Aujourd’hui, les reportages sont meilleurs, mais ils sont réalisés par des personnes qui se trouvent à l’extérieur de la bande de Gaza et qui parlent aux gens qui s’y trouvent. Local Call, que nous publions conjointement avec Just Vision, est le seul média en hébreu qui propose des reportages réguliers depuis Gaza, mais ce n’est pas un site très connu.

Si vous cherchez activement des informations, vous les trouverez. Mais si vous êtes un Israélien moyen qui allume la télévision ou ouvre la plupart des journaux, vous ne trouverez absolument rien.

Magdalena Berger : Comment cela se fait-il ?

Haggai Matar : Ici, les journalistes voient leur rôle à travers un prisme très « patriotique. » Tout le monde dans le pays participe à l’effort de guerre. Cela signifie qu’il ne faut pas soutenir « l’ennemi » et ne pas lui donner de légitimité en parlant de ce qui se passe à Gaza, en termes de pertes humaines, etc. C’est ainsi qu’ils voient les choses.

Mais les intérêts commerciaux jouent également un rôle. Ils reconnaissent que l’ambiance générale est si hostile que les gens s’attendent à ce que les journalistes s’alignent. Si les journalistes commençaient à parler de ce qui se passe à Gaza, les gens arrêteraient d’acheter leur journal ou changeraient de chaîne d’information. Nous avons vu cette spirale au fil des ans : les médias israéliens ne parlent jamais de la vie des Palestiniens. Lorsqu’ils le font, ils sont perçus comme des traîtres. C’est pourquoi les médias ne veulent pas le faire. Ils reviennent à ce consensus et continuent de réaffirmer la déshumanisation des Palestiniens.

Magdalena Berger : Diriez-vous que cela va jusqu’à un point où les principes de base du journalisme sont violés ?

Haggai Matar : Oui, sans aucun doute. On le constate surtout lors d’événements particulièrement violents qui attirent l’attention de la communauté internationale. Par exemple, il y a environ un mois, plusieurs dizaines de personnes ont été brûlées vives dans un camp de réfugiés à Khan Younis. Les gens du monde entier ont vu ces images horribles de corps brûlés. À tel point que les médias ne pouvaient plus éviter l’affaire. Dans les studios de télévision, les journalistes disaient : « N’oubliez pas que les gens à l’étranger voient des images que nous ne montrons pas. » Ils soulignaient activement qu’il y avait un développement important dont tout le monde parlait, mais ils ne laissaient pas leurs téléspectateurs le voir. Il s’agit là d’une véritable trahison de la responsabilité journalistique.

Neuf mois se sont écoulés depuis le 7 Octobre, et lorsque vous allumez les journaux télévisés, vous n’obtenez aucune information réelle sur ce qui arrive à la population de Gaza. En revanche, on nous raconte encore et encore l’histoire du 7 Octobre.

Magdalena Berger : Cela signifie-t-il que les médias israéliens dépendent de journalistes extérieurs pour les reportages critiques qui ne sont pas réalisés à l’intérieur du pays ?

Haggai Matar : Si les médias israéliens voulaient couvrir ce qui se passe à Gaza, il y a des journalistes palestiniens sur le terrain qui seraient heureux de faire ce travail. Bien sûr, tous ne voudraient pas travailler pour un média israélien, mais certains le feraient. Il existe suffisamment de ressources : agences de presse, médias, sans parler du contenu des médias sociaux.

Si l’on veut montrer qu’il s’est passé quelque chose de terrible, il suffit de montrer le genre de vidéos qui sont diffusées sur les médias sociaux. Cela suffit pour se faire une idée assez précise de ce qui se passe. Le fait de ne pas utiliser ces sources est un choix délibéré : ce n’est pas parce que les médias israéliens n’ont pas la capacité de le faire.

Magdalena Berger : Comment un tel paysage médiatique affecte-t-il le sentiment dans le pays ?

Haggai Matar : Il préserve un sentiment collectif de victimisation. Neuf mois se sont écoulés depuis le 7 octobre, et lorsque vous allumez les journaux télévisés, vous n’obtenez pas de véritables histoires sur ce qui arrive à la population de Gaza. En revanche, on nous raconte encore et encore l’histoire du 7 octobre. Malheureusement, il y a eu tellement de morts, d’enlèvements et de blessés qu’il y a littéralement des milliers d’histoires qui peuvent être racontées chaque soir pendant des années.

Vous verrez des histoires sur le 7 octobre, des histoires de soldats tués à Gaza, des histoires d’attaques du Hezbollah sur le nord d’Israël. Il y a aussi les histoires des otages. Tout cela est vrai et pertinent. Mais c’est seulement ce qu’on obtient quand on ne voit pas ce qui se passe à Gaza. On a donc l’impression que c’est nous qui sommes les victimes. Nous sommes simplement attaqués et nous nous défendons.

Cette guerre est démesurément pire que tout ce que nous avons vu auparavant. Mais si vous remontez dix ans en arrière, en 2014, il y a eu une autre guerre au cours de laquelle les médias israéliens n’ont rien montré de ce qui se passait à Gaza. Après la guerre, des journalistes ont commencé à dire qu’ils recevaient des appels de Benjamin Netanyahou et du porte-parole de l’armée israélienne leur demandant de commencer à montrer les souffrances à Gaza parce qu’ils avaient l’impression qu’il ne pouvait pas mettre fin à la guerre. Il voulait alors mettre fin à la guerre ; ce n’est plus le cas.

Lorsqu’il voulait mettre fin à la guerre, il savait que les Israéliens ne se voyaient que comme des victimes qui n’avaient rien fait aux Palestiniens. Mais Netanyahou avait besoin d’une légitimité politique pour mettre fin à une guerre que les Israéliens pensaient être en train de perdre. Il a donc appelé les journalistes et leur a demandé de montrer les meurtres de Palestiniens. Les médias israéliens ont alors estimé qu’il était patriotique de faire leur travail et de rapporter ce qui se passait. Ils ont admis cette erreur il y a dix ans, mais ils la répètent aujourd’hui.

Magdalena Berger : La guerre actuelle vise aussi spécifiquement les médias. Le Comité pour la protection des journalistes écrit que la guerre à Gaza est la plus meurtrière pour les journalistes depuis 1992. Jusqu’à présent, au moins 108 professionnels des médias ont été tués à Gaza. D’autres sources parlent même de 147. Comment Israël traite-t-il les journalistes critiques à l’intérieur du pays, qu’ils soient palestiniens ou israéliens ?

Haggai Matar : Ce n’est pas similaire. Le traitement des journalistes palestiniens n’est pas le même que celui des journalistes juifs israéliens.

Dans l’ensemble, les journalistes juifs ne rencontrent pas de problème. Je veux dire qu’il y a parfois des incidents lors d’une manifestation et des policiers qui poussent les journalistes. Ce n’est pas agréable, bien sûr, et je suis également membre du conseil d’administration de l’Union des journalistes, où de tels cas de violence à l’encontre de journalistes sont signalés. Mais cela ne les met pas en danger ni ne les empêche de faire des reportages sérieux. Pour les journalistes palestiniens, la situation peut être tout à fait différente : en Israël, mais surtout en Cisjordanie et, bien sûr, à Gaza.

Nous voyons plus de journalistes attaqués par des groupes d’extrême droite que par l’État.

Je pense qu’il est également important de se rappeler qu’il existe une censure militaire en Israël. Nous devons soumettre nos articles à la censure avant de les publier. Tout le monde doit le faire, mais en général, cette censure ne vous empêchera pas de raconter la plupart des faits importants. Ils vous empêcheront de parler d’une arme particulière en cours de développement parce qu’ils ne veulent pas que leur ennemi soit au courant. Mais ils ne vous empêcheront pas de parler de Gaza.

Je pense que la menace à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui comporte deux facettes différentes. La première est le sentiment populaire, qui fait que les journalistes sont davantage attaqués par des mouvements d’extrême droite que par l’État. Il y a donc des incitations contre les journalistes de la part des personnes au pouvoir, alors des groupes les attaquent dans la rue.

C’est un risque plus important pour la façon dont nous concevons notre travail à l’intérieur d’Israël. Et il y a certaines lois que [le gouvernement] essaie de faire passer pour limiter la liberté des médias, bien qu’elles n’aient pas encore été adoptées. Mais ils essaient. Et si elles sont adoptées, nous serons confrontés à de sérieux risques.

Mais il est important de souligner que les vraies victimes – celles qui courent le plus de risques – sont clairement les journalistes à Gaza. Nous avons des collègues qui travaillent là-bas dans des conditions impossibles, et nous sommes solidaires avec eux, en essayant de faire tout ce que nous pouvons pour les protéger.

Magdalena Berger : Quelles lois le gouvernement israélien tente-t-il de modifier ?

Haggai Matar : Fondamentalement, [changer les lois pour limiter] la possibilité de dénoncer les violences commises contre les Palestiniens. Ces dernières années, il n’était déjà pas possible de mentionner les noms des soldats et des officiers de police soupçonnés d’avoir fait preuve d’une violence excessive à l’égard des Palestiniens. Désormais, il est question d’étendre la loi Al Jazeera, de manière à ce qu’elle s’applique également aux médias israéliens. Le ministère de la Défense pourrait décider qu’un média menace la sécurité nationale et l’interdire. Là encore, nous n’en sommes pas encore là, mais cela pourrait arriver.

Il y a également une facette supplémentaire, mais elle est moins directement pertinente pour nous. Il s’agit de la tentative de Netanyahou de prendre le contrôle des médias, qui existe depuis quinze ans. Nous sommes trop petits [pour être affectés par] cela, mais nous assistons à un processus de tentative de prise de contrôle des médias grand public, d’achat de couverture politique. Cela fait partie des choses à grande échelle qui sont menées, qui ne concernent pas la question palestinienne. Il s’agit de savoir dans quelle mesure les médias sont favorables à Netanyahou personnellement. Mais il s’agit sans aucun doute d’une menace pour la presse, et c’est aussi l’un des champs de bataille entre les camps Netanyahou et anti-Netanyahou.

Magadalena Berger : L’une de vos enquêtes les plus importantes avec +972 et Local Call a porté sur l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la guerre. Une grande partie de cette enquête est basée sur des sources de renseignements au sein de l’armée israélienne. Comment accédez-vous à ces sources ?

Haggai Matar : La société israélienne est très petite et très étroite. Tout le monde n’est qu’à un ou deux pas de n’importe qui d’autre. Vous pouvez contacter qui vous voulez assez facilement, surtout lorsque nous parlons de la guerre. Il y a tellement de gens dans l’armée que tout le monde y connaît quelqu’un, et tout le monde connaît quelqu’un qui n’est pas satisfait de ce qu’il fait dans l’armée. Nous parlons à ces personnes, nous nous assurons qu’elles partagent leurs contacts et nous passons d’une personne à l’autre.

Nous avons publié un certain nombre d’articles basés sur des sources de renseignements, ce qui nous a permis de nous forger une réputation dans ces cercles. Aujourd’hui, des gens viennent nous voir et nous disent : « Moi aussi, je veux parler de ce qui s’est passé. » C’est donc devenu une sorte de confessionnal où les gens peuvent venir parler des choses qu’ils ont faites ou que d’autres font encore.

Magadalena Berger : Vos reportages ont fait l’objet d’une grande attention au niveau mondial ces derniers mois. Comment le public a-t-il réagi à ces enquêtes en Israël ?

Haggai Matar : La situation est très différente ici et dans le monde. Dans le monde, il y a eu de l’indignation. La Maison Blanche a dénoncé l’utilisation de l’IA pour décider qui va mourir. Les Nations unies ont condamné cette pratique. Les médias et les milieux politiques ont été très choqués et critiques.

Même l’armée israélienne a été qualifiée d’institution libérale ou gauchiste, faisant partie du prétendu « État profond de gauche. »

Localement, cela a suscité plus d’intérêt que la plupart de nos reportages. Mais nous n’avons vu aucun homme politique, y compris de l’opposition sioniste, s’en offusquer. Seuls les partis très petits et très marginaux, comme Hadash, se sont prononcés contre. Mais le reste, y compris l’opposition qualifiée de libérale, n’a rien dit.

De nombreux médias s’en sont fait l’écho, en particulier parce que le Guardian en a parlé de manière très significative. Mais cela n’a pas non plus été suivi d’un article d’opinion de qui que ce soit disant : « C’est épouvantable, nous ne devrions pas faire cela. »

Magdalena Berger : L’influence politique de la gauche en Israël a également diminué de manière significative ces dernières années. Bien qu’il s’agisse d’une tendance observée dans de nombreux pays, quels sont les facteurs qui, selon vous, ont contribué à cette évolution en Israël ?

Haggai Matar : Depuis 2009, la politique de Netanyahou et de ses alliés consiste à délégitimer la gauche en tant que camp politique. Certains diront que cela a commencé dans les années 1990 avec ses attaques contre Yitzhak Rabin et les accords d’Oslo. Mais ce processus s’est considérablement intensifié depuis 2009 et atteint aujourd’hui son paroxysme, avec un sentiment d’anti-gauche généralisé. Tous les Palestiniens sont considérés comme des terroristes, et quiconque travaille avec eux, ou dans le cadre d’une initiative commune, est considéré comme un sympathisant du terrorisme. Cette tendance s’est étendue à l’ensemble des médias libéraux, à un degré qu’il est difficile de comprendre à l’étranger.

Même l’armée a été qualifiée d’institution libérale ou gauchiste, faisant partie du supposé « État profond de gauche ». Ce processus a commencé avec de petites organisations de la société civile et des communistes, et il a atteint un point tel qu’il touche tous ceux qui contestent le gouvernement Netanyahou, y compris l’armée, les médias ou les tribunaux.

La notion de suprématie juive est devenue vraiment inhérente à la politique israélienne.

De mon point de vue, les médias ont soutenu ce processus : ils ont qualifié les gauchistes de traîtres et se sont attaqués à tous ceux qui ont recours à la résistance non violente. Ils ont aidé et encouragé ce processus tout en se pliant à un autre projet politique, qui consistait à retirer la question palestinienne du débat politique. C’était la seule chose qui différenciait les camps politiques ici. Jusqu’au 7 Octobre, Netanyahou a réussi à vendre l’idée que la question palestinienne n’était plus un problème.

Son nouveau sentiment était le suivant : si nous voulons la paix, nous pouvons aller en Arabie saoudite et aux Émirats. Nous n’avons pas besoin des Palestiniens, nous pouvons simplement les contrôler. Et si vous regardez notre parlement actuel, environ 110 des 120 membres de la Knesset pensaient jusqu’au 7 Octobre qu’il n’était pas nécessaire de parler des Palestiniens. La notion de suprématie juive est devenue inhérente à la politique israélienne.

Cette combinaison d’une neutralisation diligente de tout ce qui est de gauche et d’une dépolitisation de la question palestinienne a vraiment garanti l’hégémonie de la droite. Le 7 Octobre, dans une large mesure, a intensifié cela, parce que maintenant les Palestiniens sont essentiellement présentés comme l’équivalent de Daesch ou des nazis et que quiconque critique notre traitement à leur égard est un sympathisant nazi. C’est comme si vous ne pouviez rien faire de pire que de soutenir les Palestiniens.

Magdalena Berger : En quoi les neuf derniers mois ont-ils aggravé la situation ?

Haggai Matar : La plupart du temps, ce sont les citoyens palestiniens d’Israël qui sont visés parce qu’ils sont les candidats naturels à la sympathie pour Gaza. L’ampleur de l’attaque a été sans précédent en termes d’arrestations. Au cours des premières semaines, les personnes qui ont publié un message sur Instagram disant « Mon cœur va à Gaza » ont été arrêtées pendant cinq jours, ont perdu leur emploi, ont été expulsées des universités – ce genre de choses. C’était vraiment intense au cours des premiers mois.

Les Palestiniens sont essentiellement présentés comme l’équivalent de Daesch ou des nazis – et quiconque critique notre traitement à leur égard est un sympathisant nazi.

Ce n’est plus aussi intense désormais, mais l’État fixe des limites très claires sur ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. Le chef de la police avait l’habitude de dire : « Si vous manifestez en faveur de Gaza, nous vous mettrons dans un bus et nous vous enverrons à Gaza », ce qui signifie que vous ne pouvez pas manifester. Cette mesure était également appliquée aux Juifs.

Vous avez également un paysage médiatique qui, depuis neuf mois, ne propose aucune information en provenance de Gaza ou, plus grave encore, ne remet pas en question le discours principal du gouvernement. Cela fait neuf mois, et il est évident que rien n’a fonctionné, mais il n’y a toujours pas de personnes invitées sur les plateaux de télévision pour dire que la voie à suivre est de mettre fin à l’occupation et de faire la paix. Que c’est le moyen de garantir notre sécurité, et encore moins la voie morale à suivre. Que les opérations militaires récurrentes ne fonctionnent pas. Les médias ne permettent pas à ces voix de se faire entendre et la police les réprime dans la rue.

Magadelana Berger : Sur le plan international, la gauche israélienne est également assez isolée. Une grande partie du mouvement pro-palestinien l’accueille au moins avec scepticisme. Quelle pourrait en être la raison ?

Haggai Matar : J’ai moi-même quelques critiques à formuler à l’égard de la gauche israélienne, ou du moins de certaines de ses composantes. Au fil des ans, une partie de la gauche a abandonné la question palestinienne et s’est concentrée, par exemple, sur des manifestations visant à « protéger la démocratie israélienne », ce qui est un mythe. S’il s’agit de la gauche, il est légitime de la critiquer pour avoir abandonné la question palestinienne.

Nous avons vu beaucoup de personnes de gauche soutenir la guerre au début. Haaretz a adopté une position terrible pendant quelques mois, et il est représentatif d’une partie de la gauche sioniste. Cela mérite d’être critiqué.

En même temps, je suis également très préoccupé par certaines tendances au sein de la gauche mondiale où, du côté positif, un discours anticolonial est devenu de plus en plus prédominant en ce qui concerne Israël-Palestine. Et s’opposer au colonialisme est une bonne chose. Mais la logique qui l’entoure est devenue celle de l’illégitimité de l’existence juive sur cette terre. Si vous êtes un Israélien juif, si vous vivez ici, vous êtes un criminel par défaut parce que vous vivez sur une terre palestinienne volée. Et quoi que vous fassiez – vous pouvez refuser l’appel sous les drapeaux, vous pouvez aller en prison, vous pouvez manifester contre l’apartheid et la guerre, vous pouvez faire tout ce que vous voulez : vous êtes toujours un colon illégitime. C’est pourquoi vous devez partir. C’est pourquoi vous êtes une cible légitime.

Au fil des ans, une partie de la gauche a abandonné la question palestinienne et s’est concentrée, par exemple, sur les manifestations visant à « protéger la démocratie israélienne », ce qui est un mythe.

Cette position ne permet pas de critiquer le Hamas pour ses actions. Délégitimer l’existence juive ici est à la fois moralement et politiquement erroné et profondément inutile. Ceux d’entre nous qui essaient de travailler avec notre société ici rencontrent de toute façon de nombreuses difficultés. S’entendre dire : « Ecoutez, vos alliés dans le monde ne veulent pas d’un arrangement pacifique ici, ils veulent que nous soyons tous détruits ou que nous partions […] » est perçu ici comme ce que veulent les Palestiniens et la gauche. Cela rend notre travail plus difficile

Nous ne sommes évidemment pas les victimes, et je comprends l’origine de cette notion. Nous voulons un discours décolonisateur, et ce que fait Israël est choquant. Il ne faut pas dire quoi que ce soit qui puisse être perçu comme une légitimation. Les gens évitent donc de critiquer ce que le Hamas a fait le 7 octobre parce que cela semblerait légitimer ce que fait Israël.

Ce que nous essayons de faire, c’est d’avoir un discours qui critique tous les crimes de guerre – en proportion, en reconnaissant ceux qui sont plus importants et continus et ceux qui sont moins importants.

Magdalena Berger : Ces dernières semaines, les manifestations antigouvernementales ont repris. Malgré leur ambiguïté politique, notamment à l’égard de l’occupation, prévoyez-vous une résurgence de l’influence de la gauche ? Ou pensez-vous que la domination de la droite va se poursuivre ?

Haggai Matar : J’ai des critiques à formuler. La majeure partie du mouvement est en accord avec tout ce que nous avons dit jusqu’à présent : il n’accorde aucune attention à Gaza. Il s’agit de mettre fin à la guerre pour nous et non pour eux. Mais dans le contexte actuel, tout mouvement anti-guerre doit être encouragé.

Les gens évitent de critiquer ce que le Hamas a fait le 7 octobre parce que cela semblerait légitimer ce que fait Israël. Ce que nous essayons de faire, c’est d’avoir un discours qui critique tous les crimes de guerre, proportionnellement.

Au départ, personne n’était prêt à s’exprimer contre la guerre. Plusieurs sondages d’opinion montrent aujourd’hui que la grande majorité de l’opinion publique soutient un accord de cessez-le-feu ou un accord de libération des otages et des prisonniers palestiniens. C’est en fait un soutien majoritaire, et c’est un point positif. J’aurais voulu qu’ils parlent des Palestiniens, mais si cela augmente la pression sur le gouvernement parce que les gens sont fatigués de la guerre et voient qu’elle ne fonctionne pas, alors je considérerai cela comme un processus vers quelque chose de meilleur à terme. C’est certainement mieux que la situation dans laquelle nous nous trouvions il y a quelques mois.

Contributeurs

Haggai Matar est le directeur exécutif du magazine +972.

Magdalena Berger est rédactrice en chef adjointe de Jacobin.de

Source : Jacobin, Haggai Matar, 23-07-2024

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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RMI17 // 03.09.2024 à 09h29

Avant toutes choses, pourquoi appeler cette armée, autrement que : FOI : Force d’Occupation Israélienne, ou: IOF ,Israelian Occupation Force. Et non par ce nom propre, comme si c’était une charmante personne?

3 réactions et commentaires

  • RMI17 // 03.09.2024 à 09h29

    Avant toutes choses, pourquoi appeler cette armée, autrement que : FOI : Force d’Occupation Israélienne, ou: IOF ,Israelian Occupation Force. Et non par ce nom propre, comme si c’était une charmante personne?

  • RMI17 // 03.09.2024 à 09h37

    Le propos sur la légitimité ou illégitimité,la décolonisation au prix du départ de tous, ne tient pas si nous prenons en considération la revendication de l’égalité des droits, l’application du droit pour tous. En termes clairs: il y a de la place pour tout le monde, sur une terre qui appartenaient a ceux a qui on l’a volé, qui en ont été chassé, et ceux qui sont arrivés plus tard, au prix de cette spoliation. Cela demande simplement un effort politique et éducatif, si vous permettez l’expression.

  • RGT // 04.09.2024 à 10h54

    La couverture par une guerre sanglante est toujours biaisée par les motivations du « camp du Bien » contre celui du « mal absolu ».

    Quelle que soit l’époque, les belligérants et la nature de cette guerre la « présentation » des faits est toujours faite selon les intérêts des dirigeants du pays impliqué (ou d’un de ses « alliés » avec des intérêts politico-économique – surtout financiers d’ailleurs, le reste n’a AUCUNE importance).
    Et tout ce que peut dire « l’ennemi », c’est toujours une ignoble propagande (même quand c’est totalement vrai) destiné à « saper le moral de la population » et doit être immédiatement censuré et ceux qui propagent ces informations « contraires » à « l’intérêt supérieur de la nation » doivent être immédiatement fusillés sur la place publique suite à une « cour martiale » respectant la « loi » (votée par les dirigeants bien sûr).
    Et tout soulèvement de la population locale vis à vis des envahisseurs sera traitée comme des « actes terroristes » pour « justifier » des bains de sang encore plus monstrueux parmi la population civile.

    Les français devraient se rappeler leur histoire et le traitement de faits qui se sont déroulés sur le territoire national, avec pour exemple le génocide vendéen, la commune de Paris (commis par les »élites » à ‘encontre de leur propre population et jamais reconnus officiellement comme tels par le « roman national ») tout comme me massacre d’Oradour sur Glane cultivé dans les mémoires car l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs.

    Ce qui se passe actuellement à Gaza n’est qu’un « remake » bien plus sanglant (plusieurs ordres de grandeur) que ce qui s’était passé à Oradour sur Glane mais totalement passé sous silence par la propagande officielle car ceux qui commettent ces crimes monstrueux sont en fait les « gentils » et non pas par les infâmes SS de la division « Das Reich » (qui à l’époque étaient aussi les « gentils » pour les dirigeants ne l’oublions pas, et même pas qualifié de « dommage collatéral », juste passé sous silence).

    Dans une véritable démocratie (et non pas dans le « démocrassie » dystopique actuelle), les citoyens des nations devraient être totalement informés des crimes et des manipulations des dirigeants et devraient avoir la possibilité de destituer les « dirigeants » « élus » (suite à une propagande médiatique digne de Goebbels – regardez comment Micron et les autres dirigeants ont été élus) pour les traduire devant des tribunaux populaires pour leurs crimes.

    TOUS les « états » (petite exception pour la Suisse, et encore) se moquent de l’avis des populations car ces dernières ne sont que de la chair à canon dont la seule fonction est de mourir dans le seul intérêt des dirigeants.

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