La « voix de Dieu » journalistique est souvent utilisée pour défendre des politiques interventionnistes ou pousser nos dirigeants à faire quelque chose à propos de, eh bien, tout.
Source : Responsible Statecraft
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Récemment, le New York Times a publié un article intitulé « Le Sénat est sur le point d’adopter un énorme projet de loi sur la politique industrielle pour contrer la Chine ». Il explique en détail comment la perception croissante d’une menace chinoise a suscité un soutien bipartite en faveur de nouvelles dépenses gouvernementales massives dans le domaine de la technologie. Ce qui rend l’article intéressant, c’est la façon dont il soutient subtilement la tendance qu’il décrit. Voici le paragraphe principal :
Confronté à une menace concurrentielle urgente de la part de la Chine, le Sénat est sur le point d’adopter la législation de politique industrielle la plus étendue de l’histoire des États-Unis, dépassant les divisions partisanes sur le soutien du gouvernement à l’industrie privée pour adopter un investissement de près de 250 milliards de dollars dans le renforcement de l’avantage manufacturier et technologique des États-Unis.
Mais Sanger est loin d’être le seul grand reporter à promouvoir subtilement une vision du monde belliciste. La « voix de Dieu » journalistique – le ton ostensiblement objectif et donc autoritaire que les organes d’information américains traditionnels véhiculent – est souvent utilisée pour défendre les politiques interventionnistes américaines ou pousser nos dirigeants à faire quelque chose à propos de, eh bien, tout. En effet, comme l’a illustré un autre média cette semaine, cette voix de Dieu belliqueuse est parfois utilisée pour créer des histoires effrayantes presque de toutes pièces.
Les Iraniens arrivent !Au cours des deux dernières semaines, Politico a publié une série d’articles – tous présentés comme « exclusifs » – sur deux navires de guerre iraniens qui semblent se diriger vers le Venezuela. Voici comment commence le premier article :La communauté de la sécurité nationale américaine surveille deux navires de guerre iraniens dont la destination finale pourrait être le Venezuela, selon trois personnes connaissant bien la situation, dans ce qui serait un geste provocateur à un moment de tension dans les relations américano-iraniennes.
Un geste provocateur ! Pourquoi, pourrait-on se demander, les États-Unis devraient-ils se sentir provoqués par le spectre de navires de guerre iraniens accostant de l’autre côté des Caraïbes ?
Supposons, comme l’ont dit certaines sources des services de renseignement à Politico dans un épisode ultérieur de sa série d’articles sur cette non-histoire, que les navires puissent livrer des armes au Venezuela. Et alors ? De nombreux pays d’Amérique latine ont acheté du matériel militaire à des pays situés de l’autre côté de l’Atlantique. En dépit de la doctrine Monroe, les États-Unis n’ont aucune prétention légitime à être la force de police de l’hémisphère occidental.
Après ce premier article de Politico, le reste était prévisible – et, pour autant que nous le sachions, était attendu avec impatience par certaines des « personnes au fait de la situation » dont Politico semble s’être inspiré au départ. Le sénateur républicain Marco Rubio s’est emparé de l’article pour faire valoir que le président Biden devrait faire quelque chose pour empêcher les navires de traverser l’Atlantique. Le comité éditorial du Wall Street Journal est intervenu : « Les informations selon lesquelles deux frégates iraniennes pourraient traverser l’Atlantique en direction du Venezuela devraient concentrer les esprits au sein de l’administration Biden.
Voilà pour la bonne volonté iranienne, alors que le président Biden est déterminé à rejoindre l’accord nucléaire de 2015. »Ayant déclenché des appels à faire quelque chose au sujet des navires, les journalistes de Politico Lara Seligman et Andrew Desiderio ont rédigé un suivi dans lequel ils ont documenté les fruits de leurs efforts. Ils citent un porte-parole anonyme du Conseil national de la Sécurité, qui a déclaré que les États-Unis « se réserveraient le droit de prendre les mesures appropriées » pour décourager tout transfert d’armes.
Et, de peur que cette résolution ne saute aux yeux, Seligman et Desiderio ont invoqué la voix de Dieu pour rappeler au public américain qu’il s’agissait d’un « test majeur pour l’administration Biden ». Lorsqu’ils ont fini par citer un expert susceptible de soutenir ce type d’argumentation, il s’agissait d’un « expert de l’Iran » de la Fondation pour la défense des démocraties, un groupe de réflexion spécialisé dans la peur de l’Iran et le sabotage de la diplomatie américaine avec ce pays.
Les lecteurs ont dû attendre le dernier paragraphe pour entendre ce qui, après tout ce qui s’est passé, a pu sembler décevant à certains : « Les experts ont averti que les États-Unis ne pourront pas faire grand-chose pour dissuader les navires de guerre s’ils continuent sur leur trajectoire actuelle. Les navires se trouvent dans les eaux internationales, et il n’est pas évident qu’ils enfreignent une quelconque loi. »
Le brouhaha a atteint de telles proportions que le secrétaire à la Défense Lloyd Austin a dû répondre à des questions sur les navires lors d’une audience du Congrès jeudi. Heureusement, nous apprenons au bas de l’article de Politico sur l’audition que, pour l’instant du moins, l’administration Biden pourrait résister au battage médiatique de Politico.
« Un responsable de la Défense a déclaré que le Pentagone n’élaborait pas actuellement de plans pour surveiller de plus près les navires en utilisant des moyens aériens ou navals dans la région, ou pour effectuer une interception dans les eaux internationales. »L’Amérique a besoin d’un adversaireIl est parfois difficile de savoir si les journalistes qui se lancent dans l’inflation des menaces donnent une voix à leur idéologie ou s’ils le font uniquement pour les clics. Il est certain que la série de Politico a obtenu des clics, comme en témoigne la liste des « plus lus » du site.
Mais la motivation de Sanger pourrait avoir une composante idéologique. Dans le podcast du Daily de mercredi, l’animateur Michael Barbaro s’est entretenu avec Sanger au sujet de l’article sur la Chine qu’il a coécrit. Le podcast s’achève sur un échange qui mérite d’être relaté :
SANGER : Ce que nous avons appris ici, essentiellement, c’est que la concurrence avec la Chine, la peur de la Chine – à la fois les peurs réalistes et exagérées de la Chine – sont devenues le seul grand élément unificateur de la politique américaine aujourd’hui.
BARBARO : Et si c’est vrai, David, alors je suppose qu’il y a un certain espoir qu’une démocratie puisse planifier à long terme – que ce n’est pas seulement le domaine d’une autocratie.
SANGER : C’est exact. Même après l’adoption de ce projet de loi, nos dépenses de recherche et développement en pourcentage de notre PIB resteront bien inférieures à celles de la Chine et de certains autres pays. C’est un bon début. Mais s’il y a une leçon clé qui ressort du débat – ou plutôt du non-débat – sur ce projet de loi, c’est que l’Amérique a de nouveau besoin, comme elle l’a toujours fait, d’un adversaire pour organiser les choses que nous devions probablement faire de toute façon
BARBARO : D’abord la Russie, maintenant la Chine.
BARBARO : C’est comme ça que l’Amérique se ressaisit.
SANGER : C’est comme ça que l’Amérique a une chance de se ressaisir.
[Musique dramatique]
Ainsi, David Sanger a déclaré que l’inflation de la peur peut être une bonne chose ; il croit que la peur de la Chine – « à la fois les peurs réalistes et exagérées » – est ce qui donne à l’Amérique « une chance de se ressaisir ». C’est à se demander si nous devons lui faire confiance lorsqu’il affirme, avec la voix de Dieu, que la Chine représente « une menace concurrentielle urgente » pour l’Amérique.
Source : Responsible Statecraft – 14-06-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Commentaire recommandé
« deux navires de guerre iraniens qui semblent se diriger vers le Venezuela. (…) un geste provocateur »
Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ou le sempiternel deux poids deux mesures. C’est aussi ce que fais Macron en envoyant bateaux et avions faire des ronds dans l’eau ou dans l’air aux frontières des la Russie et de la Chine.
Comme quoi pour jeter de l’argent par dessus bord, ça il y en a toujours. Pour les retraites et pour le chômage par contre…
7 réactions et commentaires
« deux navires de guerre iraniens qui semblent se diriger vers le Venezuela. (…) un geste provocateur »
Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ou le sempiternel deux poids deux mesures. C’est aussi ce que fais Macron en envoyant bateaux et avions faire des ronds dans l’eau ou dans l’air aux frontières des la Russie et de la Chine.
Comme quoi pour jeter de l’argent par dessus bord, ça il y en a toujours. Pour les retraites et pour le chômage par contre…
+41
AlerterEh! oui mais le pire c’est que lors de la présidentielle à venir les français risque de le réélire !
+3
AlerterDans les années 80, le Japon progressait très vite, économiquement et technologiquement. Ils déposaient plus de brevets que les USA entre autre, leurs banques gagnaient en place sur le marché mondial, etc.
« Le péril jaune », « la stratégie du nénuphar », les mauvaises intentions niponnes et tous les clichés anti-japonais de la seconde guerre mondiale ou de l’époque féodale ont alors envahis les media occidentaux.
Le plus grave pour le japon fut l’attaque US sur le yen, leur monnaie, qui a plongé le pays dans la stagflation dans les années 90, il ne s’en est jamais complètement remis.
Par la loi, les USA ont changé les critères des brevets pour augmenter leur nombre sans investir réellement dans la recherche. Une simple idée pouvait devenir un brevet, sans prototype, sans concept concret (j’oxymore si je veux), sans schéma de principe. Cela a permis les « patent trolls » d’aujourd’hui et toutes les perversions légales et économiques attenantes.
A part les provocations militaires, dont je n’ai pas souvenir de l’époque, c’était bien les USA actuels, les mêmes que depuis leur création au XVIIIè siècle, capables de tout et souvent du pire.
Le plus embêtant, c’est que des personnes instruites, expérimentées, et surtout de bonne foi, en soient encore surprises. Pire, bien que maintes fois déçues elles font encore confiance à ce pays.
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AlerterJ’oubliais : le Japon est et était un allié des USA.
(ce qui ne fait pas de différence pour eux comme le prouvent ce cas. Du point de vue US, une alliance n’engage que l’allié).
+9
AlerterLe Japon n’a pas eu le choix après l’occupation américaine qui durant 7 ans et est devenu une base stratégique américaine.
C’est souvent du Japon que les bombardiers us décollèrent pour arroser d’agent orange le Vietnam, Cambodge, Laos…
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AlerterDes journaleux qui jouent au jeu de la prophétie autoréalisatrice au même niveau que des sondeurs ? Non ? C’est possible ? Qui l’eut cru ?
Comme si des gens capables de passer 90% de leur temps d’antenne sur un sujet magistrale qui va jouer l’avenir du monde pendant les prochains siècles et conditionner l’espèce à de nouveau paradigmes en était capables … allons. C’est bien mal les connaître.
Les journalistes c’est des gens par définition neutres , sans opinions politiques qui sont connus pour rapporter de la façon la moins politique possible l’ensemble des faits sans hiérarchisation , tout ceux qui osent prétendre le contraire ne sont que factieux prêts à replonger notre beau pays dans ses heures les plus sombres de notre histoire, ce que les jeunes appellent complotistes, conspirationnistes ou plus simplement des fous.
*Commentaire conditionné sous vide cérébral , possibles traces de sarcasme et d’ironie.
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AlerterLa vérité factuelle pourrait être triste, la « vérité » c’est plus facilement ce que nous aimons, par dessus tout le bien être est ce que nous chérissons alors:
Si des puissances économiques étrangères menacent nos emplois,
Si notre confort se voit menacé par d’autres,
Si notre capacité d’influence à maintenir l’accès aux délices du monde se trouve menacé
Si…
Nous sommes le plus souvent enclin à soutenir toute action susceptible d’entretenir notre bien être.
Dans un monde fini où les cornes d’abondance se tarissent mais où les habitudes de faste nourrissent encore les esprits, il ne fait pas bon se trouver sur le chemin de ces rêveurs au risque de devoir affronter leurs cauchemars.
Les États-Unis plus que tout autre région du monde vit son rêve et n’est pas prête à négocier son pouvoir d’achat, de grandeur, idéologique…
Il n’est même pas question de mauvaise foi, le dormeur ne veut pas se réveiller et la presse continue de jouer une jolie petite musique désormais mâtinée d’accents martiaux.
Bel exemple d’une presse nationaliste en action
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