Source : Next Impact, Jean-Marc Manach, 27-03-2020
Les chiffres officiels des décès dûs au Covid-19 sont minorés : seuls sont comptabilisés ceux dans les hôpitaux. Nous avons analysé le nombre d’avis de décès parus dans la presse du Haut-Rhin, le département le plus touché. Ils révèlent un taux de mortalité des personnes âgées qui est probablement très sous-estimé.
Ce 25 mars 2020, l’agence Santé publique France, qui publie des données relatives à l’expansion de Covid-19 pour la France et chaque département sur data.gouv.fr, répertoriait 239 décès (contre 187 la veille, soit +28 %) dûs au SARS-CoV-2 rien que pour le Haut-Rhin. C’est le plus touché par la pandémie, en France.
MaJ : ce 27 mars, 29 décès de plus ont été recensés en date du 26 mars, portant le nombre total à 268 (soit 12% de plus que le 25), puis 22 décès ce 27 mars (soit +8% que le 26), et 290 au total.
Le département du Haut-Rhin comptait 16 % du total des 1 696 morts répertoriés dans l’ensemble du pays ce 25 mars, et 14,5% des 1995 décès en date du 27 mars (voir aussi cette infographie réalisée par France Inter, ainsi que l’évolution des chiffres, notamment le nombre de morts cumulées) :
Nombre cumulé de patients décédés à l’hôpital
Depuis le début de la crise sanitaire, soulignait le communiqué de l’Agence régionale de Santé (ARS) du Grand Est en date du 25 mars, le nombre total de décès de patients dans cette seule région s’élevait à 506 « en prenant en compte les personnes confirmées virologiquement positives au Coronavirus Covid-19 ainsi que les personnes non testées mais dont le décès est rapporté à une infection par Coronavirus », contre 407 la veille, soit 43 % des 1 331 morts enregistrés.
3 068 personnes étaient par ailleurs hospitalisées dans le Grand Est, dont 651 en réanimation, soit 56 de plus que la veille. Or, on sait que ces données ne recensent que les personnes décédées dans les hôpitaux, pas dans les EHPAD ou à domicile. Hier soir le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, a précisé que « nous avons demandé des remontées des données de mortalité dans le secteur médico-social et notamment en EHPAD, ces données sont en cours de consolidation. Elles seront testées ce week-end et seront présentéees en début de semaine ».
Mediapart relève que si Jérôme Salomon a précisé mardi soir que « 85 % de ces décès surviennent chez des personnes de plus de 70 ans », il a admis que « les décès à l’hôpital représentent probablement une faible part de la mortalité».
De plus, souligne encore Mediapart, même les seuls chiffres des hôpitaux pourraient prêter à caution. Car, comme l’explique l’ARS d’Île-de-France, il est possible que des personnes décédées en raison de symptômes liés au Covid-19, mais non testées, soient comptées. Il pourrait dès lors y avoir surdéclaration d’un côté et sous-déclaration de l’autre.
Reste que, comme le souligne France Inter, lorsqu’une personne non dépistée, en EHPAD ou à domicile, décède, elle n’est pas comptabilisée dans le logiciel SI-VIC (pour Système d’information pour le suivi des victimes d’attentats et de situations sanitaires exceptionnelles) dans lequel les établissements de santé enregistrent les décès dus au Covid-19.
A fortiori parce que depuis l’entrée dans le stade 3, le gouvernement français a fait le choix de ne tester que les cas graves. Ce qui aboutit à la fois à sous-évaluer le nombre de contaminations, mais également à sous-estimer le nombre de décès attribués au Covid-19… d’autant qu’il n’y a pas non plus de dépistage post-mortem.
Jérôme Salomon n’en notait pas moins que « la mortalité apparaît pour la première fois en hausse par rapport à la mortalité attendue, celle qu’on observe année après année chaque semaine du mois de mars. En particulier dans le Grand Est (…) sur ces deux dernières semaines ».
721 avis de décès, contre 387 en moyenne les années précédentes
À défaut de pouvoir accéder aux données de l’état civil, nous avons donc entrepris de compiler les avis de décès publiés sur Libra Memoria, le site du Ebra, premier groupe de presse quotidienne régionale comprenant notamment L’Alsace, les DNA ou L’Est républicain qui diffuse les annonces mortuaires parues dans la presse et transmises par les pompes funèbres.
Notre décompte, en date du 26 mars, révèle que le Haut-Rhin a publié pas moins de 721 avis de décès entre le 1er et le 25 mars (ne pouvaient en effet être publiés le 26 que les avis enregistrés la veille), soit 86 % de plus que les 387 avis de décès publiés en moyenne les années précédentes sur la même période :
Le recensement hebdomadaire révèle que, si le nombre d’avis de décès enregistrés la semaine du 1er mars restait peu ou prou dans la moyenne de ceux de février (120 avis par semaine en moyenne, soit 17/jour), il augmente rapidement.
On en dénombre 144 pour la semaine du 8 (soit 20/jour en moyenne), 216 celle du 15 (soit 31/jour en moyenne, alors que la France était entrée le 14 en phase 3), et d’ores et déjà 285 pour les seuls 6 derniers jours (soit 47/jour en moyenne) :
MaJ : ce 27 mars, Libra Memoria a publié 49 nouveaux avis de décès, nous avons donc mis le graphique à jour et passé la dernière colonne de 236 à 285 avis de décès. Nous mettrons le graphique à jour ce samedi avec les avis de décès des 7 jours de la semaine ayant commencé le 22, et mettons également à jour les chiffres qui suivent.
De plus, 501 (452+49) de ces 770 (721+49) avis de décès ont été enregistrés depuis le 15 mars, soit 65 % de la totalité des avis de décès de cette période, soit plus que la moyenne des 387 avis de décès publiés les années précédentes, en 12 jours seulement.
La surmortalité potentielle, ces trois dernières semaines, avoisinerait donc les 303 avis de décès surnuméraires, qui se sont ajoutés à la moyenne précédente de 120 avis de décès par semaine [(144-120)+(216-120)+(285-(6*17))=303]. Ces statistiques sont toutefois à pondérer, pour plusieurs raisons.
D’une part parce que corrélation n’est pas causalité, quand bien même le Haut-Rhin est le département le plus touché par le coronavirus, tant en cas confirmés que de nombre de décès, et que l’on ne saurait non plus raisonner uniquement en terme d’écarts par rapport à une moyenne lissée.
D’autre part parce qu’il se passe généralement plusieurs jours entre un décès et la publication dans la presse de l’avis afférent : plusieurs décès annoncés début mars avaient ainsi eu lieu en février (ce qui permet aussi de mieux jauger la mortalité préalable à celles qui seraient dûes au coronavirus).
Enfin parce que de nombreux décès enregistrés ces derniers jours n’ont pas encore fait l’objet d’avis de décès dans la presse, mais également parce que tous les décès n’y sont pas forcément non plus notifiés. Il est donc probable que le nombre soit minoré par rapport à celui des décès avérés.
268 décès « officiellement » recensés, mais combien ne l’ont pas été ?
Reste que la dynamique semble bien exponentielle, les 285 avis de décès enregistrés cette dernière semaine ne portant que sur les 6 derniers jours, et pas sur une semaine entière, contrairement aux précédents chiffres hebdomadaires.
L’écrasante majorité de ces avis de décès concerne par ailleurs des personnes âgées de plus de 75 ans, et qui n’avaient donc probablement pas été prises en charge dans les hôpitaux. Non content d’être d’ores et déjà saturé dans le Haut-Rhin, le personnel soignant est en effet généralement contraint, en outre, de n’intuber que les malades qu’ils espèrent pouvoir sauver. Or, ils ont découvert que les personnes âgées ne survivaient généralement pas en réanimation, au point de devoir refuser de soigner certains patients…
S’il est impossible d’en tirer une estimation du nombre de morts dûs au coronavirus ayant eu lieu dans des EHPAD ou à domicile, et qui n’auraient donc pas encore été répertoriés dans les chiffres officiels, Santé publique France n’en a pas moins et à ce jour comptabilisé « que » 268 décès dûs au coronavirus dans le département, soit moins que la surmortalité enregistrée dans les avis de décès :
Si Santé publique France ne précise pas l’âge de ces 268 personnes, le fait que l’écrasante majorité de ceux mentionnés dans les avis de décès avaient plus de 75 ans (et n’ayant donc probablement pas été hospitalisés) laisse supposer qu’une partie non négligeable de ces morts surnuméraires ne saurait se confondre avec celles enregistrées dans les hôpitaux.
MaJ, 27/03, 17h50 : L’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a décidé, « exceptionnellement, pendant la pandémie du covid-19 », de diffuser le nombre de décès journaliers cumulé depuis le 1er mars en 2018, 2019 et 2020 jusqu’au 16 mars et le nombre de décès journaliers transmis par voie dématérialisée jusqu’au 20 mars.
On y découvre qu’« entre le 1er mars et le 16 mars 2020, le nombre de décès enregistrés dans le Haut-Rhin est de 38 % supérieur à ceux enregistrés sur la même période en 2019 », mais également que « la hausse des décès dans le Haut-Rhin entre le lundi 16 et le vendredi 20 mars sont supérieurs de 73 % dans ce département à ceux enregistrés la semaine précédente, du lundi 9 au vendredi 13 mars » .
Le Monde a de son côté demandé à plusieurs mairies de communiquer leurs chiffres d’état civil, qui vont dans le même sens. Ainsi, à Mulhouse, on comptait 267 décès du 1er au 22 mars, contre 162 sur la même période en 2019, soit +65%. A Colmar, la hausse est également spectaculaire, avec 203 décès entre le 24 février et le 22 mars, contre 115 en 2019, soit +76%.
Une « génération silencieuse » et sacrifiée
Les Échos avancent que 138 des 620 maisons de retraite médicalisées du Grand Est (soit 22 %) sont touchées par Covid-19. « Oui, la situation est grave dans le Grand Est, l’Ile-de-France, les Hauts-de-France, où on nous remonte beaucoup de cas. Dans les établissements où le Covid est entré, on peut avoir 10, 15, 20 morts, et les décès s’enchaînent très vite », y témoigne Jean-Pierre Riso, président de la Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées (FNADEPA).
Dans un récent entretien sur RTL, Gaël Durel, président de l’Association des médecins coordinateurs et du secteur médico-social, a alerté : « lorsque le virus rentre dans (un) établissement, on assiste à des taux de 75 % de résidents atteints par le virus et des taux mortalité catastrophiques, au-delà de 20 à 30 % ».
Selon Dominique Chave, secrétaire général de l’Union fédérale santé privée UFSP, cité par France Inter, le nombre de morts causées par ce virus dans la population âgée pourrait bien « dépasser celui de la canicule de 2003 », qui avait fait plus de 15 000 morts, essentiellement des personnes âgées.
Les principales fédérations du secteur des EHPAD (Fédération hospitalière de France, FEHAP, Synerpa, AD-PA…) avaient de leur part adressé un courrier alarmiste à Olivier Véran la semaine passée, précise CheckNews, expliquant que l’épidémie « pourrait se traduire par plus de 100 000 décès dans l’éventualité d’une généralisation que nous n’osons imaginer » mais « qui n’est cependant pas exclue, en l’état actuel de notre organisation ».
L’Agence régionale de Santé francilienne évoque des difficultés techniques : « il est très compliqué de compter les décès en temps réel, même ceux survenus en milieu hospitalier. Le système n’est pas fait pour ça. Actuellement, des gens passent leur temps à essayer de stabiliser les données, parce que la crise du Covid-19 impose une communication quotidienne ».
Dans le cas des EHPAD, les choses sont encore plus complexes : « ces établissements ne sont pas reliés au système qui permet de faire le lien avec les hôpitaux, ce qui complique les remontées d’informations. Par ailleurs, certaines personnes vivant dans des Ehpad sont hospitalisées quand elles sont malades, quand d’autres demeurent sur place. »
Dans une enquête assez glaçante, Mediapart répertorie d’ores et déjà plusieurs dizaines de décès dans les maisons de retraite, lieu de contamination privilégié pour le Covid-19 faute de protections adéquates, où nombre de personnes âgées auraient été contaminées par des médecins venus les soigner, sans masque de protection, avant le confinement.
Au-dessus de 80 ans, parfois de 75 ans, les services de réanimation déjà sous tension ou débordés n’acceptent pas ces malades, écrit Mediapart, qui rappelle également que 85 % des 1 331 décès officiellement répertoriés concernent des personnes de plus de 70 ans. Les avis de décès publiés dans le Haut-Rhin laissent craindre que le taux de mortalité des personnes âgées est probablement bien plus élevé.
« Pour les Ehpad qui n’ont pas encore mis en place de mesures barrières, il y a des risques de propagation considérables et des taux de mortalité qui peuvent être catastrophiques », selon Gaël Durel, président de l’Association des médecins coordonnateurs en EHPAD et du secteur médico-social (Mcoor), dans les colonnes de l’AFP, estimant qu’environ « 30 % des Ehpad » n’ont pas encore de confinement strict.
Pour ce médecin, deux nécessités pour « éviter une hécatombe » : « l’isolement renforcé » de toutes les personnes suspectées de Covid-19, « avec usage d’un masque, d’une sur-blouse, d’une charlotte et de gants pour les personnels », et la possibilité de tester rapidement les résidents.
Dans son point presse du 26 mars, Jérôme Salomon a de nouveau évoqué une « hausse de la mortalité par rapport à l’attendu » hors services hospitaliers, et pour la première fois estimé un chiffre, « de l’ordre de +29,9 % sur la semaine 12 » (celle du 16 au 22 mars) dans le Grand Est, « majoritairement des personnes de plus de 65 ans ».
Le Haut-Rhin étant le département le plus meurtri, la surmortalité devrait donc potentiellement dépasser ces 30 %, ce que la hausse du nombre d’avis de décès semble par ailleurs corroborer.
Moins connue que les baby boomers nés après 1945, celles et ceux qui, nés entre la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale, ont plus de 75 ans, avaient été surnommés « bâtisseurs » en Australie. Ils avaient en effet dû reconstruire leurs pays après les ravages de la crise de 1929 et de la guerre 39-45, travaillant dur sans être aussi revendicatifs que ceux les ayant suivi, d’où leur autre surnom, « génération silencieuse ».
Des centaines de personnes âgées meurent ainsi aujourd’hui à bas bruit, et sans que ce « chiffre noir » soit encore décompté, un mois tout juste après que le second mort ait été répertorié en France, et 10 jours après que la France ait été placée sous confinement (on dénombrait alors plus de 6500 cas confirmés, pour 148 personnes décédées).
Source : Next Impact, Jean-Marc Manach, 27-03-2020
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3 réactions et commentaires
Ce sont les statistiques de mortalité générale qui donneront rétroactivement une bonne approximation de la létalité du virus. Mais ça, évidemment, on ne le saura qu’une fois la crise passée.
Mais déjà, on entend moins les sceptiques annexe spécialistes autoproclamés qui criaient à l’hystérie pour une petite grippette.
Et la catastrophe doit encore venir, là où le virus fera le plus de ravages, dans les pays dépourvus d’un véritable système de soins : en Asie du Sud-Est, Amérique Latine, Afrique… et Etats-Unis.
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AlerterDans la comparaison de la mortalité actuelle avec celle des années précédentes, il y a encore un autre élément qui me semble faire penser que les décès dus au Covid-19 aujourd’hui ont une part plus importante. C’est le fait que les mesures de confinement limitent les causes de décès « ordinaires » (accident de voiture notamment) par rapport aux années précédentes à la même période. Je ne sais pas du tout dans quelle mesure ces décès « évités » peuvent être quantifiés et si cela représente un nombre vraiment significatif, mais c’est un autre élément qu’on peut avoir en tête en comparant les chiffres de mortalité d’aujourd’hui et ceux des années précédentes.
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AlerterParler de « génération sacrifiée » est vraiment excessif.
La France compte, en 2020, 6.300.000 personnes de + de 70 ans, source INSEE.
A ce jour l’épidémie a fait 7.500 victimes. C’est beaucoup, mais on reste loin de l’élimination d’une génération.
Restons sensés.
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