Les Cubains sont confrontés à une multitude de problèmes dans le cadre d’une urgence sanitaire nationale – et l’administration Biden ne fait qu’ajouter des sanctions punitives dans l’intention de tout aggraver.
Source : Jacobin Mag, Louis A. Pérez Jr.
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Après des mois d’indifférence désinvolte à l’égard de la situation à Cuba, l’administration Biden a réagi avec une rapidité délibérée pour soutenir les manifestations de rue sur l’île. « Nous sommes aux côtés du peuple cubain », a déclaré le président Biden. Un sujet de discussion était né.
« L’administration Biden-Harris se tient aux côtés du peuple cubain », a complété le secrétaire d’État Antony Blinken. Le président de la commission des Affaires étrangères du Sénat, Robert Menéndez, s’est également joint à l’événement pour souligner « la nécessité pour les États-Unis de continuer à se tenir aux côtés du peuple cubain. »
Depuis plus de cent vingt ans, les États-Unis sont « aux côtés du peuple cubain » – ou, ce qui est peut-être plus exact, ils se sont tenus au-dessus du peuple cubain. Cuba semble toujours être l’objet de l’histoire américaine. Se tenir aux côtés du peuple cubain a signifié une intervention armée, une occupation militaire, un changement de régime et une ingérence politique – autant d’événements normaux dans les relations entre les États-Unis et Cuba au cours des soixante années précédant le triomphe de la révolution cubaine. Dans les soixante années qui ont suivi la révolution, se tenir aux côtés du peuple cubain a signifié l’isolement diplomatique, l’invasion armée, les opérations secrètes et les sanctions économiques.
C’est la politique de sanctions économiques – l’embargo – officiellement désignée comme un « programme de déni économique », qui dément les prétentions américaines de bienveillance à l’égard du peuple cubain. Les sanctions se sont rapidement transformées en un véritable protocole politique visant à changer le régime, conçu pour priver les Cubains des biens et des services dont ils ont besoin, pour provoquer et fomenter des pénuries, pour infliger des difficultés et aggraver l’adversité.
Il ne faut pas non plus penser que le peuple cubain a été le « dommage collatéral » involontaire de l’embargo. Au contraire, le peuple cubain a été la cible. Les sanctions ont été conçues dès le départ pour produire des ravages économiques afin de fomenter le mécontentement populaire, pour politiser la faim dans l’espoir que, poussé par le désespoir et motivé par le besoin, le peuple cubain se soulève pour renverser le gouvernement.
La déclassification de documents gouvernementaux permet de mieux comprendre le mécanisme des sanctions en tant que moyen de changement de régime. Le « programme de déni économique » visait à « affaiblir [le gouvernement cubain] sur le plan économique », expliquait un document d’information du département d’État, afin de « favoriser les dissensions internes, éroder son soutien politique interne […] [et] chercher à créer des conditions propices à une rébellion naissante ». Les sanctions promettaient de créer « les conditions préalables nécessaires à un soulèvement nationaliste à l’intérieur de Cuba », prédisait le Bureau des renseignements et de la recherche du Département d’État, ce qui entraînerait la chute du gouvernement cubain « à la suite de tensions internes et en réponse à des forces largement, sinon totalement, non imputables aux États-Unis. »
Le « seul moyen prévisible d’aliéner le soutien interne, proposait le Département d’État, est le désenchantement et la désaffection fondés sur le mécontentement et les difficultés économiques […] Tous les moyens possibles doivent être mis en œuvre rapidement pour affaiblir la vie économique de Cuba […] (refuser) l’argent et les fournitures à Cuba, diminuer les salaires monétaires et réels, provoquer la famine, le désespoir et le renversement du gouvernement. »
L’embargo est resté en place pendant plus de soixante ans. Il a parfois été étendu, parfois allégé. Mais il n’a jamais été levé. La mesure dans laquelle les sanctions américaines sont impliquées dans les manifestations de protestation actuelles à Cuba est un sujet de débat, bien sûr. Mais on peut difficilement nier que l’embargo a contribué – dans une mesure plus ou moins grande – aux difficultés rencontrées par les Cubains ; tel était son objectif. Et maintenant, ces difficultés ont provoqué des protestations et des manifestations populaires. Cela aussi fait partie des « règles du jeu » de l’embargo.
Mais l’embargo a eu un impact bien plus insidieux sur la culture politique de Cuba. Le gouvernement cubain n’ignore pas les résultats politiques que les États-Unis souhaitent obtenir grâce aux sanctions. Il en comprend bien la portée subversive et l’orientation interventionniste, et a réagi en conséquence, même si ce n’est pas toujours de manière cohérente.
Une politique américaine aussi ouvertement hostile, qui s’est poursuivie et a été réaffirmée périodiquement sur une période aussi longue, conçue pour semer le chaos, a en fait bien servi les autorités cubaines, en leur fournissant une cible facilement accessible qui peut être blâmée pour la mauvaise gestion économique et la mauvaise affectation des ressources au niveau national. L’embargo offre un refuge pour l’irréprochabilité et l’immunité contre la responsabilité. La tendance à attribuer à l’embargo les conséquences de politiques mal conçues s’est transformée en un récit principal permanent du gouvernement cubain.
Mais la situation est encore plus complexe. Nombreux sont ceux qui, au sein du gouvernement cubain, considèrent les protestations populaires avec méfiance, les considérant comme une conséquence de la politique américaine et de ses résultats escomptés. Ce n’est pas une mince ironie, en fait, que l’embargo ait si souvent servi à compromettre « l’authenticité » de la protestation populaire, à faire en sorte que les protestations soient considérées comme des actes au service du changement de régime et dépeintes comme une menace pour la sécurité nationale.
La mesure dans laquelle l’intention politique de l’embargo est imputée à la protestation populaire sert souvent à alimenter le récit officiel. En d’autres termes, les protestations sont dépeintes moins comme l’expression d’un mécontentement national que comme un acte de subversion de la part des États-Unis, ce qui discrédite instantanément la légitimité des protestations et la crédibilité des manifestants. L’embargo sert à plonger la politique cubaine à tous les niveaux dans un monde souterrain kafkaïen, où l’authenticité des acteurs nationaux est remise en question et transformée en duplicité d’agents étrangers. À Cuba, selon l’adage populaire, rien ne correspond à ce que l’on croit.
Rares sont ceux qui contestent la validité des doléances des Cubains. Un peuple qui souffre depuis longtemps, souvent soumis à des politiques capricieuses et à des pratiques arbitraires, une administration qui semble souvent inconsciente et insensible aux besoins d’une population confrontée à des difficultés croissantes. Pénuries de nourriture. Manque de médicaments. Pénurie de produits de base. Flambée des prix. Inégalités sociales croissantes. Creusement des disparités raciales.
Les difficultés se sont accumulées, s’aggravant continuellement pendant de nombreuses années, et il existe peu de remèdes faciles à mettre en œuvre. Une économie qui s’était réorganisée à la fin des années 1990 et au début des années 2000 autour des recettes touristiques s’est effondrée à cause de la pandémie. Une perte de devises étrangères aux conséquences inquiétantes pour un pays qui importe 70 % de ses denrées alimentaires.
L’administration Trump a relancé les éléments les plus punitifs des sanctions américaines, en limitant les envois de fonds familiaux à 1 000 dollars par trimestre et par personne, en interdisant les envois de fonds aux membres de la famille des responsables gouvernementaux et des membres du Parti communiste, et en interdisant les envois de fonds sous forme de dons aux ressortissants cubains. L’administration Trump a interdit le traitement des transferts de fonds par l’intermédiaire de toute entité figurant sur une « liste restreinte de Cuba », une mesure qui a conduit Western Union à cesser ses activités à Cuba en novembre 2020.
Et comme dernier geste malveillant et gratuit, l’administration Trump sortante a remis Cuba sur la liste des États qui parrainent le terrorisme. Au moment précis où le peuple cubain subissait des pénuries plus importantes, un rationnement accru et une diminution des services, les États-Unis ont imposé une nouvelle série de sanctions. Il est impossible de réagir autrement qu’avec une incrédulité totale au commentaire du porte-parole du département d’État, Ned Price, selon lequel les besoins humanitaires des Cubains « sont énormes en raison de ce que les États-Unis n’ont pas fait. »
Les Cubains sont confrontés à la fois à l’effondrement de leur économie, à la diminution des envois de fonds, à la restriction des possibilités d’émigration, à l’inflation, à la pénurie de nourriture, à la rareté des médicaments, le tout en période d’urgence sanitaire nationale – et aux États-Unis qui appliquent des sanctions punitives dans l’intention d’aggraver la situation. Bien sûr, le peuple cubain a le droit de protester pacifiquement. Bien sûr, le gouvernement cubain doit répondre aux doléances des Cubains.
Bien sûr, les États-Unis doivent mettre fin à leur politique mortelle et destructrice de subversion.
Louis A. Pérez Jr est titulaire de la chaire d’histoire J. Carlyle Sitterson et directeur de l’Institut d’étude des Amériques de l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill. Son livre le plus récent est « Du riz à l’époque du sucre : l’économie politique de l’alimentation à Cuba » (2019).
Source : Jacobin Mag, Louis A. Pérez Jr., 24-07-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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Commentaire recommandé
Ce qu’on oublie TOUJOURS de mentionner, c’est que Fidel Castro, au moment de la révolution cubaine, n’était pas du tout marxiste mais qu’il souhaitait simplement faire tomber le régime sanguinaire de Battista qui avait spolié les cubains de tout au profit des entreprise US, United Fruit en tête.
Et que sa première décision qui consistait à nationaliser les entreprises US n’était en fait que l’annulation des cadeaux faits par « l’ancien régime » aux prédateurs US.
Suite à la révolution, et une fois le régime Battista balayé, Fidel Castro s’est tourné en premier lieu vers les USA pour leur demander un soutien démocratique.
Et la réponse des USA fut cinglante : Restituez ce que vous « avez volé » aux entreprises US et rétablissez les « facilités » accordées par l’ancien régime aux entreprises US AVANT de commencer à négocier.
Ce qui revenait simplement à prendre la place de Battista dans le rôle de serviteur zélé des pilleurs de Cuba et à maintenir la population dans la misère au profit de ploutocrates étrangers
N’ayant d’autre alternative, Fidel Castro s’est alors tourné vers le pire ennemi des USA pour lui demander de l’aide afin d’éviter que la révolution ne se transforme en pétard mouillé.
C’est bien là la véritable histoire de la révolution cubaine qui au départ n’avait pour seul objectif que de faire tomber une dictature sanguinaire et corrompue au service d’un voisin cupide et immoral.
Sur ce coup, Fidel a été bien naïf de croire que les USA l’aideraient à remettre le pays en état.
Il a bien compris le leçon.
8 réactions et commentaires
Ce qu’on oublie TOUJOURS de mentionner, c’est que Fidel Castro, au moment de la révolution cubaine, n’était pas du tout marxiste mais qu’il souhaitait simplement faire tomber le régime sanguinaire de Battista qui avait spolié les cubains de tout au profit des entreprise US, United Fruit en tête.
Et que sa première décision qui consistait à nationaliser les entreprises US n’était en fait que l’annulation des cadeaux faits par « l’ancien régime » aux prédateurs US.
Suite à la révolution, et une fois le régime Battista balayé, Fidel Castro s’est tourné en premier lieu vers les USA pour leur demander un soutien démocratique.
Et la réponse des USA fut cinglante : Restituez ce que vous « avez volé » aux entreprises US et rétablissez les « facilités » accordées par l’ancien régime aux entreprises US AVANT de commencer à négocier.
Ce qui revenait simplement à prendre la place de Battista dans le rôle de serviteur zélé des pilleurs de Cuba et à maintenir la population dans la misère au profit de ploutocrates étrangers
N’ayant d’autre alternative, Fidel Castro s’est alors tourné vers le pire ennemi des USA pour lui demander de l’aide afin d’éviter que la révolution ne se transforme en pétard mouillé.
C’est bien là la véritable histoire de la révolution cubaine qui au départ n’avait pour seul objectif que de faire tomber une dictature sanguinaire et corrompue au service d’un voisin cupide et immoral.
Sur ce coup, Fidel a été bien naïf de croire que les USA l’aideraient à remettre le pays en état.
Il a bien compris le leçon.
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AlerterTout à fait. Son petit frère Raul et Ernesto Guevara (et d’autres) avaient bien compris avant lui que jamais les USA ne leur pardonneraient ce qu’ils avaient osé faire. Viva Cuba 🙂
+9
AlerterUn excellent film de divertissement qui donne le ton de l’esprit américain. » There will be blood » entre un prospecteur devenu roi du pétrole et un évangéliste.
+0
AlerterIn fine et l’air de rien, l’auteur de cet article remet les gouvernements US et cubain dos à dos et pratiquement sur un pied d’égalité! Un peu gonflé…
+4
AlerterTant qu’il y aura des voies à prendre pour des politiciens US en promettant n’importe quoi aux gens qui préféraient Batista et qui ont fuit en Floride, ça va être « compliqué ». La Floride « swing state » toussa …
Bref , « presque » tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut arrêter les conneries , que c’est complètement inhumain et amoral. Dommage que « le presque » à le droit de Veto à l’ONU.
Ça serait quand même une putain de Schadenfreude si le monde était obligé de coller les USA sur liste noire de voyage à cause d’un variant Cubain …
+1
AlerterTrès jeune, j’ai été deux fois à Cuba (1968 et 1970) la première fois en 1968, la révolution s’était déroulée 9 ans auparavant. Je ne veux aucunement faire l’éloge de Battista. Mais à la Havane, les files d’attente pour atteindre des magasins vides couvraient d’innombrables trottoirs. Une femme, visiblement pauvre comme tant d’autre et entourée de ses enfants en haillons me dit ceci « du temps de Battista nous étions pauvres mais on pouvait se débrouiller, maintenant, depuis la révolution, nous sommes toujours pauvres mais on ne peut plus se débrouiller !! … » Que vaut la parole du peuple ?? En général, rien … Elle est la première de la pénurie et la dernière de la file d’attente… Il en est toujours ainsi …
Ce n’est pas le régime cubain qui souffre, ce sont les Cubains, ce n’est pas du tout pareil. Le sort inique des Cubains (restés à Cuba) depuis tout ce temps ! fait que les Cubains doivent supporter les privations les plus frustrantes et cruelles par la privation des biens les plus élémentaires à la vie normale. Qu’est-ce que ce peuple adorable a donc fait, pour être ainsi puni ! Payer si cher, — et surtout si longtemps — les lubies criminelles des plus puissants de ce monde !!?? Quel bel exemple de mondialisation et de dépendance généralisée !
Aujourd’hui – à son tour -, la Chine lorgne Cuba. Le régime cubain devrait avoir compris que ce serait sa ‘sauvegarde’. En même temps, les Chinois enfonceraient ainsi un coin dans la stratégie des USA qui maintiennent iniquement ce blocus criminel sur Cuba.
+2
AlerterL’article de Louis A. Perez Jr est lucide.Je reviens brièvement sur le sujet. Il y aurait tellement à dire que les messages risquent d’être trop long.
Décidément, Cuba se trouvant géographiquement au centre des Amériques, semble être sur une faille géopolitique et géoéconomique ultra réactive du monde entier. Une faille qui tremble aux rythmes des chocs intercontinentaux et mondiaux et dont les Cubains font toujours les frais ! Ça dure depuis la révolution cubaine de 1959 ! Même la chute de l’Urss il y a 31 ans n’a pas modifié cette situation inique vécue à Cuba devenu un fusible stratégique qui saute au « gré » des antagonismes mondiaux. Ceci se traduit par le sort cruel et injuste infligé aux Cubains depuis un temps interminable à l’échelle humaine.
La ‘pandémie’ ne fait qu’augmenter les difficultés déjà en surnombre.
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Alerter« La ‘pandémie’ ne fait qu’augmenter les difficultés déjà en surnombre. »
Fin connaisseur comme vous l’êtes il ne vous aura certainement pas échappé, et vous en avez d’ailleurs fait mention dans votre premier message, que la plus grande partie des problèmes qu’affrontent les Cubains (je dis bien les Cubains!) vient du blocus inique imposé par les USA (et soutenu désormais uniquement par Israël). Depuis le début de la crise du covid19 les USA ont osé interdire l’importation des respirateurs et autres médicaments indispensables.
Que dire? Qu’ajouter de plus? Viva Cuba 🙂
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