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22.août.202422.8.2024 // Les Crises

Divertissement militarisé : quand les blockbusters hollywoodiens se laissent séduire par le Pentagone

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Des experts expliquent comment 2 500 films et émissions ont été instrumentalisés pour promouvoir la guerre.

Source : Responsible Statecraft, Hekmat Aboukhater
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

« Le moyen le plus facile d’instiller de la propagande dans l’esprit de la plupart des gens est de la faire passer par le biais d’un film de divertissement, parce qu’alors ils ne se rendent pas compte qu’ils sont soumis à de la propagande », expliquait Elmer Davis, un célèbre animateur de la chaîne CBS, qui venait d’être nommé directeur de l’Office of War Information (OWI), un programme du Pentagone créé le 13 juin 1942, six mois après Pearl Harbor [Le Bureau d’information de guerre (OWI) des États-Unis est un service fédéral des États-Unis créé peu après l’entrée du pays dans la Seconde Guerre mondiale et dissous peu après. Il est chargé de la propagande américaine sur trois fronts : intérieur, extérieur, militaire, NdT].

Plus tard, en 1953, alors que la Guerre froide battait son plein, le président Dwight D. Eisenhower a commenté le partenariat naissant entre Hollywood et le Pentagone en déclarant : « La main du gouvernement doit être habilement dissimulée et […] entièrement éliminée », ajoutant que ce partenariat devait « se faire par le biais d’accords avec une multitude d’entreprises privées du domaine du divertissement, de la dramaturgie, de la musique et autres. »

Ainsi, le président qui a inventé l’expression « complexe militaro-industriel » a été en fait l’un des premiers grands promoteurs de ce que l’on appellera plus tard le complexe militaro-divertissant ou l’industrie du militainment [spectacle de loisir militaire, NdT].

Aujourd’hui, cette industrie de la militarisation à grand spectacle est florissante. De Top Gun à la franchise Marvel, en passant par des émissions comme Extreme Makeover, le Pentagone a réussi à influencer les récits de plus de 2 500 films et émissions de télévision. Personne ne le sait mieux que Roger Stahl, directeur du département d’études en communication de l’université de Géorgie et auteur de Militainment Inc. Avec Matthew Alford, conférencier à l’université de Bath et candidat du Parti des travailleurs, Tom Secker, journaliste d’investigation, et d’autres, Stahl a réalisé « Theaters of War », un documentaire concis de 87 minutes dans lequel il dissèque méthodiquement notre industrie moderne du militainment, montrant le mastodonte qu’elle est devenue.

Responsible Statecraft s’est entretenu avec Stahl, Alford et Secker sur la façon dont nos écrans de télévision sont militarisés grâce à la supervision et au contrôle des scénarios, des accords de production hollywoodiens par le secteur du complexe militaro-divertissement [C’est la coopération entre les militaires et les industries du divertissement dans leur intérêt mutuel, en particulier dans des domaines tels que le cinéma, le multimédia, la réalité virtuelle et la réalité augmentée multisensorielle, NdT].

Ventes à la casse : Journées privilèges sur petit écran

« Des images et des histoires diffusées devant les Américains vont remplacer tout autre calcul concernant les dépenses des contribuables », a déclaré Stahl lorsqu’on lui a demandé quelle était pour le contribuable américain moyen la charge occasionnée par le prêt d’un système d’armement à un studio. Il a ajouté que « la question du coût est noyée sous […] la dimension émotionnelle. Et l’industrie du divertissement est là pour entretenir cet aspect émotionnel. »

Dans son documentaire, Stahl explique que par le biais de l’OWI auquel a succédé l’Entertainment Liaison Office, le ministère de la Défense conditionne le prêt de systèmes de défense au fait d’avoir un accès complet au scénario lors d’un nouveau film. Une fois le script vérifié et renvoyé annoté, avec des modifications de scénario voire même de l’intrigue, le studio peut soit accepter les modifications dans leur intégralité, soit perdre son accès aux jouets de l’armée. Cette relation biaisée est susceptible de déboucher sur une propagande éhontée.

À la moitié de « Theaters of War », les spectateurs voient apparaître ce qui semble être un spot publicitaire incrusté dans le film. Dans « The Fate of the Furious », le huitième volet de la franchise Fast & Furious, le rappeur et acteur Ludacris lit à haute voix un semblant de publicité de 30 mots vantant les mérites du char télécommandé Ripsaw de Textron Systems. Il s’avère que le texte de Ludacris n’a pas été écrit par un scénariste, mais par l’Entertainment Liaison Office. La scène s’est transformée en une publicité impossible à zapper, fournie au spectateur par l’armée américaine.

On retrouve des images de marketing dissimulé de ce type dans des centaines de superproductions, qu’il s’agisse de la franchise Transformers – l’un des personnages, Starscream, est un avion de chasse F-22 – ou des films Marvel, qui suscitent tant d’enthousiasme. Alors même que le public est soumis à d’évidentes publicités de vente, on constate que,dans certains cas, le Pentagone fait également la promotion de produits défectueux et inutiles.

L’avion de combat F-35 de Lockheed Martin a été qualifié de « champion poids lourd des armes futuristes mal conçues », coûtant aux contribuables américains plus de 2 000 milliards de dollars. Et pourtant, le documentaire « Secret access : Superpower 2011 » de History Channel brosse un tableau bien différent. Cette mini série présente le F-35 comme la seule voie possible pour maintenir la domination américaine sur le plan militaire, et dans « Man of Steel », Superman lui-même vole aux côtés d’une flottille de F-35 lors de sa bataille contre les impitoyables Kryptoniens. Selon Stahl, tout cela a été rendu possible grâce au Bureau de liaison pour le divertissement.

Tom Secker, journaliste d’investigation qualifié de « revendicateur vétilleux » par le Pentagone en raison de son barrage incessant en matière de FOIA [Freedom Of Information Act, loi d’accès à l’information, NdT], a fait part du contrat jusque-là inédit de l’accord de coopération pour la production de « Mission Impossible 7 : Dead Reckoning. »

En plus de permettre à l’équipe de Mission Impossible de tourner sur les bases militaires américaines des Émirats arabes unis, le contrat prévoit que le ministère de la Défense prête à l’équipe de production un V-22 Osprey fabriqué par Boeing, afin qu’il soit utilisé dans au moins deux scènes au cours desquelles l’avion sera filmé tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

L’Osprey, surnommé le « faiseur de veuves », est un désastre qui a un coût de 120 milliards de dollars dont le déclassement est imminent, dans la mesure où il a déjà causé la mort de 62 membres des forces armées.

Selon Stahl, ces scènes sont intentionnellement conçues pour « forger un lien émotionnel entre le spectateur et les différents systèmes d’armes ». Un lien qui pourrait atténuer les effets d’un éventuel scénario au cours duquel le spectateur se rendrait compte de l’inutilité et du coût du F-35, de l’Osprey et d’autres systèmes tels que le programme LCS. [Littoral Combat Ships, programme de frégates, NdT]. Cela permet de « banaliser ces dépenses colossales », a-t-il ajouté.

En créant de telles scènes, dit Alford, « ils [le Pentagone] sont en mesure de montrer à quel point leurs nouveaux produits sont sexy, merveilleux, efficaces et pertinents ». Le public, quant à lui, sera moins enclin à voir le côté « brouillon, déplaisant et cruel » de ce secteur.

Promouvoir, blanchir et justifier les accords

Alors que le Pentagone expliquait autrefois les objectifs déclarés de son implication dans l’industrie du divertissement par la volonté de promouvoir « l’authenticité de la restitution des opérations militaires » et maintenir un « niveau de dignité acceptable » en ce qui concerne la présentation de l’armée, cette volonté s’est modifiée en 1988. En vertu des nouveaux objectifs, le partenariat vise à promouvoir « la perception par le public des forces armées américaines et du ministère de la défense », à améliorer « les programmes de recrutement et de soutien aux forces armées », ainsi qu’à respecter et à promouvoir « la politique du gouvernement américain ».

L’une des scènes les plus troublantes de « Theaters of War » est tirée du film de 2017 « The Long Road Home ». Dans une des scènes, un colonel affirme que l’opération de Sadr City menée en 2004 pendant la guerre d’Irak, qui a entraîné la mort de 22 militaires et de 940 Irakiens, était indispensable pour délivrer deux millions d’Irakiens de l’oppression d’un dictateur et pour leur offrir un « avenir meilleur. »

Cette affirmation ne tient pas compte d’une série de mensonges – comme l’existence d’armes de destruction massive ou les liens supposés de l’Irak avec Al-Qaida – qui ont conduit les États-Unis à fouler le sol irakien, pas plus qu’elle ne se demande si les États-Unis étaient dans l’obligation de protéger les populations contre les dictateurs du monde entier.

Cette scène et d’autres du même genre ont, selon Alford, un objectif implicite : « convaincre davantage les gens que les engagements militaires sont formidables » et qu’ils fonctionnent. Qu’il s’agisse du film Argo de Ben Afleck, qui banalise le rôle de la CIA dans l’éviction du Premier ministre iranien démocratiquement élu, Mohammad Mossadegh, en 1953, de Black Hawk Down, qui jette un voile de courage sur la débâcle désastreuse en Somalie, ou de Top Gun, qui, en 1986, redore l’image de l’armée après deux décennies d’une campagne calamiteuse au Viêtnam, toutes ces campagnes discrètes de militainment ont largement porté leurs fruits.

Plus récemment, dans la deuxième saison de Jack Ryan, l’adorable Jim de The Office fait appel à la CIA pour renverser un dictateur vénézuélien disposant de l’arme nucléaire, et ce, en espérant installer un populiste libéral magnanime. La saison a été diffusée à peu près au moment où Washington paradait avec Juan Guaido, le nouveau dirigeant du Venezuela.

Combien coûte l’industrie du militainment

En posant un diagnostic global du problème, Stahl a indiqué que le problème réside dans la « perception des intérêts du peuple américain », ajoutant qu’alors qu’ils se concentrent sur les subventions publiques et les programmes sociaux, ils sont « aveugles aux coûts de notre engagement militariste dans le monde » – un coût qui a été brièvement résumé à la fin du documentaire et qui atteint 8 000 milliards de dollars rien que pour la période post 11 septembre 2001.

Avec un sixième audit raté, un budget militaire qui frôle les 1 000 milliards de dollars et un nouveau système de missiles balistiques intercontinentaux, l’influence de l’industrie militaire est indéniablement inquiétante et plus présente que jamais.

Néanmoins, Theaters of War offre une lueur d’espoir : la transparence. Stahl, Alford, Secker et d’autres intervenants dans le film préconisent que chaque film ou spectacle avec lequel le Pentagone travaille soit accompagné d’un avertissement bien visible dès le début, et non enfoui dans le générique, précisant que le ministère de la Défense, la CIA ou toute autre agence gouvernementale a été impliquée dans la production. Les spectateurs sauront alors que ce qu’ils s’apprêtent à regarder est, au moins en partie, « un concept de propagande », comme le dit Elmer Davis.

Hekmat Aboukhater est collaborateur au programme « Démocratiser la politique étrangère » au Quincy Institute. Précédemment, Hekmat a travaillé au Département de la consolidation de la paix et des affaires politiques des Nations unies.

Source : Responsible Statecraft, Hekmat Aboukhater, 04-07-2024

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

Actustragicus // 22.08.2024 à 10h20

Finalement, on comprend d’où viennent les échecs successifs de l’interventionnisme américain (Vietnam, Irak, Venezuela, Afghanistan, Ukraine…) : ils croient à chaque fois que ça va se passer comme dans les films !

9 réactions et commentaires

  • Hiro Masamune // 22.08.2024 à 08h30

    A défaut d’avoir une histoire militaire glorieuse, ces gens font des films … bon aparement ça marche pas vu qu’ils arrivent pas à recruter les quotas de troupes pour tout un tas de raisons.

  • utopiste rationnel // 22.08.2024 à 08h55

    A défaut d’enseigner l’Histoire, ces gens font des films de propagande. Remarquez que chez nous l’Histoire enseignée à beaucoup évoluée au fil des années …

  • petitjean // 22.08.2024 à 09h44

    Cette nation criminelle a sur la conscience les millions de victimes de sa politique extérieure

    Nous, européens, devrions boycotter tous ces films américains. Ils ont fait importer et diffuser en Europe leurs films ultra violents, où les pires choses sont montrées.

    BOYCOTT !!

  • Actustragicus // 22.08.2024 à 10h20

    Finalement, on comprend d’où viennent les échecs successifs de l’interventionnisme américain (Vietnam, Irak, Venezuela, Afghanistan, Ukraine…) : ils croient à chaque fois que ça va se passer comme dans les films !

  • Fritz // 22.08.2024 à 11h42

    Tiens ? Le pays de la Liberté et de la Libre entreprise se livrerait à la propagande via les films et les jeux ? Encore une insinuation complotiste… C’est pur hasard si le méchant dans ces productions est toujours un japonais / russe / vietnamien / russe / irakien / russe / iranien / russe… (rayer les mentions inutiles).

    • La Mola // 22.08.2024 à 16h18

      excellent !
      vous oubliez Coréen du Nord, Hamas, Cubain, Vénézuelien…

  • Didier // 22.08.2024 à 12h59

    Ce qui explique peut-être au passage pourquoi tant de films américains récents sont d’un ennui abyssal.

  • Candide // 25.08.2024 à 15h18

    Pour être juste, il faut aussi leurs reconnaitre une capacité à l’autocritique qui va parfois très loin… et ouvre toute grande les portes de la vérité ou au moins de la réflexion (suivant son état de « d’éveil »).

    Exemples de films (liste non exhaustive) :
    – Les Hommes du Président (avec Redford -Hoffman)
    – Green Zone (avec Matt Demon)
    – Les 3 jours du Condors (Avec Redford)
    – Spy Game (Redford -Pitt)
    – Made in America (avec Tom Cruise)
    – et bien sur… JFK (d’Oliver stone).

  • Grd-mère Michelle // 26.08.2024 à 13h00

    Hum… Que penser du « feuilleton » sur les prochaines élections américaines, diffusé en boucle depuis des mois sur les écrans/TV de tous les pays européens(comme s’ils faisaient déjà partie de la « grande Amérique », et alors que nous sommes généralement très peu/mal informé-e-s au sujet des candidat-e-s à nos propres élections!)?
    La puissance des images (et des mots/slogans qui les accompagnent), utilisée par les médias corrompus, même ceux (services publics) que nous subventionnons avec le fruit de notre travail(taxes et impôts), a déjà été démontrée depuis des décennies, mais le relatif succès « d’Internet » a tendance à minimiser l’influence de la télévision (où le cinéma « américain » est abondemment relayé) sur les mentalités des populations « défavorisées » peu outillées en matériel informatique, qui forment la majorité électorale.

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