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5.mars.20255.3.2025 // Les Crises

Effacer l’Histoire, effacer la démocratie : l’assaut autoritaire de Trump contre l’éducation

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Trump semble vouloir éliminer des écoles toutes les pratiques dangereuses comme le pouvoir, comme la pensée critique et l’étude non aseptisée de l’Histoire.

Source : Henry A. Giroux, Truthout
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Une statue de Rosa Parks, organisatrice des droits civiques, toise le président Trump lors du National Prayer Breakfast au Capitole à Washington, le 6 février 2025. Le décret de Donald Trump sur l’enseignement primaire et secondaire menace de supprimer le financement fédéral des écoles qui enseignent aux élèves l’histoire du racisme et de la lutte antiraciste aux États-Unis. Ting Shen / AFP via Getty Images

Dans les premiers jours de son second mandat, le président Donald Trump a signé plusieurs décrets « cherchant à contrôler la façon dont les écoles enseignent la race et le genre, à diriger davantage d’argent des contribuables vers les écoles privées et à déporter les manifestants pro-palestiniens. » Le 29 janvier 2025, il a signé le décret « Ending Radical Indoctrination in K-12 Schooling » (Mettre fin à l’endoctrinement radical dans l’enseignement de la maternelle au secondaire), qui impose d’éliminer des programmes scolaires ce que l’administration considère comme faisant la promotion des « idéologies anti-américaines radicales ». Ce décret n’est pas seulement une attaque contre la théorie critique de la race [La théorie critique de la race explique que la discrimination à l’encontre d’une personne en raison de sa race n’est pas inhérente à l’individu, mais qu’elle a été transférée aux structures sociales dans lesquelles nous vivons, ce qui se reflète dans les institutions ou les lois, NdT] ou les enseignements sur le racisme systémique ; c’est la pierre angulaire d’une idéologie autoritaire conçue pour éliminer toute pensée critique, supprimer la vérité historique et priver les éducateurs de leur autonomie. Sous le couvert de lutte contre la « discorde », il s’agit d’une guerre plus large contre l’éducation en tant que force de démocratisation, transformant les écoles en zones mortes pour l’imagination. En menaçant de supprimer le financement fédéral des établissements qui refusent de se plier à ses exigences, cette politique fonctionne comme un instrument d’endoctrinement idéologique, imposant un récit nationaliste aseptisé qui efface l’histoire de l’oppression et de la résistance tout en renforçant une culture de l’ignorance et de l’obéissance.

Dans le même temps, le président Trump a publié le décret « Expanding Educational Freedom and Opportunity for Families » (Élargir la liberté et les droits des familles en matière d’éducation), qui vise à renforcer le choix de l’école en réorientant les fonds fédéraux pour soutenir les charter schools [Les charter schools sont des écoles américaines laïques à gestion privée bénéficiant d’une très large autonomie dans l’enseignement et les programmes scolaires ; leur financement est public, NdT] et les programmes de bons d’études [Un système de bons d’études existe lorsque les gouvernements financent les familles pour permettre à leurs enfants de s’inscrire dans les écoles publiques ou privées de leur choix, NdT]. Cette politique permet aux parents d’utiliser les fonds publics pour payer les frais de scolarité des écoles privées et religieuses. Si les partisans de cette loi prétendent qu’elle donne aux parents les moyens d’agir et qu’elle favorise la concurrence, il s’agit en réalité d’un calcul visant à supprimer le financement de l’enseignement public et à le privatiser, ce qui l’affaiblit en tant que bien public favorisant la démocratie. S’inscrivant dans le cadre d’une offensive plus large de l’extrême droite contre l’éducation, cette politique réoriente des ressources essentielles au détriment des écoles publiques, aggravant les inégalités en matière d’éducation et faisant progresser un programme qui cherche à éroder l’investissement public vers une société juste et équitable.

Sous prétexte d’éliminer l’endoctrinement radical dans les écoles, un troisième décret, qui vise soi-disant à mettre fin à l’antisémitisme, menace d’expulser les étudiants pro-palestiniens qui manifestent en révoquant leurs visas, avertissant que même ceux qui se trouvent légalement dans le pays pourraient être pris pour cible en raison de leurs opinions politiques. Dans une démonstration brutale d’autoritarisme, le décret de Trump affirme sans ambiguïté que la liberté d’expression ne sera pas tolérée. Selon l’agence Reuters, l’une des fiches d’information déclarait de manière inquiétante : « Je vais (…) rapidement annuler les visas étudiant de tous les sympathisants du Hamas sur les campus universitaires, lesquels ont été infestés par le radicalisme comme jamais auparavant. À tous les résidents étrangers qui se sont joints aux manifestations pro-djihadistes, nous adressons une mise en garde : dès 2025, nous vous trouverons et nous vous déporterons. »

La guerre de longue date que mène Donald Trump contre l’éducation a pris une tournure encore plus dangereuse avec son ordre à venir de supprimer le ministère de l’Éducation par décret. Il ne s’agit pas seulement d’une attaque contre la bureaucratie, mais d’une attaque calculée et affichée contre l’éducation publique elle-même – un effort pour démanteler l’une des dernières institutions ou l’un des derniers biens publics à même de développer la pensée critique, la mémoire historique et la responsabilité citoyenne.

En vidant de sa substance le contrôle fédéral, il confie le destin de l’éducation aux législatures réactionnaires des États et aux intérêts des entreprises, garantissant ainsi que le savoir est façonné par un État qui est captif des milliardaires et des extrémistes d’extrême droite. Telle est la logique de l’autoritarisme : vider les institutions démocratiques de leur substance et remplacer l’éducation par une propagande chrétienne blanche et une pédagogie de la répression. Il s’agit ici d’une tentative de rendre une génération entière impuissante face aux forces mêmes qui cherchent à la dominer.

Ce dont nous sommes témoins n’est pas seulement une crise de l’éducation, mais une guerre à grande échelle contre les institutions qui non seulement défendent la démocratie, mais la rendent possible. Dans cette attaque, ce n’est pas seulement la fonction essentielle de l’éducation qui est menacée, mais également l’idée même qu’elle devrait être définie par son objectif qui est au cœur de la démocratie, à savoir la formation de citoyens informés et dotés d’un esprit critique.

Ces mesures prises par l’exécutif représentent une version améliorée et amplifiée de l’éducation digne du maccarthysme et de l’apartheid, qui cherche à dicter la manière dont les écoles enseignent la race et le genre, à canaliser davantage d’argent du contribuable vers des institutions privées et à expulser les manifestants palestiniens. Le paradoxe est saisissant : La Maison Blanche justifie ces mesures régressives d’aseptisation de l’histoire, de suppression des droits des étudiants transgenres et d’effacement de la théorie critique de la race en les présentant comme des efforts pour « mettre fin à l’endoctrinement dans l’éducation américaine ». En réalité, il ne s’agit pas ici de la défense de la liberté ou de la libre investigation, pas plus que de la promotion d’une éducation qui forme des citoyens informés et dotés d’un esprit critique. Fondamentalement, ce projet est une attaque délibérée contre l’éducation en tant que bien public – une attaque qui menace de démanteler non seulement les institutions publiques, mais l’essence même de l’enseignement public et supérieur ainsi que sa culture de la critique et de la démocratie. On ne saurait trop insister sur l’urgence de ce moment : l’avenir de l’éducation elle-même est en jeu.

Face aux turbulences de la vie politique et culturelle contemporaine, qui voient la montée des idéologies fascistes, l’une des forces les plus insidieuses et les plus généralisées à l’œuvre est la violence de l’oubli – le fléau que constitue l’amnésie du passé. Ce phénomène, que j’ai appelé « oubli organisé », décrit l’effacement systémique de l’histoire et ses conséquences violentes, en particulier dans la sphère publique. Ce phénomène est particulièrement évident à l’heure historique actuelle que nous vivons, alors que des livres sont interdits dans les bibliothèques, les écoles publiques et l’enseignement supérieur dans des pays comme les États-Unis, la Hongrie, l’Inde, la Chine et la Russie. Ignorer les atrocités du passé, les injustices historiques et les vérités gênantes sur les fondements d’une société n’est pas un simple oubli, c’est une forme active de violence qui façonne à la fois notre conscience collective et nos réalités politiques. Nous assistons ici à un assaut de l’extrême droite contre la mémoire, inséparable de ce que Maximillian Alvarez décrit comme une bataille pour le pouvoir – pour savoir de qui on se souvient, qui on efface, qui est mis de côté et qui est réduit de force à quelque chose de moins qu’humain. Ce combat ne concerne pas seulement l’histoire ; il s’agit de savoir de qui viennent les récits qui sont autorisés à façonner le présent et l’avenir. Alvarez saisit cette réalité avec une clarté saisissante et mérite d’être cité in extenso :

« Parmi les enjeux dans la guerre sans fin de la politique, il y a l’Histoire elle-même. La bataille pour le pouvoir est toujours une bataille pour déterminer de qui on se souvient, comment on se souviendra d’eux, où et sous quelle forme leur mémoire sera préservée. Dans cette bataille, il n’y a pas de place pour la neutralité : chaque histoire et chaque contre-histoire sont appelées à se battre, à ferrailler, à s’étendre et à se faire une place dans le monde, de peur d’être oubliées ou effacées de force. En ce sens, toute histoire est l’histoire d’un empire – une tentative pour contrôler la plus grande étendue de territoire qui soit : le passé. »

L’oubli organisé a également contribué à favoriser la résurgence de Donald Trump, la vérité et la raison étant systématiquement remplacées par le mensonge, la corruption, le déni et l’instrumentalisation de la mémoire elle-même. La culture du questionnement, de la critique et de la réflexion n’est pas simplement en train de disparaître aux États-Unis : elle est activement calomniée, dénigrée et remplacée par une pénombre qui, comme l’observe Ezra Klein, est « stupéfiante par son étendue, allant de l’incompétence autodestructrice au renforcement de l’autoritarisme en passant par l’incohérence brouillonne ».

Cette érosion affecte les institutions judiciaires, la société civile et l’éducation – des piliers qui s’appuient sur la mémoire, le jugement éclairé et les preuves afin de faciliter la compréhension de l’Histoire et la responsabilité civique. L’attaque contre le bien commun va au-delà des diversions apportées par une « économie de l’attention » conçue pour déformer la réalité ; elle reflète un effort délibéré pour rompre les liens entre l’histoire et le sens. Le temps est réduit à des épisodes fragmentés, dépouillés des récits partagés qui relient le passé, le présent et l’avenir.

Cette crise incarne un grave effondrement de la mémoire, de l’Histoire, de l’éducation et de la démocratie elle-même. Une culture fondée sur la fabrication de l’ignorance – enracinée dans le rejet de l’Histoire, des faits et de la pensée critique – efface toute responsabilité dans l’élection d’un dirigeant qui a incité à l’insurrection et a qualifié ses opposants d’ « ennemis de l’intérieur ». Ces politiques autoritaires s’appuient sur l’amnésie historique, bercent la société jusqu’à la passivité, érodent la mémoire collective et subvertissent l’action civique. La déclaration de Trump sur Fox & Friends, selon laquelle il sanctionnerait les écoles qui enseignent aux élèves l’histoire exacte des États-Unis, y compris l’esclavage et le racisme dans le pays, en est l’illustration. L’appel à faire taire les mémoires à risques est inséparable de la violence du terrorisme d’État – une force qui censure et déshumanise la dissidence, allant jusqu’à la punition, la torture et l’emprisonnement des diseurs de vérité et des critiques qui ont le courage de tenir le pouvoir oppresseur pour responsable de son action.

Par essence, la violence de l’oubli opère par le déni et la distorsion des événements historiques, en particulier ceux qui remettent en cause les récits dominants du pouvoir. Depuis les atrocités coloniales et les luttes pour les droits civiques, jusqu’à l’histoire des relations entre la Palestine et Israël, nombre des chapitres les plus significatifs de l’histoire sont soit passés sous silence, soit complètement effacés. Ces omissions stratégiques servent les intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir, leur permettant de garder le contrôle en faisant taire les vérités qui dérangent. Comme nous le rappelle l’historien Timothy Snyder, en refusant de reconnaître la violence du passé, la société facilite grandement la perpétuation des injustices dans le présent. La politique de l’oubli organisé, la censure de l’histoire et la remise en cause de la prise de conscience historique sont fondamentales pour la montée des voix d’extrême droite aux États-Unis et dans le monde entier.

Avec la multiplication des lois mémorielles régressives, conçues pour réprimer ce que les gouvernements autoritaires considèrent comme des interprétations dangereuses et radicales du passé d’un pays, la conscience historique se transforme en une forme d’amnésie historique. Un exemple frappant de loi mémorielle régressive a été promulgué par Trump au cours de son premier mandat. Le rapport 1776, défendu par la droite comme une « restauration de l’éducation américaine », était en fait une tentative d’éliminer de l’enseignement de l’histoire toute référence à l’héritage du colonialisme, de l’esclavage et des mouvements qui ont mis en évidence des éléments de l’histoire américaine qui étaient inacceptables, antidémocratiques et moralement révoltants. Snyder souligne l’émergence de lois mémorielles dans un certain nombre d’États. Il écrit dans un article du New York Times de 2021 :

« À ce jour, cinq États (Idaho, Iowa, Tennessee, Texas et Oklahoma) ont adopté des lois qui orientent et restreignent les débats sur l’histoire dans les salles de classe. Le ministère de l’éducation d’un sixième État (la Floride) a adopté des lignes directrices allant dans le même sens. Douze autres législatures d’État sont encore en train d’examiner des lois mémorielles. Leur contenu est variable. Celle de l’Idaho est la plus kafkaïenne en matière de censure : elle affirme la liberté d’expression, puis interdit les discours qui sèment la discorde. Celle de l’Iowa exécute la même pirouette totalitaire. Celles du Tennessee et du Texas vont plus loin en spécifiant ce que les enseignants peuvent ou ne peuvent pas dire. Dans le Tennessee, il est interdit d’enseigner que l’État de droit est « une évolution des rapports de force et des luttes entre groupes raciaux ou autres. […] Celle de l’Idaho mentionne la Théorie critique de la race ; la directive du conseil scolaire de Floride l’interdit dans les salles de classe. La loi du Texas interdit d’exiger des élèves qu’ils comprennent le projet 1619 [L’objectif du projet 1619 est de repenser l’histoire américaine en expliquant clairement que l’esclavage est le fondement sur lequel les États-Unis d’Amérique sont construits et en réfléchissant à ce que cela signifierait de considérer 1619 comme l’année de naissance de la nation, NdT]. Il s’agit là de la perversion de l’objectif : la réussite des enseignants passe par l’incompréhension des élèves. »

Un aspect majeur de cet oubli et de cet effacement de la mémoire historique est le rôle de l’ignorance, qui s’est non seulement répandue, mais est aussi devenue une arme à l’époque moderne. L’ignorance, en particulier dans la société américaine, est passée du stade passif de manque de connaissances à celui de refus actif de s’engager sur des questions cruciales. Ce phénomène est amplifié par la nature des médias contemporains axés sur le spectacle et par la banalisation grandissante d’une culture du mensonge associée à la promotion d’un langage de violence, qui non seulement se nourrit davantage de divertissement que de réflexion, mais qui est également devenu un puissant vecteur de diffusion du sectarisme, de la haine raciale et des mensonges de la droite. En outre, l’obsession des médias grand public pour le spectacle – qu’il s’agisse de dramaturgie politique, de culture de la célébrité ou d’histoires à sensations – éclipse souvent les débats plus importants, mais moins glamour, au sujet de la violence dans l’Histoire et les injustices systémiques.

Cette incurie intellectuelle contribue à la persistance d’un cycle dangereux, puisque l’effacement de l’histoire permet la poursuite de la violence et de l’oppression. Les systèmes de pouvoir tirent bénéfice de cette amnésie, dans la mesure où elle leur donne la possibilité de maintenir le statu quo sans avoir à répondre des erreurs du passé. Lorsque la société refuse de se souvenir ou d’aborder la question des injustices passées – qu’il s’agisse de l’esclavage, de l’impérialisme ou de l’exploitation économique – les détenteurs du pouvoir peuvent continuer à exploiter les réalités du présent sans craindre d’avoir à rendre des comptes sur l’Histoire.

Dépouiller l’éducation de son esprit critique, c’est priver la démocratie de son potentiel de transformation.

L’impact culturel de cet oubli organisé est profond. Non seulement il crée un vide dans la mémoire de la population, mais il freine également la croissance collective. Faute de tirer les leçons du passé, il devient pratiquement impossible d’apprendre des erreurs et de s’attaquer aux causes profondes des inégalités sociales. Cette absence de mémoire rend plus difficile toute revendication de changement véritable, alors que se reproduisent et se légitiment les assauts persistants de l’extrême-droite contre la démocratie.

La violence de l’oubli organisé n’est pas simplement une question de désintérêt ; il s’agit d’une agression culturelle et intellectuelle délibérée qui sape les fondements de toute démocratie digne de ce nom. En effaçant le passé, la société cautionne implicitement l’oppression en cours des groupes marginalisés et perpétue des idéologies néfastes qui prospèrent dans l’ignorance. Cet effacement réduit au silence les voix de ceux qui ont souffert, les privant de l’espace nécessaire pour dire leur vérité et réclamer justice. Il ne se limite pas aux seules injustices historiques ; il s’étend au présent, réduisant au silence ceux qui, courageusement, critiquent la violence contemporaine, telle la guerre génocidaire d’Israël contre Gaza, soutenue par les États-Unis, et ceux qui ont le courage d’en tenir le pouvoir pour responsable.

Le fait d’oublier n’est pas quelque chose de passif ; il soutient activement les systèmes d’oppression et de censure, en étouffant les dissensions et les débats, qui sont tous deux essentiels à une démocratie saine.

Tout aussi dangereuse est la forme d’amnésie historique qui en est venue à dominer aujourd’hui notre paysage politique et culturel. Cet oubli organisé vient alimenter une pédagogie fondée sur une ignorance forgée qui donne la priorité à l’émotion sur la raison et au spectacle sur la vérité. Dans ce processus, l’histoire est fragmentée et déformée, ce qui rend pratiquement impossible la construction d’une compréhension cohérente du passé. En conséquence, les institutions publiques – en particulier l’éducation – sont fragilisées, la pensée critique et la responsabilité sociale cédant la place à des récits superficiels et sensationnalistes. L’enseignement supérieur, qui était autrefois un bastion pour le développement de la culture civique ainsi que pour répondre à l’impératif moral de prendre conscience de notre rôle en tant qu’individus et acteurs sociaux, est aujourd’hui attaqué par des forces qui cherchent à effacer de la mémoire collective les progrès sociaux et politiques du passé. Des personnages comme Trump incarnent cette menace, car ils s’efforcent d’effacer le souvenir des progrès accomplis au nom de l’égalité, de la justice et de la dignité humaine. Cette attaque menée contre la mémoire historique et la rigueur intellectuelle frappe au cœur même de la démocratie. Lorsque nous autorisons l’effacement de l’histoire et l’affaiblissement de la pensée critique, nous prenons le risque de voir se perdre les idéaux dont la démocratie est porteuse : la justice, l’égalité et la responsabilité.

Une démocratie ne peut prospérer en l’absence de citoyens éclairés et investis, capables d’interroger, de remettre en question et de réimaginer un avenir différent du présent. Sans eux, la notion même de démocratie devient un idéal creux et sans âme – une illusion de liberté dépourvue de toute vérité ou de responsabilité. Dans ce contexte, l’éducation n’est pas simplement un outil de transmission de la connaissance ; elle est le fondement et la pierre angulaire de la conscience politique. Être éduqué, être citoyen, cela ne consiste pas à être neutre ou passif – il s’agit au contraire de s’engager de manière vitale, active, politique et morale dans le monde, en s’appuyant sur la pensée critique et le potentiel de la démocratie. C’est reconnaître que le fait d’apprendre et le fait d’être citoyen sont inextricables. Dépouiller l’éducation de son pouvoir critique, c’est priver la démocratie de son potentiel de transformation.

Pour faire face à la violence de l’oubli, il faut changer notre façon d’aborder l’histoire. Les intellectuels, les éducateurs et les militants doivent assumer la responsabilité de réintroduire les vérités douloureuses du passé dans le discours public. Il ne s’agit pas de s’attarder sur le passé pour lui-même, mais de comprendre sa pertinence pour le présent et l’avenir. Pour briser les cycles de la violence, la société doit veiller à perpétuer le souvenir, non seulement pour garder la mémoire, mais aussi en tant qu’instrument essentiel de progrès.

En outre, pour aborder l’histoire avec honnêteté, il faut reconnaître que la violence de l’oubli n’est pas un épisode ponctuel, il relève d’un processus continu. Les systèmes de pouvoir ne se contentent pas d’oublier ; ils s’efforcent activement d’effacer, de réécrire et d’aseptiser les narratifs historiques. Cela signifie que la lutte pour la mémoire est permanente et exige une vigilance constante. Il ne suffit pas simplement de faire connaître des vérités historiques ; la société doit veiller à ce que ces vérités ne soient pas à nouveau oubliées, enterrées sous le poids des spectacles médiatiques, de la répression idéologique et de la théâtralisation politique.

Enfin, la violence de l’oubli est un obstacle à un véritable changement social. Si on n’affronte pas le passé, si on ne reconnaît pas la violence et les injustices qui ont façonné notre monde, on ne peut espérer construire un avenir plus juste et mieux éclairé. Pour aller de l’avant, tout ordre social démocratique viable doit se réconcilier avec son passé, se libérer des liens de l’ignorance et s’engager à créer un avenir fondé sur la connaissance, la justice et la responsabilité.

La tâche consistant à affronter et à démanteler les structures violentes façonnées par le pouvoir de l’oubli est immense, mais l’urgence n’a jamais été aussi criante. À une époque où la portée et le pouvoir des nouveaux appareils pédagogiques tels que les médias sociaux et l’IA dominent nos paysages culturels et intellectuels, le défi devient encore plus complexe. Bien qu’elles recèlent un potentiel d’éducation et de connexion, ces technologies sont contrôlées par une classe dirigeante réactionnaire composée d’élites financières et de milliardaires, et elles sont de plus en plus utilisées pour perpétuer la désinformation, fragmenter l’histoire et manipuler le discours public. Les algorithmes dictatoriaux qui pilotent ces plateformes donnent de plus en plus la priorité au sensationnel plutôt qu’au fond, au mensonge plutôt qu’à la vérité, à l’appropriation du pouvoir plutôt qu’à la responsabilité sociale et, ce faisant, renforcent des formes d’analphabétisme civique, tout en s’attaquant aux institutions fondamentales qui permettent de développer un regard critique et une culture de la remise en question.

Il est urgent de mener une action collective et de s’engager intellectuellement pour réclamer et restaurer la vérité historique, la pensée critique et la responsabilité sociale. Le moment historique actuel, à la fois sans précédent et alarmant, résonne avec la réflexion d’Antonio Gramsci sur une époque antérieure marquée par la montée du fascisme : « L’ancien monde se meurt, le nouveau monde peine à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »

Confrontée à une crise de plus en plus profonde de l’histoire, de la mémoire et de notre capacité d’action, toute résistance digne de ce nom doit être collective, perturbatrice et résolument déstabilisante, elle doit remettre en question les orthodoxies bien ancrées et démanteler les forces qui perpétuent l’ignorance et l’injustice. Cette lutte doit être tout à la fois radicale dans son essence et intransigeante dans ses exigences de changement social, en reconnaissant que l’éducation est inséparable de la politique et des défis tangibles auxquels les gens sont confrontés dans leur vie quotidienne. C’est dans cet effort collectif que réside le pouvoir de démanteler les barrières qui entravent la vérité, de reconstruire les fondements de la pensée critique et de façonner un avenir enraciné dans le savoir, la justice et un engagement profond à responsabiliser le pouvoir. Cette vision repose sur notre capacité à apprendre de l’Histoire, à nourrir une conscience historique qui informe notre présent et à réimaginer l’action comme une force essentielle dans la lutte permanente pour la démocratie. Cet appel à une imagination radicale ne peut se cantonner aux salles de classe, elle doit émerger comme une force de transformation ancrée dans un mouvement de la classe ouvrière uni et multiracial. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons faire face aux crises urgentes de notre époque.

Cet article est placé sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0), et vous êtes libre de le partager et de le republier selon les termes de la licence.

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Henry A. Giroux est actuellement titulaire de la McMaster University Chair for Scholarship in the Public Interest au sein du département d’anglais et d’études culturelles et a été récompensé comme Paulo Freire Distinguished Scholar in Critical Pedagogy. Ses ouvrages les plus récents sont les suivants : The Terror of the Unforeseen (Los Angeles Review of books, 2019)(La terreur de l’imprévisible), On Critical Pedagogy, 2e édition (Bloomsbury, 2020) (De la pédagogie critique); Race, Politics, and Pandemic Pedagogy : Education in a Time of Crisis (Bloomsbury 2021) (Race, politique et pédagogie pendant la pandémie : l’éducation en temps de crise ; Pedagogy of Resistance : Against Manufactured Ignorance (Bloomsbury 2022) (Pédagogie de la résistance : contre l’ignorance construite) et Insurrections : Education in the Age of Counter-Revolutionary Politics (Bloomsbury, 2023) (Insurrections : L’éducation à l’ère de la politique contre-révolutionnaire), il a co-écrit avec Anthony DiMaggio, Fascism on Trial : Education and the Possibility of Democracy (Bloomsbury, 2025) ( Le fascisme au banc des accusés : l’éducation et la possibilité de la démocratie). Giroux est également membre du conseil d’administration de Truthout.

Source : Henry A. Giroux, Truthout, 06-02-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

CdeB // 05.03.2025 à 08h43

Sur le fond QUI s’insurge sur l’absence à l’école de ce qui ferait de nos enfants des vrais citoyens ?

PERSONNE, chacun est dans La défense de ses valeurs plutôt que dans celle des grands principes transcendants.
Tout ce qui donnerait sens à une analyse systémique à disparu des programmes pour finir par dire ce qui est bien ou mal :
– thermodynamique disparue jusqu’en terminale, pourtant c’est la base de la compréhension de systèmes simples et d’échanges,
– système nerveux central et biais cognitifs : jamais appris pourtant on a là la base de la base que chacun devrait connaître car elle permet de se méfier DE SOI de son propre cerveau dans un monde où les neurosciences et la psychosociologie sont les armes de bases des cabinets de conseil qui décident de nos vie via les marionnettes en place…

Au lieu de cela, nous nous sommes laissés enfermer dans des idéologies dans du bla-bla, chacun, pensant faire mieux, plus bienveillant que son voisin et tout ça nous emmenant à créer des enfants incultes.

Donc si vous pensez être progressiste, si vous pensez être humaniste, peut-être va-t-il falloir, plutôt que de se laisser aller à la bienveillance normative, remonter les manches, lire, réfléchir, échanger sur tout cela.
Peut-être va-t-il falloir faire confiance dans les générations futures pour trouver des solutions parce que nous leur aurons apporté du concept et du savoir, plutôt que de les enfermer dans nos névroses.

Un prof plus que déçu…

11 réactions et commentaires

  • Gribouille // 05.03.2025 à 08h15

    Cet article est vraiment une inversion accusatoire. C’est clair qu’expliquer à un gamin qu’il peut choisir son sexe, qu’un homme peut être « enceint » va en faire un citoyen libre et éclairé. Enfin, s’il survit à cela, il aura le malheur d’être pointé du doigt pour les crimes de ses ancêtres pour bien lui faire comprendre qu’il devra les expier, et baisser la tête toute sa vie. Arrêtons de confondre le confusianisme avec Confucius.

    • Morne Butor // 05.03.2025 à 08h30

      Ce n’est pas le sujet. La lutte contre le wokisme n’est qu’un prétexte pour prendre le contrôle de la société américaine dans tous ses aspects. Un programme d’extrême droite est déroulé par Trump, voilà tout.

      • utopiste rationnel // 05.03.2025 à 11h00

        Pertinents ou non, le wokisme et les minorités étant de même instrumentalisés, le retour de flammes n’a hélas rien d’étonnant. Les politiciens et leurs prolongements médiatiques, quelque soient leurs orientations, doivent à tous prix cacher le fait que le problème principal ce n’est pas la différence de couleur de religion ou de sexe mais bien la répartition de la richesse, et du pouvoir qui en découle, dans le système actuel de gouvernance. Le véritable adversaire c’est la nouvelle aristocratie, qui par chez nous se reconnait à son sang vert, et tous ceux qui la serve dans l’espoir de toucher des prébendes.

        • Morne Butor // 05.03.2025 à 12h23

          Pas compris la référence au sang vert.
          On est dans un conflit de classes pas du tout caché : les riches contre les pauvres. Et Warren Buffet a bien dit, il y a des années de cela, que c’est sa classe sociale qui a gagné.

  • CdeB // 05.03.2025 à 08h34

    Lire les contempteurs d’un progressisme qui est allé jusqu’à renier l’humanisme pour le remplacer par une religion de la terre ainsi devenue sacrée est douloureux.
    Dans cette polarisation à outrance que Trump révèle plus qu’il ne la provoque certains ont été bien silencieux (par faute de compréhension systémique ?) durant la lente dérive du progressisme vers une technocratie devenue totalitaire qui, pour continuer de croire à des chimères est prêt à sacrifier l’humain.

    Arrêtez de critiquer Trump, de vous draper dans les principes que vous avez par ailleurs reniés en permanence, réfléchissez à ce qui l’a amené au pouvoir et peut-être pourrons nous avancer ensemble vers un avenir plus intelligent.

    Sinon nous resterons enfermés dans une polarisation savamment entretenue par ceux qui ont le pouvoir réel : les banques qui décideront encore de notre avenir en finançant ou pas tel ou tel investissement.

    Au passage, le réductionnisme dans l’éducation a fait des ravages, instillé dès le plus jeune âge la différence plutôt que ce qui nous rassemble, mais visiblement ce cynisme n’a pas été compris par certains.

    Trump nous donne une opportunité formidable, celle de mettre en lumière de manière rapide les deux faces d’une même problématique qui est le management humain, profitons-en pour regarder les deux (qui s’opposent en apparence mais qui servent les mêmes dominants) et en tirer une leçon systémique !
    Quels sont les invariants ?
    Que manque-t-il dans les deux ?
    Qui sont les gagnants des deux ?

    Le reste n’est que temps perdu…

  • CdeB // 05.03.2025 à 08h43

    Sur le fond QUI s’insurge sur l’absence à l’école de ce qui ferait de nos enfants des vrais citoyens ?

    PERSONNE, chacun est dans La défense de ses valeurs plutôt que dans celle des grands principes transcendants.
    Tout ce qui donnerait sens à une analyse systémique à disparu des programmes pour finir par dire ce qui est bien ou mal :
    – thermodynamique disparue jusqu’en terminale, pourtant c’est la base de la compréhension de systèmes simples et d’échanges,
    – système nerveux central et biais cognitifs : jamais appris pourtant on a là la base de la base que chacun devrait connaître car elle permet de se méfier DE SOI de son propre cerveau dans un monde où les neurosciences et la psychosociologie sont les armes de bases des cabinets de conseil qui décident de nos vie via les marionnettes en place…

    Au lieu de cela, nous nous sommes laissés enfermer dans des idéologies dans du bla-bla, chacun, pensant faire mieux, plus bienveillant que son voisin et tout ça nous emmenant à créer des enfants incultes.

    Donc si vous pensez être progressiste, si vous pensez être humaniste, peut-être va-t-il falloir, plutôt que de se laisser aller à la bienveillance normative, remonter les manches, lire, réfléchir, échanger sur tout cela.
    Peut-être va-t-il falloir faire confiance dans les générations futures pour trouver des solutions parce que nous leur aurons apporté du concept et du savoir, plutôt que de les enfermer dans nos névroses.

    Un prof plus que déçu…

  • Sylphe // 05.03.2025 à 09h33

    L’enseignement primaire aux États-Unis n’a jamais été bon.
    Si en plus des croyances religieuses que Dieu créa l’homme le septième jour, on y ajoute le wokisme, c’est alors un naufrage complet !
    Le retour aux fondamentaux est une bonne initiative.

    • utopiste observateur // 05.03.2025 à 11h08

      Les fondamentaux de Trump peuvent être assez différents des vôtres. L’Histoire n’est pas officiellement enseignée aux USA. C’est pourquoi elle est sujette à toutes les influences y compris les plus pernicieuses.

  • Auguste Vannier // 05.03.2025 à 10h22

    John Dewey, un des plus remarquable penseurs US du 20ième siècle, s’est efforcé de montrer le lien profond entre Démocratie et Education (le titre d’un de ses ouvrages). Ce n’est donc pas étonnant que la dynamique fascisante qu’on observe aux US, comme un peu partout en Europe, s’attaque à l’éducation. En France, les incessantes réformes, les réductions de moyens, le sabotage des tentatives de formation professionnelle des professeurs, sont sur le point de réussir la destruction du service public éducatif pour développer un marché de l’éducation. Dans ce domaine comme dans d’autre le « marché » c’est le renard dans le poulailler, et comme on l’observe dans les media et l’édition, le renard est avant tout milliardaire…

  • Savonarole // 05.03.2025 à 14h42

    Vous voulez vraiment apprendre à des chiards les détails sordides de 250 ans de guerres coloniales et/ou impérialistes à la con ? Y a pas encore assez de psychopathes sur place pour les auteurs ?
    Ce qui les fait chier ces cons là c’est qu’on apprennent plus leur version de l’histoire à eux … les faits peuvent bien aller se faire foutre dans tous les cas.

  • La Mola // 05.03.2025 à 19h56

    « si vous trouvez que l’éducation coûte trop cher, essayez l’ignorance » (attribué – entre autres – à A. Lincoln)

    le dénigrement de la recherche et du savoir ne date pas d’hier aux US comme en beaucoup de pays dits occidentaux… notamment chez tous ces « fous de dieu » anglo/US et autres évangélistes messianiques – en plus des théocrates de toutes obédiences religieuses !

    l’important est de comprendre le pourquoi du comment et, en la matière, Trump nous éclaire plutôt par sa « franchise » décomplexée sur une réalité très ancienne, faisant ressortir au passage la vanité du « progressisme » dévoyé qui aveugle sur ses conséquences délétères pour l’ensemble du vivant

    le platisme, ou l’assimilation d’une foi (intime) à LA vérité révélée imposable à tous en sont des symptômes, comme l’universalisme qui conduit à une hiérarchisation moralisatrice de « camps » antagonistes ou simplement « autres »

    on reste « libres d’obéir » (Y. Chapoutot) – ou pas !

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