L’appel à expulser tous les Palestiniens et à prendre le contrôle de leur territoire – et tout cela avec l’aide de l’armée américaine – est peut-être de l’esbroufe, mais et si ce n’était pas le cas ?
Source : Responsible Statecraft, Paul R. Pillar
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
La déclaration du président Trump au sujet de la bande de Gaza et de ses habitants me fait penser à la définition qu’Abraham Lincoln donnait d’un hypocrite : un homme qui assassine ses parents et implore ensuite la clémence parce qu’il est orphelin.
Trump a raison de dire que les habitants de Gaza « vivent l’enfer. » Mais dans la même phrase, il soutient les politiques et les actes de l’État étranger qui a transformé la bande de Gaza en enfer. Trump ne voit pas d’inconvénient à ce que les États-Unis aident Israël à « assassiner » la bande de Gaza – et à cette fin il augmente les livraisons d’armes – tout en prétendant être empli de commisération et de compassion envers le reste de la population de Gaza qui a jusqu’à présent survécu à l’assaut israélien, mais qui souffre intensément.
Cette hypocrisie ne fait que donner un nouveau lustre à ce qui était déjà un soutien moralement indéfendable au nettoyage ethnique. Alors que les débats sur la question de savoir si Israël commet ou non un génocide s’enlisent dans la sémantique et s’éloignent du fond, il est indéniable qu’Israël procède à un nettoyage ethnique. Les paroles et les actes des hauts fonctionnaires israéliens montrent clairement que le déplacement des Palestiniens hors de la Palestine fait partie intégrante de la politique israélienne.
Les États-Unis se sont autrefois opposés à l’épuration ethnique. Pendant les guerres des années 1990 qui ont suivi l’éclatement de la Yougoslavie, les États-Unis, après quelques hésitations, se sont résolument opposés au nettoyage ethnique des musulmans par les Serbes de Bosnie, allant même jusqu’à mener une intervention militaire qui a mis fin à la campagne meurtrière des Serbes. Mais aujourd’hui, non seulement les États-Unis approuvent la campagne d’épuration ethnique d’Israël, mais ils la soutiennent activement.
Ce qui arrive aux Palestiniens est moralement abject et a de multiples conséquences préjudiciables pour les États-Unis, dans la mesure où Washington participe à la campagne israélienne. Parmi ces conséquences, citons une moindre capacité à atteindre les objectifs qui exigent la coopération des États arabes et une plus grande incitation des terroristes à frapper les États-Unis.
Alors que ces problèmes existaient déjà en raison de la tolérance de longue date des États-Unis à l’égard de l’assujettissement des Palestiniens par Israël, le retrait non consenti de la population soumise de la Palestine amplifierait les réactions émotionnelles et les effets préjudiciables qui en découleraient pour les États-Unis. Un tel retrait rappelle les souvenirs douloureux de la Nakba, ou « catastrophe », au cours de laquelle des centaines de milliers de Palestiniens ont été chassés de chez eux lors de la guerre de 1948 qui a suivi la déclaration d’indépendance d’Israël.
Les affirmations de Trump selon lesquelles les Palestiniens seraient « ravis » de quitter la Palestine et que d’autres États arabes seraient prêts à les accepter ne correspondent en rien à la réalité. L’attachement profond de la plupart des Palestiniens à leur patrie malgré les conditions misérables qui règnent à Gaza est démontré par la détermination des familles de déplacés en interne à retourner dans le nord de Gaza pendant le cessez-le-feu actuel, alors qu’elles savent que nombre de leurs maisons ne sont plus que décombres.
Quant à l’accord des autres États arabes, lorsque Trump a suggéré le mois dernier que les Palestiniens partent pour l’Égypte ou la Jordanie, ces deux États en ont rejeté l’idée avec force. Tous deux ont des raisons impérieuses pour justifier leur rejet, notamment leur propre sécurité intérieure et leur politique nationale, en plus de leur dégoût quant à l’injustice dont sont victimes les Palestiniens.
La Jordanie considère un nouvel afflux massif de Palestiniens comme une menace existentielle. Cela bouleverserait une situation interne déjà fragile alors qu’une importante population palestinienne – dont beaucoup sont des réfugiés de la Nakba originelle – vit sous un régime dirigé par des Bédouins. Un tel déplacement serait contraire aux accords que la Jordanie pensait avoir conclus lors de la signature de son traité de paix avec Israël en 1994. Ce déplacement risque d’entraîner l’effondrement d’un régime que les États-Unis considèrent comme un ami fiable dans cette région cruciale du Moyen-Orient.
Lorsque Trump déclare que des « endroits vraiment sympas » pourraient être construits pour les Palestiniens soumis à un nettoyage ethnique, on a l’impression qu’il parle de les faire passer d’un appartement minable dans le Queens à un immeuble en co-propriété attrayant dans le centre de Manhattan. Il ne s’attarde pas sur la notion de foyer et de territoire, en particulier pour les Palestiniens qui sont attachés à une patrie où leurs familles vivent depuis des siècles.
Quelque six millions de Palestiniens, pour la plupart déplacés par les guerres antérieures d’Israël, vivent déjà dans d’autres pays arabes. Les conditions dans lesquelles la plupart d’entre eux le font ne sont pas « vraiment sympas ». Nombre d’entre eux vivent dans des camps de réfugiés, en subissent la réalité, avec toute la misère que cela implique. Même si il y a eu un renouvellement des générations depuis 1948, le sentiment d’être Palestinien et d’être un réfugié déplacé de sa patrie ne s’est pas pour autant éteint pour la plupart d’entre eux.
En outre, comme l’a démontré le massacre des Palestiniens des camps de réfugiés de Sabra et Chatila par une milice soutenue par Israël lors d’une précédente invasion israélienne du Liban en 1982, même un déplacement vers un pays arabe voisin n’est pas synonyme de sécurité face à l’agression israélienne. C’est probablement ce que pensent les Palestiniens de la bande de Gaza qui, au cours de l’année écoulée, ont été chassés de chez eux par Israël pour être à nouveau attaqués dans ce qui était censé être des « zones sûres. »
Si les idées de Trump sur le nettoyage ethnique des Palestiniens pour les envoyer hors de la Palestine sont peu réalistes, elles semblent constituer une part importante de la politique de son administration concernant le conflit israélo-palestinien. Il a exprimé cette idée plus d’une fois et elle est cohérente avec la pratique, qui remonte à son premier mandat, qui consiste à s’aligner sur les politiques du gouvernement israélien. Les terribles conséquences d’un tel nettoyage ethnique, telles qu’elles sont résumées ci-dessus, devront constituer un élément majeur du débat politique à venir.
Quant à l’autre partie des commentaires de Trump à l’issue de sa rencontre avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou – concernant la « mainmise » des États-Unis sur la bande de Gaza, elle n’est pas moins scandaleuse, mais elle est d’une autre nature. Même certains Républicains du Congrès – qui jusqu’à présent ont soutenu sans broncher, ou du moins approuvé tacitement, presque tout ce que Trump a fait depuis le début de son mandat – ont exprimé des réserves quant à cette idée. Voilà qui devrait au moins attirer l’attention de Trump. Tout comme le fait qu’une telle démarche va à l’encontre de l’intention déclarée de Trump de réduire les dépenses et les interventions des États-Unis à l’étranger, en particulier ceux qui impliquent une nouvelle guerre.
On ne peut pas encore considérer que le commentaire sur la prise en charge de Gaza est une politique de l’administration. Et pour mémoire, une telle politique serait une erreur désastreuse. Outre l’énorme fardeau de reconstruction, elle impliquerait une contre-insurrection coûteuse dans une région militairement difficile où le Hamas est encore bien vivant. À certains égards, une telle opération militaire serait pire que la guerre menée par les États-Unis en Irak, puisqu’ils ne pourraient même pas se présenter comme des libérateurs s’opposant à un régime oppressif, mais tout au contraire, ils agiraient de concert avec l’oppresseur.
Selon certains, le commentaire sur la « prise de contrôle » relevait d’un stratagème de négociation : une revendication excessive destinée à amener le Hamas et l’Arabie saoudite à accepter quelque chose de plus modéré en ce qui concerne l’avenir de Gaza, tout en donnant à Israël une raison de prolonger le cessez-le-feu actuel. C’est une éventualité mais voilà qui crédite Trump d’une pensée stratégique plus complexe que celle dont il a fait preuve par le passé. Il est plus probable que ce commentaire reflète à la fois l’attention portée par Trump à une idée personnelle qui le fascine, son instinct quant à ce qui le sert politiquement ou génère des applaudissements, et ce que lui a dit la dernière personne présente.
La vision de Trump pour Gaza reprend celle que son gendre Jared Kushner a exposée il y a près d’un an sur les possibilités de développement des « biens immobiliers de grande valeur situés en bord de mer » à Gaza, à condition que la population soit d’abord expulsée. En tant que promoteur immobilier, il peut adhérer à cette idée. La notion de prise de contrôle par les États-Unis semble également conforme au style de projets impérialistes que Trump avait déjà en tête concernant le Groenland et le Panama.
Le fait que ce commentaire ait été fait lors d’une conférence de presse commune après sa rencontre avec Netanyahou est révélateur. Certains observateurs s’attendaient à ce qu’il y ait des frictions et des désaccords lors de la réunion, et il est possible que cela ait été le cas derrière les portes closes. Mais l’instinct profond de Trump sur toutes ces questions est de continuer à être perçu comme un partenaire à part entière d’Israël. Un Netanyahou rayonnant le complimentant sans cesse lors de la conférence de presse, a montré que cette rencontre répondait au souci des deux dirigeants de bénéficier d’une image positive.
La doctrine déclarée de Trump est peut-être « l’Amérique d’abord », mais pour tout ce qui concerne le Moyen-Orient, sa politique est « Israël d’abord ». Ou plus exactement, il s’agit d’une politique de respect de presque tout ce que veut le gouvernement d’Israël et ses extrémistes de droite, même si ces désirs vont à l’encontre de la paix et de la sécurité à long terme du peuple israélien et des autres peuples du Moyen-Orient.
Paul R. Pillar est chercheur émérite non résident au Centre d’études de sécurité de l’université de Georgetown, il est aussi chercheur non résident au Quincy Institute for Responsible Statecraft et chercheur associé du Geneva Center for Security Policy.
Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.
Source : Responsible Statecraft, Paul R. Pillar, 06-02-2025
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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