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24.novembre.202024.11.2020 // Les Crises

États-Unis : Quand la politique de Sécurité nationale américaine se retourne contre ses propres citoyens

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Source : Consortium News, Danny Sjursen
Traduit par les lecteurs du site Les Crises

Selon Danny Sjursen, lorsqu’un État en guerre change constamment d’ennemis, il est obligé, à terme, de se retourner contre ses propres citoyens.

Qui a besoin de romanciers dystopiques ou de satiristes absurdes, quand ce sont des bureaucrates ordinaires de la sécurité nationale de l’État américain qui font le travail à leur place ? C’est une vieille histoire agrémentée d’une touche de technologie moderne.

Le regretté Joseph Heller savait une chose ou deux de l’imposture fondamentale de la guerre. Il avait rejoint l’armée de l’Air à 19 ans et avait effectué 60 missions de combat comme bombardier sur le front italien lors de la Seconde Guerre mondiale.

Dans son roman classique Catch-22 de 1961, son personnage blessé se plaignait que « devant l’hôpital, la guerre continuait. Les hommes devenaient fous et on les récompensait par des médailles. »

Pourtant, dans la confusion actuelle, alors que les citoyens et même des soldats s’opposent désormais aux guerres perpétuelles de l’Amérique, les seuls qui deviennent fous sont à Washington. Même encore aujourd’hui, ils cherchent des raisons pour continuer à décerner des médailles à des combattants exilés, surmenés et peu enthousiastes.

C’est une situation étrange en cette vingtième année de la croisade appelée « guerre contre le terrorisme. » La semaine dernière encore, deux histoires sans doute sans rapport entre elles ont présenté des études de cas (cliniques ?) sur la politique de sécurité nationale américaine et ses procédures absurdes.

Adapté à Heller : le budget secret (mais ouvert) du renseignement

Tout commence par une note de bas de page annuelle transmise dans la ligne budgétaire bureaucratique et insipide du Pentagone.

Une partie de ce budget militaire va à ce que DefenseNews a appelé les « fonds secrets du renseignement du Pentagone » – l’année dernière, ils l’ont rebaptisé « financement des renseignements occultes. »

Il est officiellement intitulé plus banalement Military Intelligence Program, ou MIP (Programme de renseignement militaire). L’annonce officielle de la semaine dernière était que le Congrès allouait 23,1 milliards de dollars à ses opérations pour l’année fiscale 2020, un record en neuf ans.

En fait, ces messieurs de la Colline ont ajouté un bonus de 100 millions de dollars à la demande du Pentagone. Les opérations secrètes du MIP sont si bien orchestrées que le département de la Défense attend la fin de l’année fiscale pour avouer le nombre de missions financées à l’insu du contribuable qui n’a pas le droit de savoir.

Il s’agit d’un programme occulte par nature, distinct du National Intelligence Program (NIP) « officiel » et vaguement décrit comme des « activités de renseignement de défense destinées à soutenir les priorités de renseignement au niveau opérationnel et tactique en appui aux opérations de défense. » C’est un charabia de 23 mots pour ne rien dire du tout.

Selon la tradition annuelle, le Pentagone a indiqué dans sa déclaration de quatre phrases qu’à part le montant de la ligne du haut, « aucun autre chiffre du budget du MIP ou détail du programme ne sera publié, car ils restent classés secrets pour des raisons de sécurité nationale. »

Mais n’ayez crainte, le département de la guerre – qui n’a jamais mené la moindre guerre depuis que Mikhaïl Gorbatchev siégeait au Kremlin – nous assure que les dollars « sont alignés pour soutenir la stratégie de défense nationale. » Après tout, vu l’aventurisme abject et contre-productif des agents et des analystes américains, cette explication semble tout à fait inadéquate.

Personne ne demande au Pentagone – ni à la CIA, d’ailleurs – de publier des informations sur leurs sources et leurs méthodes pour déjouer les complots terroristes encore actifs. De nos jours, il y a de fortes chances que les espions de Langley (au minimum) le fassent simplement si cela servait les intérêts politiques de l’agence « politiquement indépendante. »

Mais pourquoi les citoyens qui signent les chèques n’ont-ils pas droit à plus que la description actuelle – qui s’élève à 6 milliards de dollars la phrase – de ce qui est payé en leur nom ?

Après tout, étant donné les antécédents récents à peine remarqués et le palmarès prestigieux des 17 agences de renseignement américaines – dont huit au sein du DOD [Departement Of Defense, NdT] – un peu plus de surveillance et de scepticisme semblerait raisonnable. D’autant plus que chaque année, les programmes de renseignement combinés représentent environ 11 % du budget total de la défense.

Traitez-moi de fou, mais il semble qu’une communauté du renseignement connue pour ses facéties puisse faire beaucoup de mal en disposant sans contrôle de la jolie somme de 23 milliards de dollars en liquide.

Même l’ex-capitaine Joseph Heller pourrait glousser devant un programme secret de renseignement trop vital pour ne pas être financé, mais trop secret pour révéler ce qui est financé. Il pourrait marmonner : « C’est une belle prise, ce Catch-2020 » [allusion au roman Catch-22, NdT], à qui un secrétaire à la Défense mieux informé, Mark Esper, pourrait ironiser : « C’est ce qu’il y a de mieux. »

En d’autres termes, faites-nous confiance. Et après avoir menti, puis bâclé, des broutilles comme le 11-Septembre, les armes de destruction massive en Irak, la torture, le changement de régime en Libye, les « rebelles modérés » de Syrie et les « primes » russes – pourquoi pas, oui, pourquoi pas ? Tout cela me semble être un truc genre Obi-Wan Kenobi : « Ce ne sont pas les droïdes que vous cherchez. » Bienvenue dans l’univers de Star Wars… à bien y penser, Trump n’a-t-il pas récemment mis sur pied une vraie force spatiale ?

Tout à fait orwellienne : une Taliban Air Force

Ce qui nous amène à la deuxième ineptie de la semaine dernière : selon un titre du Washington Post (donc, c’est pas des bobards), « Les États-Unis aident secrètement les talibans à combattre l’ISIS (l’Etat islamique) en Afghanistan. » Outre leur goût commun du louvoyage comme les S du mot ISIS le montrent, les deux rapports sont peut-être plus liés qu’il n’y paraît.

C’est parce que grâce à un rapport de 2019 du Congressional Research Service (CRS), nous avons une vague idée du destinataire d’une partie de ces dollars secrets du renseignement : le commandement des opérations spéciales des États-Unis, pour poursuivre « plusieurs initiatives d’acquisition en cours visant à équiper des avions – avec ou sans pilote, à voilure fixe ou tournante… qui opéreront dans des environnements divers. »

Et devinez quelle équipe aurait surveillé et bombardé au nom des talibans dans le combat impitoyable que mène notre ennemi depuis 19 ans avec la section locale de l’Etat islamique ? Le Joint Special Operations Command (JSOC, Commandement des opérations spéciales conjointes), bien sûr, qui a « frappé à l’aide de drones et d’autres avions pour aider les talibans. » Selon un membre de l’équipe d’élite, « Nos frappes contre l’Etat islamique servent à inciter les talibans à bouger », en identifiant ou en détruisant leurs défenseurs.

En réalité, la plupart des fantassins de la « province du Khorasan », ou Etat islamique (K) du défunt califat centré sur l’Irak et la Syrie, ne sont pas arabes, mais des Afghans mécontents (souvent d’anciens talibans) ou des réfugiés pakistanais du Tehrik-i-Taliban de la répression d’Islamabad contre ses propres islamistes en herbe.

De plus, une grande partie des combats et de l’aide américaine en matière d’attaque aérienne décrits dans des rapports récents se sont déroulés dans la vallée de Korengal, dans la province de Kunar – où une quarantaine de soldats américains ont été tués au cours de combats tristement célèbres au fil des années.

Là-bas, comme l’admet même WaPo {Washington Post, NdT], les talibans, le gouvernement de Kaboul soutenu par les États-Unis, les gangs criminels locaux et maintenant l’ISIS(K), se sont souvent vraiment « battus pour le contrôle de Korengal et de son lucratif commerce de bois. » Il s’agit autant de bois que de wahhabisme.

Un soldat de l’armée américaine observe les avions de chasse de l’armée de l’Air attaquer des positions d’insurgés dans la vallée de Korengal en Afghanistan, 13 août 2009. (Armée américaine, Matthew Moeller)

Si le fait que les États-Unis se battent et changent de camp dans une guerre du bois à 16 000 km de chez eux vous semble étrange, n’oubliez pas que ce qui manque à la CIA – ces temps-ci en tandem avec le JSOC – c’est la compétence, qu’elle compense par la constance. Remarquez que chaque fois – et il y a eu beaucoup de fois – que l’agence fabrique ou nourrit quelque monstre jihadiste du genre Frankenstein, elle en perd rapidement le contrôle.

Ensuite, elle se tourne inévitablement vers l’Amérique ou ses alliés. Comme si cela ne suffisait pas, une autre écharde ou une autre ramification plus monstrueuse surgit tel un phénix problématique. Ce qui provoque bien sûr la panique et des alliances opportunes avec les ogres originels – eux-mêmes menacés par des rivaux plus radicaux encore. Mais il s’avère que les amitiés du genre « l’ennemi de mon ennemi » ne durent que rarement.

Le patient zéro : l’Irak « américain »

En effet, Washington – sous l’impulsion de ses services de renseignement et de ses opérateurs spéciaux – a une longue et sordide histoire de changement continuel d’ennemis sans prendre la peine de s’expliquer. Prenons l’exemple de l’Irak :

Bien avant que le président George H. W. Bush n’insinue que Saddam Hussein était une réplique d’Hitler, le défunt leader sunnique-laïque de l’Irak était considéré comme un contrepoids nécessaire à l’Iran révolutionnaire.

1976 : Dômes du sanctuaire de l’Imam Reza et de la mosquée Goharshad à Mashhad, une ville importante de l’ancien Khorasan et aujourd’hui capitale de la province iranienne de Razavi Khorasan. (Wikimedia Commons)

Les présidents Jimmy Carter et Ronald Reagan ont par principe donné leur feu vert, puis apporté leur soutien définitif à l’invasion de la République islamique par l’Irak en 1980-1988. Saddam était notre autocrate, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il envahisse le Koweït en 1990. Après un moment de flottement, l’équipe de Bush a rhétoriquement transformé Saddam en Führer lui-même. Par conséquent, toute autre contre-attaque que celle menée par les États-Unis s’apparentait à un accord de type « Munich ».

Juste avant d’expulser du Koweït l’armée surestimée de Saddam, Bush s’est peut-être fait des illusions et – en parlant dans une usine Raytheon [Fabriquant du missile Patriot vanté à l’époque comme arme parfaite, ce qui était loin d’être le cas, NdT] – a encouragé les chiites irakiens à « prendre les choses en main » et à se soulever.

Oui, les mêmes chiites que Washington craignait autrefois comme une éventuelle cinquième colonne iranienne. Bien sûr, ils se sont révoltés ; mais Bush a perdu son sang-froid (ou a changé d’avis) et les a abandonnés. Saddam a massacré entre 30 000 et 60 000 d’entre eux.

En 2003, lorsque le fils Bush, moins avisé que son père, a conquis un pays sans aucun rapport avec les attaques du 11 Septembre, les chiites irakiens, autrefois abandonnés, sont soudainement revenus en faveur. Ils allaient former l’avant-garde de la démocratie pour l’ensemble du monde arabe.

Malheureusement, il s’est avéré que leurs dirigeants étaient en grande partie issus de partis, de milices et de groupes terroristes islamistes expatriés. Ayant trouvé refuge en Iran – certains ayant même combattu contre leurs compatriotes pendant la guerre de huit ans – beaucoup étaient très proches de leurs récents hôtes. D’autres étaient un peu trop agressifs, pour ne pas dire plus.

En 2005-2006, nous, les occupants militaires américains, nous sommes retrouvés à soutenir un régime sectaire chiite corrompu et dont la légitimité était contestée. Les troupes américaines ont également été régulièrement attaquées par des milices chiites, diverses factions sunnites (nationalistes et islamistes) et des combattants étrangers jihadistes.

L’équipe de Bush II a finalement compris que quelque chose devait être fait. Ainsi, dans un nouveau revirement, les tribus sunnites – dont beaucoup avaient du sang américain sur les mains – ont été rebaptisées « Réveil » et présentées comme le dernier grand espoir de démocratie sur le Tigre.

Cela a permis au président Barack Obama de retirer tardivement les troupes américaines, mais la majorité chiite s’est accrochée au pouvoir et a procédé à la mise à l’écart et à l’élimination des frères ennemis sunnites des États-Unis.

Les honneurs militaires ont été rendus le 20 août 2020 au sergent Diego Pongo, artilleur du corps des Marines américains, qui est mort alors qu’il soutenait les forces irakiennes dans le centre nord de l’Irak. (Cimetière national d’Arlington, Flickr)

Sous l’impulsion du chaos exacerbé par les États-Unis à la frontière perméable de la Syrie, la faction irakienne d’Al-Qaïda (AQI) a effectué un retour en force et a regagné l’allégeance des sunnites marginalisés.

Radicalisée, autonomisée et nourrie d’un régime sain de délires triomphalistes de grandeur du califat, une importante scission de l’AQI s’est prononcée en faveur de l’État islamique (ISIS) et a fait peu de cas de la famélique armée irakienne, levée et entraînée par les États-Unis.

Après avoir conquis de vastes régions de l’ouest et du nord-ouest du pays et s’être rendu dans la banlieue de Bagdad, le gouvernement irakien, désespéré, a annoncé une levée en masse [en français dans le texte, NdT] des chiites – enrôlant tous les nouveaux arrivants qui comptaient sur la générosité des milices. Nombre d’entre eux étaient vaguement alignés sur l’Iran.

Ne voulant pas voir ses rejetons irakiens en difficulté disparaitre, Obama a envoyé des drones, des avions et des conseillers de guerre « non-combattants » pour stabiliser les soldats d’un Irak vacillant et d’un mélange de miliciens novices.

Les conseillers américains ont été invités à éviter de se faire tuer, et à rester muets sur les contradictions et les clivages embarrassants parmi la chair à canons chiite envoyée au front. Ne pas se fier aux apparences.

En décembre 2017, lorsque l’armée des bohémiens de Bagdad, aidée par les États-Unis, a repris tous les territoires importants du califat, quelque 26 000 soldats irakiens et au moins 20 soldats américains ont été tués, ainsi qu’une estimation moyenne de 8 000 civils.

On pourrait penser que Washington se montrerait conciliant avec ses alliés iraniens tacites et les milices chiites soutenues par Téhéran après leur victoire commune sur l’EI, puis qu’il quitterait Bagdad. Ce n’est pas le cas. Au lieu de cela, la mission américaine, judicieusement intitulée « Inherently Resolved » [Operation Inherent Resolve (OIR) est le nom opérationnel de l’armée américaine pour l’intervention militaire contre l’État islamique d’Irak et de Syrie, NdT], qui a persisté sous le prétexte d’une opération de démantèlement de l’EI.

La véritable raison de ce maintien constitue un autre secret de polichinelle américain – admis par les think tanks faucons, les démocrates traditionnels et le secrétaire d’État Mike Pompeo, tout comme le fait « d’ équilibrer » et/ou de « contenir » l’Iran et de « faire régner » ses milices chiites. Bien sûr, ces dernières n’attaquent les forces américaines que parce qu’elles sont là – sans y être invitées, ajouterais-je. Les militaires américains ont dépassé de près de 11 mois la durée de leur séjour – le parlement irakien a voté leur expulsion en janvier dernier. Mais ce n’est qu’un détail, un simple détail.

Le président du Parlement irakien finalise le vote du 5 janvier sur l’expulsion des troupes américaines. (Toujours sur YouTube)

Enfin (pour l’instant), à la suite de la défaite de facto de l’EI, de son escalade agressive des tensions avec l’Iran – y compris l’assassinat de son général et icône nationale à Bagdad – et du vote parlementaire d’expulsion de l’Irak, Washington s’est rabattu sur les sunnites rebelles et sur toute figure de proue chiite docile prête à travailler avec ses rivaux religieux.

L’un des « stratèges » de la Brookings Institution recommande même au gouvernement de Bagdad de fonder ses espoirs de redressement post-EI et post-Covid sur les princes du pétrole à la tête des États du Golfe sunnite – ces mêmes pays qui ont longtemps soutenu divers groupes islamistes, y compris (initialement) l’EI lui-même.

En faisant un étude rapide chiffrée en l’Irak, il faut savoir que depuis 1979, le côté plus ou moins chiite est passé d’ennemi américain à allié au moins quatre fois ; le groupe vaguement sunnite l’a fait cinq fois, et ce n’est pas fini.

Orwell en Afghanistan

George Orwell (Wikimedia Commons)

Ce n’est qu’un exemple extrême parmi tant d’autres. En d’autres termes, il existe de nombreux précédents pour l’échange Taliban-EI(K) – et ce dernier groupe est lui-même la conséquence et les retombées des politiques américaines contre-productives en Irak, en Syrie et au Pakistan.

De plus, la fusion entre l’EI(K) et Tehrik-i-Taliban a été le résultat d’un marchandage diabolique entre des intermédiaires pakistanais et Washington.

Ils ont soulevé et encouragé les islamistes pachtounes à contrôler l’Afghanistan et à harceler l’occupation indienne du Cachemire. Lorsque ces groupes se sont retournés contre l’État, la répression sanglante d’Islamabad qui en a résulté a poussé de nombreux combattants dans les collines afghanes – d’où beaucoup ont offert le bayat (gage de loyauté) aux concurrents des talibans dans l’EI(K).

Les jeux de chaises musicales entre alliés et ennemis de Washington et leurs représentants ont été presque trop faciles. Le triste fait que les quelques citoyens qui suivent de près la situation et lancent des critiques sensées ont généralement été considérés comme des maniaques et des théoriciens du complot en est une preuve positive.

Regardez la nature joviale et désinvolte du JSOC. Les plaisanteries des opérateurs sur le fait de servir dans la « Taliban’s Air Force » dépassent l’humour noir habituel des militaires. Il y a quelque chose de résigné et de fataliste dans leur acceptation – presque l’attente – de ces absurdes revirements de situation.

Après tout, les plus hauts dirigeants parmi eux ont probablement changé de camp, abandonné des amis et se sont liés d’amitié avec d’anciens ennemis à une ou deux reprises – et sur quelques continents – au cours de leur carrière. Selon de récents titres, des vétérans afghans regardent maintenant leurs fils se lancer dans la même guerre. Ce scénario grotesque évoque le classique dystopien d’Orwell, 1984 :

« Winston ne pouvait pas se souvenir avec certitude de l’époque où son pays n’avait pas été en guerre… la guerre avait été vraiment continue, même si à proprement parler elle n’avait pas toujours été la même. L’ennemi du moment représentait toujours le mal absolu. »

Reagan a dit un jour aux Américains que les Soviétiques représentaient un « empire du mal » absolu.

C’est pourquoi il a été jugé obligatoire de contribuer à la collecte, au financement et à l’armement des prédécesseurs islamistes des talibans pour lutter contre l’invasion de Moscou – en fait, cela avait déjà commencé sous Carter. Après le 11-Septembre, les talibans – que Washington avait longtemps tolérés alors même qu’ils terrorisaient la population – sont devenus le nouveau mal absolu incarné.

Nous devions gagner ce que Bush a appelé, un 19 octobre, « une guerre entre le bien et le mal » – et sauver ces femmes afghanes en détresse qui nous étaient indifférentes quelques mois auparavant.

Rencontre du président Ronald Reagan avec les dirigeants des moudjahidines afghans, en 1983. (Wikimedia Commons)

Seulement nous ne le pouvions pas. Il a fallu un président tout à fait ridicule, Donald J. Trump, pour l’admettre et essayer de faire une paix désastreuse au lieu d’une guerre sans fin avec les talibans. Aujourd’hui, les États-Unis se sont tacitement alliés au mal pour vaincre un groupe de l’EI-K ostensiblement maléfique, né de la folie grotesque de l’Amérique en Irak.

Le peuple américain n’est pas censé ne pas le remarquer. Orwell a décrit de tels faits dans 1984 – On en a la réplique exacte lorsque la Grande-Bretagne a soudainement changé d’ennemis dans sa propre guerre sans fin :

« Le passé était modifiable. Le passé n’a jamais été modifé. L’Océanie était en guerre avec l’Eastasia. L’Océanie a toujours été en guerre contre l’Eastasia. »

C’est drôle, si – et je ne fais que cracher le morceau ici, bien sûr – une escouade bavarde d’officiers, leurs supérieurs-devenus-experts maintenant à la retraite, plus un establishment politico-médiatique totalement à leur botte, voulaient prolonger indéfiniment la guerre des zombies afghans, la justifier grâce à une mauvaise copie de l’EI franchisé, cela pouvait sembler être le bon truc. Surtout si l’accord de « paix » de Trump semblait mettre fin à l’implication des Etats-Unis dans une guerre totalement impopulaire, avait rendu obsolète le recours aux talibans. Personne ne se soucie plus beaucoup du roi des généraux, H. R. McMaster, et de ses protestations selon lesquelles l’accord était (vous l’avez deviné !) une « parodie d’accord de Munich. »

Ce qui soulève la question suivante : quand les théories du complot cessent-elles d’être des complots ? Contrairement aux détails de leur budget secret, les fiascos politiques précédents de la communauté du renseignement sont de notoriété publique et se lisent comme tels. À maintes reprises, les espions ont trouvé un ennemi pour justifier leur financement et leur pertinence – à défaut, ils en produiront ou en provoqueront un.

Les politiciens républicains et démocrates de l’establishment et leurs porte-paroles dans les médias – qui sont complètement dépassés – ont prolongé la guerre en Afghanistan et le machin interventionniste plus large qui la finance (ainsi que leurs campagnes) depuis un bon moment. Même ceux qui s’opposaient autrefois à la guerre s’opposent aujourd’hui à y mettre fin parce qu’ils n’en aiment pas la conclusion.

Les citoyens informés devraient craindre que la nouvelle alliance américano-talibane contre l’EI soit utilisée pour justifier et se déployer en Afghanistan, qui est à l’agonie. Les bellicistes de Washington l’ont déjà fait auparavant et ils essaieront à nouveau, quel que soit le vainqueur de la Maison Blanche dans une semaine.

Plaisanter sur le fait de servir dans une force aérienne talibane est clairement illogique, paradoxal et absurde – mais poussé à sa conclusion logique, c’est aussi dangereusement dystopique. Le fait qu’un empire se réorganise et se substitue à ses ennemis, signifie que la nouvelle victime de l’État de guerre devient finalement le citoyen lui-même.

Dans 1984, les cibles ultimes de l’État étaient les dissidents nationaux comme le protagoniste du roman, Winston. Traîné devant les tortionnaires du gouvernement, il suppose qu’il est censé avouer, mais il est rapidement corrigé par l’inquisiteur :

« Nous ne sommes pas intéressés par ces crimes stupides que vous avez commis. Le Parti ne s’intéresse pas à l’acte manifeste : la pensée est tout ce qui nous intéresse. Nous ne nous contentons pas de détruire nos ennemis, nous les changeons. »

Après deux décennies, les forces militaires et de renseignement américaines sont clairement incapables de détruire les talibans, si bien que Washington peut à nouveau changer d’ennemis et s’allier à ses vieux amis djihadistes et se souvenir des bons vieux combats de la Guerre froide contre ces mauvais vieux Soviétiques. Mais la véritable cible, le véritable public, c’est nous. La victoire de l’État n’est plus définie militairement – les dés sont jetés. La vraie victoire survient lorsque le peuple ne remarque plus du tout le changement d’adversaire. Changer les mentalités, faire plier la volonté du peuple par l’indifférence, voilà le secret.

Dans le classique satirique anti-guerre de Heller, Catch-22, lorsque le personnage semi-autobiographique, le bombardier Capitaine Yossarian, prend un éclat d’obus dans la cuisse, il réveille le pilote pour qu’il soigne sa blessure en plein vol. Troublé et soudain frappé d’une horreur croissante, Yossarian demande « Qui pilote ? ». Bien qu’on lui ait rapidement assuré que le lieutenant Nately (joué par Art Garfunkel dans la version du film de 1970) était « aux commandes » du bombardier en vol, il est clair que Heller – par l’intermédiaire de Yossarian – s’interrogeait vraiment sur qui commandait la guerre au sens large. Et donc, nous devrions encore le faire.

Qu’il s’agisse de la gymnastique annuelle du financement clandestin ou d’un autre cycle de contorsions ami-ennemi en Afghanistan, de telles histoires ne manquent jamais de heurter ma naïveté d’enfant.

À l’époque où, à 17 ans, j’étais un patriote convaincu, une masculinité exacerbée et des visions de gloire martiale à West Point – et pendant une grande partie des cinq années suivantes – chaque fois qu’une politique américaine semblait échouer aux tests d’efficacité ou d’éthique, je supposais, comme la plupart des Américains, que certains « ils » devaient savoir quelque chose que « nous » hommes de la rue ne savions pas. Faire confiance au processus et à la politique, aussi étrange soit-elle, est devenu un mode de vie et un mécanisme de défense de notre santé mentale.

Je voulais croire, j’avais besoin de croire – même face aux preuves de plus en plus nombreuses des premières bévues par rapport aux objectifs – que des initiés omniscients et bienveillants tenaient les commandes de la nation. Dans mon cas, mes illusions ont expiré en octobre 2006 – lorsque j’ai pris les rênes dans une minuscule sous-zone du sous-district du marigot de traîtres au sud-est de Bagdad.

Il est remarquable de constater à quel point un revirement peut être brutal lorsque deux guerres (Afghanistan et Irak) sont vendues et menées sur des mensonges, lorsque deux autres (Libye et Syrie) en découlent et lorsque d’innombrables raids sont lancés contre des innocents – à la suite d’informations douteuses et embarrassantes. Ce que j’ai d’abord craint, puis soupçonné, et enfin compris sur le terrain s’applique à l’ensemble – et les Américains devraient l’apprendre rapidement :

Que ce soit à Washington, Arlington ou Langley – il n’y a pas d’adultes « responsables »… ni personne dans le cockpit.

Danny Sjursen est officier de l’armée américaine à la retraite et contribue à la rédaction de antiwar.com. Son travail a été publié dans le LA Times, The Nation, Huff Post, The Hill, Salon, Truthdig, Tom Dispatch, entre autres publications. Il a participé à des missions de combat avec des unités de reconnaissance en Irak et en Afghanistan et a ensuite enseigné l’histoire à son alma mater [désigne l’Université dans laquelle quelqu’un a étudié, NdT], West Point. Il est l’auteur d’un mémoire et d’une analyse critique de la guerre en Irak, Ghostriders of Baghdad : Soldiers, Civilians, and the Myth of the Surge. Son dernier livre s’intitule Patriotic Dissent : America in the Age of Endless War. Suivez-le sur Twitter à l’adresse @SkepticalVet. Consultez son site web professionnel pour obtenir ses coordonnées, le programme des conférences et/ou accéder à l’ensemble de ses écrits et de ses apparitions dans les médias.

Source : Consortium News, Danny Sjursen, 28-10-2020
Traduit par les lecteurs du site Les Crises

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Commentaire recommandé

RGT // 24.11.2020 à 10h43

« Orwell en Afghanistan »

Franchement c’est faire un trop grand honneur aux « élites » US qui ne pensent qu’au profit à court terme.

J’aurais plutôt écrit « Tintin au Congo »…

Pour ceux qui ont eu la chance de lire cet ouvrage de propagande colonialiste dont Hergé lui-même avait honte de l’avoir écrit.

De tous temps les « élites » ont asservi la population en se servant de croyances religieuses ou « d’idéaux politiques » afin de s’accrocher pour l’éternité à leurs trônes.

Malheureusement, ça fonctionne de moins en moins et désormais, même s’ils ne sont pas à l’origine des attentats terroristes (qui ne font de victimes que parmi les gueux) ils profitent de l’aubaine pour fliquer de plus en plus la population en prétendant que c’est pour la « protéger ».

Si l’on se contente de faire le calcul du nombre de morts causés par ces attentats par rapport à celui des victimes de l’état (santé, pauvreté, suicides et autres joyeusetés) les seules lois qui seraient légitimes seraient celles qui permettent à la population de fliquer ses « élites » pour ensuite envoyer le GIPN et l’armée « nettoyer » ces nids de nuisibles.

Ne vous étonnez donc pas si vous voyez fleurir de partout des caméras de vidéo-flicage » ou des « boîtes noires » installées chez votre FAI qui n’ont strictement aucune utilité dans la « lutte contre la criminalité et le terrorisme ».
Et tout ça bien sûr payé avec vos impôts alors qu’ils seraient largement plus utiles et efficaces s’ils étaient dépensés dans des services directement destinés à la population.

Au fait, qui fait les lois ?
Vos « élus ».

5 réactions et commentaires

  • Pievert // 24.11.2020 à 10h01

    On peut faire le même parallèle avec nos très chers strategistes Français. Pourquoi combattre en Afrique des ennemis qui deviennent des amis de notre état Français des lors qu’ils distribuent de l’argent (Hôtels, club de foot, mosquées…) sur notre territoire ? Pourquoi envoyer l’armée dans un pays lointain tuer des djihadistes hybrides tantôt traficants de drogue, tantôt salafistes et laisser ces mêmes dealers et salafistes empoisonner tout une jeunesse en France ?
    Stupidité ? ou malveillance pour les peuples.

      +4

    Alerter
  • RGT // 24.11.2020 à 10h43

    « Orwell en Afghanistan »

    Franchement c’est faire un trop grand honneur aux « élites » US qui ne pensent qu’au profit à court terme.

    J’aurais plutôt écrit « Tintin au Congo »…

    Pour ceux qui ont eu la chance de lire cet ouvrage de propagande colonialiste dont Hergé lui-même avait honte de l’avoir écrit.

    De tous temps les « élites » ont asservi la population en se servant de croyances religieuses ou « d’idéaux politiques » afin de s’accrocher pour l’éternité à leurs trônes.

    Malheureusement, ça fonctionne de moins en moins et désormais, même s’ils ne sont pas à l’origine des attentats terroristes (qui ne font de victimes que parmi les gueux) ils profitent de l’aubaine pour fliquer de plus en plus la population en prétendant que c’est pour la « protéger ».

    Si l’on se contente de faire le calcul du nombre de morts causés par ces attentats par rapport à celui des victimes de l’état (santé, pauvreté, suicides et autres joyeusetés) les seules lois qui seraient légitimes seraient celles qui permettent à la population de fliquer ses « élites » pour ensuite envoyer le GIPN et l’armée « nettoyer » ces nids de nuisibles.

    Ne vous étonnez donc pas si vous voyez fleurir de partout des caméras de vidéo-flicage » ou des « boîtes noires » installées chez votre FAI qui n’ont strictement aucune utilité dans la « lutte contre la criminalité et le terrorisme ».
    Et tout ça bien sûr payé avec vos impôts alors qu’ils seraient largement plus utiles et efficaces s’ils étaient dépensés dans des services directement destinés à la population.

    Au fait, qui fait les lois ?
    Vos « élus ».

      +10

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  • Marie Colin // 24.11.2020 à 11h00

    va falloir que je relise Catch 22 – une de mes premières « expériences » de l’abomination des guerres déclenchées pour des intérêts très privés – aux dépens de l’intérêt public. Sur la duplicité des « élites » occidentales, on peut aussi lire « les patients du Dr. Garcia » d’Almudena Grandes, disponible en Français !

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  • RémyB // 24.11.2020 à 12h09

    le renseignement renseigne, le politique décide …

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  • Casimir Ioulianov // 24.11.2020 à 14h54

    Viendra un temps au US où toutes les décisions seront prises avec autant de secret que l’affectation des fonds des services. Tiens je parle des US , mais j’en oublie au passage que nostre bel pays l’en est actuellement gouverné en « conseil de défense »… ce qui est un moyen bien pratique pour faire la guerre à un ennemi imaginaire… et pour n’avoir de comptes à rendre à personne.
    Orwell avait inventé les guerres sans fins et sans justifications , l’état Français a inventé la guerre contre un ennemi invisible ou on ne fait pas la guerre mais qui justifie plein de trucs pas blanc-bleu quand même … on est pas la mères des armes , des arts et des lois sans raisons :p. /s

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