Dans The Rise of the Anglo-German Antagonism, 1860-1914, l’historien britannique Paul Kennedy explique comment deux peuples traditionnellement amis se sont retrouvés dans une spirale d’hostilité mutuelle qui a conduit à la Première Guerre mondiale. Des forces structurelles majeures ont été à l’origine de la concurrence entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne : les impératifs économiques, la géographie et l’idéologie. L’essor économique rapide de l’Allemagne a modifié l’équilibre des forces et permis à Berlin d’étendre sa sphère stratégique. Une partie de cette expansion – en particulier dans le domaine maritime – est intervenue dans des zones où la Grande-Bretagne avait des intérêts stratégiques importants et bien établis. De plus en plus, les deux puissances se sont vues comme des opposantes idéologiques, exagérant à l’extrême leurs différences. Les Allemands caricaturaient les Britanniques en les qualifiant tout simplement d’exploiteurs du monde avides d’argent, et les Britanniques dépeignaient les Allemands comme des malfaisants autoritaires déterminés à s’étendre et à opprimer.
Source : Foreign Affairs, Odd Arne Westad
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Les deux pays paraissaient engagés sur une trajectoire conflictuelle et promis à la guerre. Mais ce ne sont pas les pressions structurelles, aussi importantes soient-elles, qui ont déclenché la Première Guerre mondiale. Celle-ci a éclaté par la faute de décisions individuelles fortuites et d’un profond manque d’imagination de part et d’autre. Certes, on a toujours envisagé la possibilité d’une guerre. Cependant, elle ne devenait inévitable que si l’on adhérait au point de vue profondément anhistorique voulant qu’un compromis entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne soit impossible.
La guerre n’aurait peut-être pas eu lieu si les dirigeants allemands, qui ont succédé au chancelier Otto von Bismarck, n’avaient pas eu la témérité de modifier l’équilibre des forces navales. L’Allemagne a proclamé sa domination en Europe et a insisté sur ses droits en tant que grande puissance, rejetant les réserves relatives au respect des règles et des normes de comportement international. Cette attitude a suscité de vives inquiétudes de la part d’autres pays, et pas seulement de la Grande-Bretagne. Il était difficile pour l’Allemagne de prétendre, comme elle l’a fait, qu’elle voulait créer un nouvel ordre mondial plus juste et plus solidaire, alors qu’elle menaçait ses voisins et s’alliait à un empire austro-hongrois en déliquescence qui faisait tout pour dénier les aspirations nationales des peuples situés à ses frontières.
Une même vision étroite des choses prévalait dans l’autre camp. Winston Churchill, commandant en chef de la marine britannique, déclarait en 1913 que la position prééminente de la Grande-Bretagne sur la scène mondiale « semble souvent moins légitime aux yeux des autres qu’aux nôtres ». Le regard que les Britanniques portaient sur les autres manquait le plus souvent de cette même lucidité. Les responsables et les commentateurs se déchaînaient contre l’Allemagne, dénonçant tout particulièrement ses pratiques commerciales déloyales. Londres regardait Berlin avec méfiance, interprétant toutes ses agissements comme autant des preuves de ses intentions agressives et ne comprenant pas les craintes que nourrissait l’Allemagne pour sa propre sécurité sur un continent où elle était entourée d’ennemis potentiels. Bien entendu, l’hostilité britannique n’a fait que renforcer les craintes allemandes et attiser les ambitions de l’Allemagne. « Peu semblent avoir fait preuve de générosité ou de perspicacité pour tenter d’améliorer à grande échelle les relations anglo-allemandes », déplore Kennedy.
Une telle générosité ou perspicacité fait également cruellement défaut dans les relations entre la Chine et les États-Unis aujourd’hui. Comme l’Allemagne et la Grande-Bretagne avant la Première Guerre mondiale, la Chine et les États-Unis semblent enfermés dans une spirale infernale, qui pourrait se solder par un désastre pour les deux pays et pour le monde en général. Comme il y a un siècle, des facteurs structurels profonds alimentent l’antagonisme. La concurrence économique, les craintes géopolitiques et une profonde méfiance renforcent la probabilité d’un conflit.
Cependant, force est de constater que le destin n’est pas lié à la structure. Les décisions prises par les dirigeants peuvent empêcher la guerre et permettre de mieux gérer les tensions qui résultent invariablement de la rivalité entre grandes puissances. Comme dans le cas de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, les forces structurelles pourraient pousser les événements à leur paroxysme, mais un désastre ne peut survenir que si la cupidité et l’incompétence des êtres humains atteignent une échelle colossale. Inversement, un discernement et une compétence éclairés peuvent permettre d’éviter les pires scénarios.
LES LIGNES SONT TRACÉES
Tout comme l’hostilité entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne il y a plus d’un siècle, l’antagonisme entre la Chine et les États-Unis a des racines structurelles profondes. Son origine remonte à la fin de la guerre froide. Au cours des dernières phases de ce grand conflit, Pékin et Washington avaient été en quelque sorte des alliés, car tous deux craignaient la puissance de l’Union soviétique plus qu’ils ne se craignaient l’un l’autre. Mais l’effondrement de l’État soviétique, leur ennemi commun, a eu pour conséquence presque immédiate de pousser les décideurs politiques à se concentrer davantage sur ce qui séparait Pékin et Washington que sur ce qui les rapprochait. Les États-Unis ont de plus en plus dénoncé le caractère répressif du gouvernement chinois. Quant à la Chine, elle n’appréciait guère l’hégémonie mondiale des États-Unis, marquée par l’ingérence de ces derniers.
Cependant, ce raidissement des positions n’a pas conduit à une détérioration immédiate des relations entre les États-Unis et la Chine. Au cours de la décennie et demie qui a suivi la fin de la guerre froide, les administrations américaines successives ont estimé qu’elles auraient beaucoup à gagner en soutenant la modernisation et la croissance économique de la Chine. À l’instar des Britanniques, qui avaient initialement salué l’unification de l’Allemagne en 1870 et l’expansion économique allemande par la suite, les Américains souhaitaient, par intérêt personnel, favoriser la croissance de Pékin. La Chine représentait un énorme marché pour les biens et les capitaux américains et, de plus, elle paraissait décidée à faire des affaires à l’américaine, en adoptant les modes de consommation et les conceptions américaines concernant le fonctionnement des marchés aussi aisément qu’elle adoptait les styles et les marques américaines.
L’Allemagne et la Grande-Bretagne étaient engagés sur une trajectoire conflictuelle – mais la Première Guerre mondiale était loin d’être inévitable.
Sur le plan géopolitique, cependant, la Chine était beaucoup plus circonspecte à l’égard des États-Unis. L’effondrement de l’Union soviétique a ébranlé les dirigeants chinois et le succès militaire des États-Unis lors de la guerre du Golfe de 1991 leur a fait prendre conscience que la Chine se trouvait désormais dans un monde unipolaire dans lequel les États-Unis pouvaient déployer leur puissance presque à volonté. À Washington, nombreux sont ceux qui ont été révoltés de voir la Chine recourir à la force contre sa propre population sur la place Tiananmen en 1989 et ailleurs. À l’instar de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne dans les années 1880 et 1890, la Chine et les États-Unis ont adopté une attitude plus hostile l’un envers l’autre, alors même que leurs échanges économiques se développaient.
Ce qui a réellement changé la dynamique entre les deux pays, c’est la réussite économique sans précédent de la Chine. En 1995, le PIB de la Chine représentait environ 10 % du PIB des États-Unis. En 2021, il était passé à environ 75 % de celui-ci. En 1995, les États-Unis produisaient environ 25 % de la production manufacturière mondiale et la Chine moins de 5 %. Aujourd’hui, la Chine a dépassé les États-Unis. L’année dernière, la Chine a produit près de 30 % de la production manufacturière mondiale, et les États-Unis seulement 17 %. Ces chiffres sont loin d’être suffisants pour mesurer l’importance économique d’un pays, mais ils donnent une idée de son poids dans le monde et permettent de déterminer sa capacité à fabriquer des produits, y compris du matériel militaire.
Sur le plan géopolitique, la perception des États-Unis par la Chine a commencé à se dégrader en 2003 avec l’invasion et l’occupation de l’Irak. La Chine s’est opposée à l’attaque menée par les États-Unis, même si Pékin ne se souciait guère du régime du président irakien Saddam Hussein. Plus que les capacités militaires dévastatrices des États-Unis, ce qui a réellement choqué les dirigeants de Pékin, c’est la facilité avec laquelle Washington pouvait balayer les questions de souveraineté et le principe de non-intervention, concepts qui constituaient les piliers de l’ordre international que les Américains avaient incité la Chine à rejoindre. Les responsables politiques chinois craignaient de voir peu de contraintes peser sur le comportement futur des États-Unis s’ils étaient capables de bafouer aussi facilement les normes qu’ils exigeaient des autres. Le budget militaire de la Chine a doublé entre 2000 et 2005, avant de doubler à nouveau en 2009. Pékin a également lancé des programmes visant à mieux former ses militaires, à accroître leur efficacité et à investir dans les nouvelles technologies. Elle a notamment modernisé ses forces navales et ses forces balistiques. Entre 2015 et 2020, le nombre de navires de la marine chinoise a dépassé celui de la marine américaine.
Certains affirment que la Chine aurait considérablement développé ses capacités militaires indépendamment de l’attitude des États-Unis il y a vingt ans. Après tout, c’est ce que font les grandes puissances émergentes à mesure que leur poids économique augmente. C’est peut-être vrai, mais le calendrier particulier de cette progression est clairement lié à la crainte que l’hégémon mondial veuille et puisse contenir la montée en puissance de la Chine s’il le souhaitait. L’Irak d’hier pourrait être la Chine de demain, comme l’a souligné, de manière quelque peu mélodramatique, un spécialiste chinois de la planification militaire au lendemain de l’invasion américaine. Exactement comme l’Allemagne qui craignait d’être isolée tant sur le plan économique que stratégique dans les années 1890 et au début des années 1900, c’est-à-dire au moment où l’économie allemande connaissait sa croissance la plus rapide, la Chine a commencé à craindre d’être bridée par les États-Unis au moment même où sa propre économie montait en flèche.
AVANT LA CHUTE
S’il existe un exemple d’orgueil démesuré et de peur coexistant au sein d’un même leadership, c’est bien celui de l’Allemagne du temps de l’empereur Guillaume II. Dans le même temps, elle pensait que son ascension était inéluctable et que la Grande-Bretagne représentait une menace existentielle pour celle-ci. Les journaux allemands regorgeaient de postulats sur les progrès économiques, technologiques et militaires de leur pays, prophétisant un avenir où l’Allemagne dépasserait tout le monde. Selon de nombreux Allemands (et quelques non-allemands aussi), leur modèle de gouvernement, avec son mélange efficace de démocratie et d’autoritarisme, faisait l’envie du monde entier. La Grande-Bretagne n’était pas réellement une puissance européenne, affirmaient-ils, insistant sur le fait que l’Allemagne était désormais la plus grande puissance du continent et qu’il fallait la laisser libre de réorganiser rationnellement le continent en tenant compte de la réalité de son pouvoir. C’est d’ailleurs ce qu’elle aurait été en mesure de faire si les britanniques ne s’étaient pas mêlés de ses affaires et s’ils ne s’étaient pas alliés à la France et à la Russie pour endiguer la réussite de l’Allemagne.
À partir des années 1890, les passions nationalistes se sont exacerbées dans les deux pays, au même titre que les idées les plus sinistres sur la malfaisance de l’autre. Berlin craignait de plus en plus que ses voisins et la Grande-Bretagne ne veuillent entraver le développement en cours de l’Allemagne sur son propre continent et lui interdire toute prédominance éventuelle. Peu conscients de l’impact de leur rhétorique agressive sur les autres, les dirigeants allemands ont commencé à considérer l’ingérence britannique comme la cause première des problèmes de leur pays, tant sur le plan national qu’à l’étranger. Ils voyaient dans le réarmement britannique et les politiques commerciales plus restrictives des signes d’agressivité. « Le célèbre encerclement de l’Allemagne est enfin devenu un fait accompli, a soupiré Guillaume, alors que la guerre menaçait en 1914. La nasse s’est soudain refermée sur nous et la politique résolument anti-allemande que l’Angleterre poursuivait avec arrogance dans le monde entier a remporté la victoire la plus spectaculaire. » De leur côté, les dirigeants britanniques estimaient que l’Allemagne était en grande partie responsable du déclin tout relatif de l’Empire britannique, alors même que de nombreuses autres puissances prospéraient à ses dépens.
Aujourd’hui, la Chine présente les mêmes signes d’orgueil démesuré et de peur que l’Allemagne après les années 1890. Les dirigeants du Parti communiste chinois (PCC) ont été extrêmement fiers que leur pays ait traversé la crise financière mondiale de 2008 et ses conséquences avec plus d’habileté que leurs homologues occidentaux. De nombreux responsables chinois ont vu dans la récession mondiale de cette époque non seulement une calamité made in USA, mais aussi le symbole du transfert de l’économie mondiale des mains des Américains à celles des Chinois. Les dirigeants chinois, y compris ceux du secteur des affaires, ont passé beaucoup de temps à expliquer aux autres que cette inexorable montée en puissance de la Chine était devenue le principal facteur de transformation des affaires internationales. Au niveau de ses politiques régionales, la Chine a commencé à adopter un comportement plus affirmé à l’égard de ses voisins. Elle a également écrasé les mouvements d’autodétermination au Tibet et au Xinjiang et sapé l’autonomie de Hong Kong. Enfin, ces dernières années, et plus fréquemment, la Chine a revendiqué son droit à s’emparer de Taïwan, par la force si nécessaire, et a commencé à intensifier ses préparatifs en vue d’une telle conquête.
En se combinant, l’orgueil croissant de la Chine et la montée du nationalisme aux États-Unis ont permis à Donald Trump d’accéder à la présidence en 2016, après que ce dernier eut convaincu les électeurs en présentant la Chine comme une force malfaisante sur la scène internationale. Une fois en fonction, Trump a entrepris de renforcer son dispositif militaire contre la Chine et a lancé une guerre commerciale pour renforcer la suprématie des États-Unis, marquant ainsi une nette rupture avec les politiques moins hostiles menées par son prédécesseur, Barack Obama. Lorsque Joe Biden a remplacé Trump en 2021, il a poursuivi un grand nombre des politiques de Trump qui ciblaient la Chine – encouragé en cela par un consensus bipartisan qui considère la Chine comme une menace majeure pour les intérêts américains – et il a depuis imposé de nouvelles restrictions commerciales visant à rendre plus difficile la possibilité pour les entreprises chinoises d’acquérir des technologies sophistiquées.
En réponse à ce durcissement de la position de Washington, Pékin a fait preuve à la fois d’ambition et de manque d’assurance dans ses relations avec les autres pays. Nombre des griefs formulés à l’encontre du comportement américain ressemblent étrangement à ceux que l’Allemagne formulait à l’encontre de la Grande-Bretagne au début du vingtième siècle. Pékin a accusé Washington d’essayer de maintenir un ordre mondial intrinsèquement injuste – le même reproche fait par Berlin envers Londres. « Les États-Unis ont toujours promis de protéger un soi-disant ordre international conçu pour servir leurs propres intérêts et faire perdurer leur hégémonie », peut-on lire dans un livre blanc publié en juin 2022 par le ministère chinois des affaires étrangères. « Les États-Unis eux-mêmes représentent la plus grande menace qui pèse sur l’ordre mondial actuel. »
Les États-Unis, quant à eux, tentent d’élaborer à l’égard de la Chine une politique qui combine la dissuasion et une coopération restreinte, à l’instar de ce qu’a fait la Grande-Bretagne lors de l’élaboration de sa politique à l’égard de l’Allemagne au début du XXe siècle. La stratégie de sécurité nationale d’octobre 2022 de l’administration Biden indique : « La République populaire de Chine nourrit l’intention et dispose de plus en plus de la capacité de remodeler l’ordre international en faveur d’un ordre qui fait pencher la balance mondiale à son avantage. » Tout en étant opposée à une telle réorganisation, l’administration a souligné qu’elle serait « toujours disposée à travailler avec la RPC lorsque nos intérêts convergent ». Pour insister sur ce point, l’administration a déclaré : « Les désaccords qui nous opposent ne doivent pas nous empêcher pour autant de progresser dans les domaines prioritaires qui exigent que nous travaillions ensemble. » Le problème qui se pose aujourd’hui – comme ce fut le cas dans les années précédant 1914 – est que toute ouverture à la coopération, même sur des questions essentielles, se perd dans les récriminations mutuelles, les irritations mesquines et un manque de confiance stratégique de plus en plus profond.
Dans le cas des relations germano-britanniques, trois facteurs essentiels ont entraîné une aggravation de l’antagonisme et le déclenchement de la guerre. Tout d’abord, les Allemands ont progressivement acquis la conviction que la Grande-Bretagne ne permettrait en aucun cas à l’Allemagne de prendre de l’essor. Parallèlement, les dirigeants allemands paraissaient incapables de démontrer aux Britanniques ou à quiconque comment, concrètement, l’essor de leur pays allait ou non remodeler le monde. Le second de ces facteurs était que les deux parties craignaient un affaiblissement de leurs positions futures. Ce point de vue, paradoxalement, a encouragé certains dirigeants à penser qu’ils devaient entrer en guerre le plus tôt possible. Le troisième facteur a été l’absence quasi totale de communication stratégique. En 1905, Alfred von Schlieffen, chef de l’état-major général allemand, a proposé un plan de bataille qui garantirait une victoire rapide sur le continent, alors que l’Allemagne devait affronter à la fois la France et la Russie. Surtout, ce plan prévoyait l’invasion de la Belgique, donnant ainsi à la Grande-Bretagne une raison immédiate de s’engager dans la guerre contre l’Allemagne. Comme l’a dit Kennedy : « L’antagonisme entre les deux pays existait déjà bien avant que le plan Schlieffen ne soit devenu leur unique stratégie militaire ; mais il a fallu le génie sublime de l’état-major prussien pour que cet antagonisme se traduise par une guerre. »
Toutes ces conditions semblent désormais réunies dans les relations entre les États-Unis et la Chine. Le président chinois Xi Jinping et les dirigeants du PCC sont convaincus que l’objectif principal des États-Unis est d’empêcher l’essor de la Chine quoi qu’il arrive. Les déclarations de la Chine concernant ses ambitions internationales sont si insipides qu’elles sont presque dénuées de sens. Sur le plan intérieur, les dirigeants chinois sont très inquiets du ralentissement de l’économie du pays et se demandent si leur propre population est loyale. De leur côté, les États-Unis sont tellement divisés politiquement qu’une gouvernance réellement efficace à long terme devient presque impossible. En raison de l’interaction limitée entre les deux parties, le risque de malentendus stratégiques entre la Chine et les États-Unis est élevé. Tout porte à croire que la Chine élabore des plans militaires pour envahir un jour Taïwan, provoquant ainsi une guerre entre la Chine et les États-Unis, tout comme le plan Schlieffen a contribué à déclencher une guerre entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne.
UN NOUVEAU SCÉNARIO
Les similarités saisissantes entre cette période et le début du vingtième siècle, qui a connu le désastre ultime, laissent présager un avenir sombre marqué par la montée en puissance des affrontements. Mais le conflit peut être évité. Si les États-Unis veulent empêcher une guerre, ils doivent convaincre les dirigeants chinois que leur volonté n’est pas d’entraver les progrès économique de la Chine. Le pays est gigantesque. Il est doté d’industries qui n’ont rien à envier à celles des États-Unis. Mais comme l’Allemagne de 1900, il compte aussi des régions pauvres et sous-développées. Que ce soit par leurs paroles ou par leurs actes, les États-Unis ne sauraient redire aux Chinois ce que les Allemands entendaient de la part des Britanniques il y a un siècle : si seulement vous arrêtiez votre croissance, il n’y aurait pas de problème.
Cependant, les industries chinoises ne peuvent pas continuer à se développer sans restriction aux dépens de tous les autres. La mesure la plus judicieuse que la Chine pourrait prendre en matière de commerce serait d’accepter de réglementer ses exportations de manière à ne pas empêcher les industries nationales d’autres pays d’être compétitives dans des domaines importants tels que les véhicules électriques, les panneaux solaires et d’autres équipements nécessaires à la décarbonation. Si la Chine continue d’inonder les autres marchés avec ses versions bon marché de ces produits, de nombreux pays, y compris ceux qui ne sont pas particulièrement concernés par la croissance chinoise, chercheront unilatéralement à réduire l’accès des produits chinois à leur marché.
Pékin accuse Washington de maintenir un ordre mondial intrinsèquement injuste.
Les guerres commerciales débridées ne sont dans l’intérêt de personne. Les pays imposent de plus en plus de droits de douane sur les importations et limitent les échanges et les mouvements de capitaux. Mais si cette tendance devait se transformer en un déluge de droits de douane, le monde se retrouverait en difficulté, tant sur le plan économique que politique. Comble de l’ironie, la Chine et les États-Unis seraient probablement tous deux les grands perdants si les politiques protectionnistes se généralisaient. Comme le soulignait en 1903 une fédération commerciale allemande, les avantages nationaux des politiques protectionnistes « ne serviraient à rien au regard du préjudice incalculable qu’une telle guerre tarifaire provoquerait pour les intérêts économiques des deux pays ». Les guerres commerciales ont également contribué de manière significative au déclenchement d’une guerre proprement dite en 1914.
Endiguer les guerres commerciales est un début, mais Pékin et Washington devraient également s’efforcer de mettre fin ou du moins maîtriser les guerres ouvertes susceptibles de déclencher une conflagration beaucoup plus importante. Dans le cadre d’une rivalité intense entre grandes puissances, même les conflits mineurs peuvent aisément avoir des conséquences désastreuses, comme l’a montré la période qui a précédé la Première Guerre mondiale. Prenons, par exemple, l’actuelle guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine. Les offensives et contre-offensives de l’année dernière n’ont pas beaucoup modifié les lignes de front ; les pays occidentaux espèrent parvenir enfin à un cessez-le-feu en Ukraine aux meilleures conditions grâce à la bravoure des Ukrainiens et aux armes occidentales. Actuellement, la victoire des Ukrainiens consisterait à repousser l’offensive russe initiale de 2022 et à obtenir des garanties qui mettraient fin aux massacres d’Ukrainiens, accéléreraient l’adhésion du pays à l’UE et permettraient à Kiev de bénéficier du soutien de l’Occident en cas de violation du cessez-le-feu par les Russes. Nombreux sont ceux qui, dans le camp occidental, espèrent que la Chine pourra jouer un rôle moteur dans ces négociations, puisque Pékin a insisté sur le « respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de tous les pays ». Il serait bon que la Chine se souvienne que l’une des principales erreurs commises par l’Allemagne avant la Première Guerre mondiale a été de rester les bras croisés pendant que l’Autriche-Hongrie harcelait ses voisins dans les Balkans, alors même que les dirigeants allemands en appelaient aux grands principes de la justice internationale. Ce comportement hypocrite a contribué au déclenchement de la guerre en 1914. À l’heure actuelle, la Chine reproduit cette erreur dans sa façon de faire avec la Russie..
Bien que la guerre en Ukraine soit actuellement la source des tensions les plus vives, c’est Taïwan qui pourrait devenir les Balkans des années 2020. Tant la Chine que les États-Unis semblent marcher comme des somnambules vers une confrontation entre les deux rives du détroit, à un moment ou à un autre de la prochaine décennie. Un nombre croissant d’experts chinois en politique étrangère estiment désormais qu’une guerre au sujet de Taïwan est plus que probable, et les responsables politiques américains se demandent quelle est la meilleure façon de venir en aide à l’île. Ce qui est particulièrement frappant concernant la situation à Taïwan, c’est qu’il est clair pour toutes les parties concernées – à l’exception, peut-être, des Taïwanais qui tiennent plus que tout à accéder à une indépendance en bonne et due forme – que seul un compromis éventuel peut permettre d’éviter un désastre. Dans le communiqué de Shanghai de 1972, les États-Unis ont reconnu qu’il n’y avait qu’une seule Chine et que Taïwan en faisait partie. Pékin a déclaré à plusieurs reprises vouloir parvenir à une réunification pacifique avec Taïwan. Une réaffirmation de ces principes à ce jour contribuerait à la prévention d’un conflit : Washington pourrait déclarer que, quelles que soient les circonstances, le gouvernement ne soutiendra pas l’indépendance de Taïwan, et Pékin pourrait déclarer que le gouvernement n’utilisera pas la force à moins que Taïwan ne prenne officiellement des mesures pour devenir indépendant. Un tel compromis ne ferait pas disparaître tous les problèmes liés à Taïwan. Mais il rendrait beaucoup moins probable une guerre entre grandes puissances à propos de Taïwan.
Il est essentiel de maîtriser la confrontation économique et les foyers potentiels de tensions régionales pour éviter que ne se reproduise le scénario germano-britannique, mais la recrudescence de l’hostilité entre la Chine et les États-Unis confère également un caractère d’urgence à de nombreuses autres questions. Les initiatives en matière de contrôle des armes et de gestion des autres conflits, tels que celui qui oppose les Israéliens et les Palestiniens, font cruellement défaut. Des signes de respect mutuel sont indispensables. Lorsqu’en 1972, les dirigeants soviétiques et américains se sont mis d’accord sur un ensemble de « principes fondamentaux des relations entre les États-Unis d’Amérique et l’Union des républiques socialistes soviétiques », la déclaration commune s’est soldée par un résultat pratiquement nul. Mais elle a instauré un minimum de confiance entre les deux parties et a contribué à convaincre le dirigeant soviétique Leonid Brejnev que les Américains ne lui voulaient pas de mal. Si Xi, comme Brejnev, a l’intention de rester dirigeant à vie, c’est un investissement qui vaut la peine d’être envisagé.
La montée des tensions entre grandes puissances induit également la nécessité de maintenir une dissuasion crédible. Un mythe persistant veut que les systèmes d’alliance aient conduit à la guerre en 1914 et qu’un réseau de traités de défense mutuelle ait piégé les gouvernements dans un conflit qu’il était devenu impossible d’endiguer. En réalité, ce qui a rendu la guerre quasiment inévitable après le début des mobilisations des puissances européennes en juillet 1914, c’est l’espoir malavisé de l’Allemagne de voir la Grande-Bretagne ne pas venir, après tout, à l’aide de ses amis et alliés. Pour les États-Unis, il est essentiel de ne pas donner matière à de telles erreurs au cours de la décennie à venir. Ils doivent concentrer leur puissance militaire dans la région indo-pacifique et en faire une force de dissuasion efficace contre l’agression chinoise. Ils devraient également redonner de la vigueur à l’OTAN, l’Europe étant appelée à assumer une part beaucoup plus importante du fardeau de sa propre défense.
Les dirigeants peuvent tirer des leçons du passé, en positif comme en négatif, sur ce qu’il faut faire et ne pas faire. Mais ils doivent d’abord retenir les grands enseignements, et le plus important d’entre eux est d’éviter les guerres atroces qui anéantissent les réalisations de générations entières.
RODD ARNE WESTAD est titulaire de la chaire Elihu d’histoire et d’affaires mondiales à l’université de Yale et coauteur, avec Chen Jian, de l’ouvrage à paraître The Great Transformation : China’s Road From Revolution to Reform.
Source : Foreign Affairs, Odd Arne Westad, 13-06-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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Commentaire recommandé
Mais QUI veut la guerre ?
Mais QUI fabrique des ennemis pour mieux maintenir sa férule sur le monde ?
Mais QUI veut toujours dominer ce monde et par tous les moyens ?
Mais qui a, depuis 1945, fomenter des dizaines de conflits dans le monde pour imposer son hégémonie ?
Mais QUI, par sa politique extérieure, a fait des millions de victimes ?
Mais QUI s’est associé avec les pires régimes, les pires crapules, pour maintenir sa domination ?
Mais QUI, dans ses délires les plus extrêmes, veut toujours régenter le monde ?
Faut-il refaire la liste des FAITS ?
Ce sont les Etats Unis d’Amérique !!!!…………….
8 réactions et commentaires
C’est intéressant de noter comment la Chine est présentée ici comme orgueilleuse, alors que ce sont les dirigeants des États-Unis qui présentent leur pays comme « La nation Indispensable », à la « destinée manifeste » etc.
Elle est également présentée ici comme paranoïaque. C’est oublier un peu vite (d’ailleurs il n’en est fait aucune mention) toutes les déclarations d’hommes politiques américains et de documents sur la nécessité de « l’endiguement de la Chine », le soft power mené par ce pays contre elle, et les nombreux exemples montrant comment les États-Unis éliminent tous leurs concurrents par tous les moyens.
Il est bon, en effet, de ne pas refaire les erreurs du passé, et je rejoins l’auteur là-dessus, mais il est encore mieux de ne pas, en plus, en commettre de nouvelles.
P.S. Si Trump s’est montré ouvertement agressif envers la Chine, selon son tempérament habituel, C’est bien Obama qui a lancé les hostilités en initiant le fameux « pivot vers l’Asie », dirigé contre la Chine, ou du moins son développement.
https://ras-nsa.ca/fr/le-pivot-strategique-americain-dans-lespace-indopacifique
+29
AlerterMerci pour votre commentaire, c’est exactement le mot qui m’a choqué dans ce texte : on met sur la Chine des qualificatifs qui correspondent en fait aux USA : on est en pleine inversion accusatoire par effet miroir 🙂
Après pour poursuivre sur cette idée, on va bientôt accuser la Chine d’une volonté militariste et que pour faire la paix, il faut la guerre… la boucle sera bouclée !
Je lis de temps en temps les déclarations officielles chinoises sur le site de l’ambassade de Chine en France : cela parle de coopération .. de volonté de sortir de la pauvreté … de construire un monde ensemble … de planification pour l’avenir … en bref, il y a un pilote dans l’avion !
Je trouve réellement captivant ce décalage (grand écart) entre ce qui se passe en Chine, sa vision du monde et ce qui est montré dans les médias et chez nos politiques.
+20
AlerterMais QUI veut la guerre ?
Mais QUI fabrique des ennemis pour mieux maintenir sa férule sur le monde ?
Mais QUI veut toujours dominer ce monde et par tous les moyens ?
Mais qui a, depuis 1945, fomenter des dizaines de conflits dans le monde pour imposer son hégémonie ?
Mais QUI, par sa politique extérieure, a fait des millions de victimes ?
Mais QUI s’est associé avec les pires régimes, les pires crapules, pour maintenir sa domination ?
Mais QUI, dans ses délires les plus extrêmes, veut toujours régenter le monde ?
Faut-il refaire la liste des FAITS ?
Ce sont les Etats Unis d’Amérique !!!!…………….
+33
Alerter« Être l’ennemi de l’Amérique est dangereux. En être l’ami est mortel ». S. Breszinsky
+6
AlerterL’auteur n’a rien compris à ce qui se passe en Ukraine. Pour plus de 6 milliards de personnes, y compris les chinois, cette guerre est une guerre d’agression des Etats-Unis contre la Russie. Seul ceux qui sont soumis au rouleau compresseur de la propagande de l’OTAN peuvent croire qu’il s’agit d’une « agression injuste et non provoquée »… L’auteur prend une prudence de langage de la Chine pour une condamnation. Les chinois sont d’autant plus obligés de soutenir la Russie qu’ils savent qu’ils sont les prochains à abattre après l’Irak, la Lybie, la Syrie, la Russie et l’Iran. Sauf que dans le cas de la Syrie et de la Russie, les américains et leurs alliés ont échoués alors de nombreux pays en profitent pour secouer le joug occidental.
Ce qui précipite la chute des empires, c’est sans doute que leurs élites croient leurs propres mensonges.
+15
Alerter« Les guerres commerciales ne sont dans l’intérêt de personne », écrit l’auteur.
Pourtant, il tient trop peu compte de la nouvelle donne internationale, mondiale, que constitue une plus large conscience de l’intérêt commun à l’égard des bouleversements environnementaux (climatiques, et de l’appauvrissement des sols/de la biodiversité) qui menacent l’existence de l’espèce humaine: sans doute un biais d’analyse consécutif à sa fonction d’historien qui garde le nez sur le guidon d’une histoire dépassée, celle de la « prospérité » des rivalités pour une croissance économique absurde liée à une exploitation honteuse et abusive des ressources « naturelles »… et humaines!
De toute évidence, c’est la domination du commerce(avec la financiarisation des bénéfices qu’il produit) sur les « grandes puissances » politiques et militaires compétitives, devenues (enfin, dirais-je) totalement anachroniques compte tenu de ce contexte, qui perturbe les possibilités de saine coopération en vue d’essayer de rétablir un équilibre favorable à la Vie, et en tout cas de faire face aux bouleversements/désastres annoncés.
La possession et le transport incessant des ressources énergétiques et alimentaires(liés à l’hyper-production de trucs inutiles en tout genre et en surnombre, consommés « à gogo » et rapidement gaspillés/jetés-problème des déchets), qui caractérisent le mode de vie « développé », « désirable », actuel, sont à l’origine du déséquilibre qui TUE à chaque instant des tas de vivants innocents et les espoirs de leur cohabitation forcément inter-dépendante sur notre planète de plus en plus dévastée.
Heureusement, les populations exploitées et opprimées, manipulées par des « dirigeant-e-s » imbéciles, aveuglé-e-s par leurs égos démesurés, sont en train de s’organiser en douce pour les remettre à leur place de « représentant-e-s » momentané-e-s en leur signifiant leur réprobation et en « démissionnant » des « missions » absurdes (travailler et consommer) qui leur sont assignées.
Quitte à s’embarquer dans un « chaos » inventif propre à renverser cet « ordre » fatal qui, depuis la révolution que fut la sédentarité(et la création de « territoires ») n’a apporté que désolation, inégalité et perplexité…
Car la terre appartient à tous les êtres vivants inter-dépendants.
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AlerterArticle intéressant en ce qu’il compare des situations présentes à l’histoire : la Chine montante dans le rôle de l’Allemagne d’avant 1914 et l’Amérique reprenant celui de la Grande-Bretagne entamant son déclin…
Puissance continentale versus puissance maritime.
Effectivement de nombreux points communs, ceci dit il y a des biais : le PIB pris en compte n’est pas le PIB PPI, ce qui revient à nier la vraie puissance économique de la Chine : il suffit de savoir qu’elle produit 2 fois plus de voitures, 5 fois plus de logements, d’équipements (électroménager et électronique) et que sa population est 4 fois plus importante, qu’enfin l’espérance de vie a dépassé celle des US… Et qu’elle comble rapidement son retard dans les quelques domaines ou les US sont encore en avance.
Rien de semblable entre Allemagne et Royaume-uni qui étaient avant 1914 au coude à coude sur l’ensemble de ces critères… les USA étaient déjà la 1ere puissance mondiale depuis les années 1880 et la France en retrait..
Donc encore une fois comparaison n’est pas raison… la situation est différente et vouloir bloquer le développement dans sa sphère régionale risque d’aboutir à des tensions, on voit d’ailleurs que les US cherchent un proxi pour fatiguer la Chine : les Philippines semblent un bon client, car Taïwan tout en maintenant son autonomie ne parait pas vouloir se couper de la Chine : à la fois son 1er client et son 1er fournisseur.
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AlerterSuite..
De toutes façons, la dissuasion nucléaire empêche la confrontation directe US-Chine et les voisins des chinois veulent tisser ou conserver les nombreux liens assurant la coprospérité régionale, (même l’Inde parait depuis peu infléchir sa politique) de plus la Chine locomotive des BRICS en cours d’élargissement tisse ou soutient des relations apaisées partout dans le monde (Iran-Arabie Saoudite).
Les US n’ont à proposer que la peur, des bases militaires, la perte de souveraineté et des confrontations perdant-perdant avec leur puissant voisin qui veut seulement retrouver la place qu’il avait avant la vague de colonisation blanche favorisée par l’avance donnée par la révolution industrielle…
En fait un simple retour aux équilibres anciens avec la Chine comme empire du milieu !!
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