Dans une interview accordée à The Intercept, le premier ministre pakistanais évincé, qui vient d’être libéré, accuse l’armée du pays d’avoir aggravé la crise politique.
Source : The Intercept, Ryan Grim
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
IMRAN KHAN EST DEVENU premier ministre du Pakistan en suivant une voie tout à fait inhabituelle. Comme il l’a expliqué dans une interview dimanche soir, Khan a été pendant des décennies le joueur de cricket le plus célèbre du pays, avant de se lancer dans le monde de la philanthropie, en construisant des hôpitaux et en soutenant des universités. Il s’est ensuite lancé dans la politique, fondant un parti – le Pakistan Tehreek-e-Insaf, ou PTI – et accédant au pouvoir en 2018. Mais il ne disposait que d’une faible majorité et a été renversé lors d’un vote de défiance en 2022.
Depuis lors, lui et son parti ont été la cible d’une répression implacable de la part de l’armée, qui dirige le pays directement ou indirectement depuis des décennies.
Khan a été arrêté le 9 mai 2023 par les militaires et détenu pendant quatre jours avant que la Cour suprême ne déclare sa détention illégale. Des manifestations ont éclaté dans tout le pays, parfois violentes, et en réaction le pouvoir militaire a arrêté la plupart des hauts responsables de Khan et en les obligeant sous la pression à démissionner de leur parti. Des milliers de militants de base du parti ont également été jetés en prison.
Khan, pendant ce temps, est terré dans sa maison de Lahore, passant au crible les quelque 150 accusations de corruption et autres délits qui ont été portées contre lui – accusations que lui et ses partisans rejettent comme étant motivées par des considérations politiques. Cependant, Khan reste une figure politique populaire à l’approche des élections prévues pour le mois d’octobre.
Il m’a contacté hier soir pour parler de sa carrière, de la crise politique à laquelle est confronté le Pakistan et de son espoir amoindri d’une résolution négociée. Ce qui suit est une version condensée de notre conversation ; la transcription a été éditée pour plus de clarté. L’audio de l’interview sera publié demain sur mon podcast Deconstructed.
Dans cette interview, Khan a exhorté les États-Unis à prendre la parole pour défendre l’État de droit, la démocratie et d’autres valeurs occidentales menacées au Pakistan. Un porte-parole du département d’État, ayant eu connaissance de ce commentaire, a déclaré : « Notre message a été clair et cohérent à ce sujet. Nous soutenons le maintien pacifique des principes constitutionnels et démocratiques, incluant le respect des droits de l’homme. Nous ne soutenons pas, que ce soit au Pakistan ou n’importe où ailleurs dans le monde, un parti politique plutôt qu’un autre. Nous soutenons des principes plus larges, notamment l’État de droit et l’égalité de la justice devant la loi. »
Dans cette interview, Khan a également émis l’hypothèse que les États-Unis s’étaient retournés contre lui en raison de son scepticisme à l’égard de la guerre mondiale contre le terrorisme et de la mauvaise perception selon laquelle il aurait aligné le Pakistan sur les talibans. « En ce qui concerne la guerre contre le terrorisme et les talibans, a déclaré le porte-parole du département d’État, les États-Unis et le Pakistan ont un intérêt commun à veiller à ce que les talibans respectent les engagements qu’ils ont pris, c’est-à-dire à ce que les groupes terroristes actifs en Afghanistan ne soient plus en mesure de menacer la stabilité de la région. »
Ryan Grim : Depuis que vous avez quitté vos fonctions, vous avez été la cible d’une tentative d’assassinat et d’une répression nationale à l’encontre de votre parti, le PTI. Le mois dernier, alors que vous étiez dans une salle d’audience, vous avez été enlevé et emprisonné par l’armée. Pour les téléspectateurs américains qui n’ont pas suivi cette affaire de près, pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé ce jour-là et ce qui l’a précédé ?
Imran Khan : J’étais allé là-bas pour obtenir une caution, et avant de quitter ma maison, j’avais enregistré un message vidéo disant : « Ecoutez, si vous voulez m’arrêter, amenez un mandat et alors, emmenez-moi ». Il y a eu un énorme problème le 12 mars. Ma maison a été attaquée pendant 24 heures. Ce qui était illégal, parce que tout ce que j’avais à faire, c’était de donner une garantie que je me présenterais au tribunal et qu’ils ne pourraient pas m’arrêter. Mais ils ont refusé de prendre la garantie, et ils ont continué à attaquer ma maison, et c’était une situation horrible. Beaucoup de gens ont été blessés ; nombre de nos travailleurs ont été blessés en essayant de les empêcher de m’enlever.
Donc, avant de partir pour Islamabad, j’ai déclaré : « Ne recommencez pas. » […] Je veux dire que c’était une action de commando. Ils ont battu tous ceux qui se trouvaient dans ce bureau de greffe de la Haute Cour. Mon [inaudible] a été frappé à la tête, il saignait. J’ai ensuite été emmené par tous ces commandos, vraiment – ils étaient censés être des Rangers, mais ils avaient l’air vraiment effrayants. Puis on m’a emmené en prison.
« Tous les hauts responsables sont en prison. La seule façon pour eux de sortir de prison est de dire qu’ils quittent mon parti. »
La réaction allait toujours être contre les militaires. Il s’agissait d’un enlèvement et, par la suite, la Cour suprême a jugé que c’était illégal. Il y a donc eu une réaction dans les rues. Cette réaction a donné lieu à une répression qui a conduit à l’emprisonnement de plus de 10 000 de mes collaborateurs. N’importe qui ayant un lien avec mon parti est arrêté quotidiennement. Et le reste du parti se cache. Tous les hauts dirigeants sont en prison. La seule façon pour eux de sortir de prison est de dire qu’ils quittent mon parti.
RG : A présent, The Intercept a récemment rapporté que l’armée avait ordonné aux médias de tout le pays de ne pas vous médiatiser. Dans quelle mesure cette interdiction a-t-elle été efficace ? Les médias vous ont-ils parlé directement de ces ordres ? Quel a été l’effet sur l’opinion publique pakistanaise ?
IK : Eh bien, l’interdiction existait depuis que j’ai été chassé du pouvoir. Le chef de l’armée de l’époque a admis par la suite que c’était lui qui pensait que j’étais dangereux pour le pays, et qu’il avait monté ce complot pour me faire partir. Depuis lors, la plupart des chaînes de télévision n’ont pas été autorisées à me montrer. Seules quelques chaînes ont accepté de me montrer. En conséquence, leur taux d’audience a fortement augmenté. Il y a trois ou quatre mois, ils se sont attaqués à ces deux chaînes, ils ont tiré sur l’une d’entre elles, ils ont mis le directeur de la chaîne en prison, la chaîne s’appelle BOL [News], le directeur général a été mis en prison. La chaîne a alors cessé de me diffuser, et les deux chaînes qui me diffusaient ont cessé de le faire. Pas de couverture en direct du tout. C’est passé à un autre niveau. Aujourd’hui, mon nom n’a plus le droit d’être mentionné à la télévision, dans les médias électroniques ou dans la presse écrite.
« Mon nom n’a pas le droit d’être mentionné à la télévision, dans les médias électroniques ou dans la presse écrite. »
RG : Au lendemain de votre éviction, vous avez laissé entendre que les États-Unis avaient probablement joué un rôle dans votre renvoi ou l’avaient approuvé. Mais vous semblez avoir minimisé cette suggestion depuis lors ; pourquoi cela ? Et qu’est-ce qui, selon vous, a été le principal moteur de votre éviction ?
IK : Le 6 mars 2022, il y a eu une rencontre entre l’ambassadeur pakistanais et le sous-secrétaire d’État américain Don Lu. Cette rencontre a été enregistrée et un document chiffré a été envoyé au Foreign Office et à moi-même. Il y était dit que Donald Lu disait à l’ambassadeur qu’Imran Khan devait être démis de ses fonctions de Premier ministre par un vote de défiance, faute de quoi, le Pakistan en subirait les conséquences. Le jour suivant, le 7 mars, a eu lieu le vote de défiance. À l’époque, j’ai donc pensé qu’il s’agissait réellement d’une conspiration menée par les États-Unis. L’ambassade des États-Unis au Pakistan avait déjà rencontré les personnes qui ont ensuite fait défection de mon parti. Donc, l’ambassade américaine rencontrait déjà ces personnes, celles qui ont quitté le navire en premier. Puis, au moment où la motion de censure a été votée, une vingtaine de personnes ont quitté mon parti et le gouvernement est tombé.
À l’époque, je pensais que les États-Unis étaient à l’origine de cette situation. Par la suite, j’ai découvert qu’en réalité, c’était le chef des armées qui intoxiquait les États-Unis – il avait un lobbyiste aux États-Unis qui s’appelait [ancien ambassadeur du Pakistan aux États-Unis] Husain Haqqani, engagé par mon gouvernement sans que j’en sois informé, qui disait aux États-Unis que moi, Imran Khan, j’étais anti-américain et qu’en fait, le chef des armées était pro-américain. [Haqqani a déclaré à The Intercept et à d’autres médias que l’affirmation de Khan était fausse]. Plus tard, nous avons découvert qu’il s’agissait en fait d’un coup monté à partir d’ici, car j’avais de très bonnes relations avec l’administration Trump. Je ne pouvais donc pas comprendre ce qui avait mal tourné. Mais nous avons ensuite découvert que c’était le chef de l’armée qui avait engendré ce sentiment aux Etats-Unis, comme quoi j’étais anti-américain.
RG : Selon vous, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Si vous pouviez revenir en 2018 et vous donner quelques conseils juste après votre élection, que vous diriez-vous de faire différemment ou vous ne changeriez rien ?
IK : Je serais retourné devant le public. Si je n’avais pas reçu un mandat important, je n’aurais pas pu faire de réformes. Et je n’aurais pas pris le pouvoir parce qu’il s’est avéré par la suite que je ne pouvais tout simplement pas soumettre les puissants à la loi – et les puissantes mafias qui contrôlent le Pakistan depuis tant d’années. Je n’en avais pas la force. Cela m’aurait sapé. Ils auraient affaibli mon parti. Ils auraient approché les membres de mon parti. J’ai donc toujours essayé de maintenir la cohésion de mon gouvernement, ce qui a été ma plus grande erreur. Ensuite, je suis devenu trop généreux envers l’armée, et le chef des armées, parce que l’armée est l’institution la mieux organisée du Pakistan. Elle est bien implantée, je veux dire, elle gouverne directement ou indirectement depuis près de 70 ans. J’ai donc commencé à dépendre davantage d’eux et du chef de l’armée. Et le chef de l’armée n’était pas intéressé par l’État de droit. Il ne s’intéressait pas aux [inaudible] puissants qui gagnaient de l’argent et qui siphonnaient l’argent du pays. J’ai donc échoué. C’est ce que j’aurais fait différemment.
RG : Pendant votre mandat de Premier ministre, vous avez été critiqué pour votre répression de la dissidence et pour la suppression de la liberté d’expression. Lorsque vous regardez ce qui vous arrive aujourd’hui, avez-vous une approche différente des dissidents ?
IK : En ce qui concerne les médias, on ne peut pas comparer ce qui se passe actuellement. Ce que je veux dire, c’est qu’il suffit de regarder en arrière : notre gouvernement a été critiqué par les médias plus que n’importe quel autre gouvernement. Nous n’avons même pas eu de lune de miel. Et c’est parce que les médias puissants sont aussi entre les mains des puissants, qui ont acquis des intérêts et ne voulaient pas de changement. Ainsi, dès que j’allais dans le sens du changement, ils m’attaquaient. Tout d’abord, les médias étaient totalement libres. Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas comparable. Ils ferment les maisons de presse. L’un de nos meilleurs journalistes d’investigation a été chassé du Pakistan, puis assassiné au Kenya. Aujourd’hui, le deuxième meilleur journaliste d’investigation a disparu depuis 17 jours et personne ne sait où il se trouve. Et puis, certains présentateurs ou journalistes de premier plan disparaissent et sont maltraités, puis battus. Ce genre de choses ne s’est jamais produit de mon temps. Aujourd’hui, bien évidemment, la censure est totale, nous sommes revenus à l’époque de la dictature militaire. Mais la dictature de [Pervez] Musharraf n’est même pas comparable à ce qui se passe actuellement.
RG : Y a-t-il quelque chose de concret que vous demanderiez à l’administration Biden ou aux Etats-Unis de faire pour défendre la démocratie au Pakistan ?
IK : Je pense que l’administration Biden doit parler des valeurs défendues par l’Occident : la démocratie, le constitutionnalisme, l’État de droit. La torture en détention est interdite partout, ce qui se passe au Pakistan en ce moment même. Mon peuple a été soumis à la torture. Notre sénateur a été torturé. L’un de mes collaborateurs a été arrêté et torturé. Il faut donc dénoncer la torture en détention, mais par-dessus tout, les droits fondamentaux. […] C’est tout ce que nous attendons. Les États-Unis étant les gardiens des valeurs occidentales, ils devraient simplement s’exprimer sur les valeurs dont ils se défendent. Il en va de même lorsqu’ils parlent de la Chine et de la Russie, ou de ce qui se passe à Hong Kong. Ce qui se passe en ce moment au Pakistant est bien pire.
RG : Comment avez-vous été traité pendant votre détention ?
IK : J’ai été [détenu pendant] quatre jours, je n’ai pas été maltraité. J’ai juste été complètement coupé de ce qui se passait. Je ne savais même pas ce qui se passait. Toutes les manifestations de rue et les quelques bâtiments – il y a eu des incendies criminels dans ces bâtiments – je n’en savais rien jusqu’à ce je sois amené devant la Cour suprême. Mais je n’ai pas été maltraité. Ce que je veux dire, on peut dire que j’ai été maltraité dans la manière dont j’ai été arrêté et placé en détention à cette époque, mais une fois que j’étais là, non, il n’y a pas eu de maltraitance.
RG : Avez-vous été interrogé ? Y a-t-il eu des menaces, directes ou voilées, concernant votre futur rôle dans la politique pakistanaise ?
IK : Vous savez, ce pays me connaît depuis 50 ans. Pendant 20 ans, j’ai été un sportif de premier plan dans ce pays. Le cricket est le sport le plus important, et j’ai été capitaine pendant 10 ans. J’ai donc été dans les médias pendant longtemps. Ensuite, je me suis lancé dans la philanthropie et j’ai créé les plus grandes institutions caritatives, à savoir les hôpitaux de cancérologie et l’université, donc, les gens me connaissent depuis longtemps. Ils savent que je ne reculerai pas. Mais ce qu’a fait l’establishment, c’est qu’ils m’ont clairement dit, à moi : « Quoi qu’il arrive, on ne vous laissera pas revenir au pouvoir. »
Par conséquent, ce qu’ils font maintenant, c’est qu’ils démantèlent le parti. Mais démanteler le plus grand parti politique, le seul parti fédéral du Pakistan, c’est démanteler la démocratie. Et en réalité, c’est ce qui se passe. Toutes les institutions démocratiques, le pouvoir judiciaire y passent. Le pouvoir judiciaire est aujourd’hui totalement impuissant à mettre fin à cette violation des droits fondamentaux. Nous avons saisi la Cour suprême. Selon la Constitution, les élections au Pendjab – la plus grande province, qui représente 60 % du Pakistan – devaient se tenir le 14 mai. Le gouvernement a refusé. Même les ordres de la Cour suprême ne sont pas respectés. Les gens sont libérés sous caution par les juges, puis arrêté par la police pour d’autres affaires. Je pense donc que cette violation totale des droits fondamentaux qui est en cours, est une tentative d’affaiblir de m’affaiblir moi et mon parti au point que nous ne pourrons pas nous présenter aux élections. En effet, tous les sondages d’opinion montrent que nous remporterons par une majorité massive les élections. Sur les 37 élections partielles, mon parti en a remporté 30, malgré l’aide apportée par l’establishment aux partis gouvernementaux. Ils savent donc qu’en cas d’élections libres et équitables, nous remporterons tout simplement la victoire. C’est pourquoi tous ces efforts sont déployés pour démanteler complètement mon parti et l’affaiblir au point qu’on ne puisse plus se présenter aux élections.
RG : Et c’est une période sombre pour votre pays, pour votre parti, comme vous l’avez dit, et pour vous personnellement. Mais je suis curieux de savoir ce que vous espérez. Dans le meilleur des scénarii, quelle est la voie à suivre pour sortir de cette crise ?
IK : C’est comme un carrefour. L’une des voies mène au mauvais temps de la dictature militaire. Car cela signifie, vous savez, que nous ferons régresser tout le mouvement pour la démocratie, qui a progressivement évolué au fil du temps. Nos médias ont lutté vaillamment pour leur liberté, et nos médias étaient parmi les plus libres. Puis, notre système judiciaire a toujours été soumis à l’exécutif. Mais en 2007, un mouvement appelé « Mouvement des avocats » a été lancé, et, pour la première fois, le pouvoir judiciaire a affirmé son indépendance. Ce sont donc des piliers entiers de la démocratie qui sont en train de reculer. Toute l’évolution, la progression constante vers un pays démocratique est aujourd’hui en jeu. Alors, soit nous laissons la situation évoluer dans le sens d’une dictature militaire émergente, ou bien, l’autre solution, est que nous essayions de tous nous rassembler avec toutes les forces démocratiques, et de nous efforcer de revenir à l’État de droit, à la démocratie et à des élections libres et équitables.
RG : Et alors que vous êtes confronté à cette potentielle dictature militaire sur le long terme, comment cela vous fait-il penser à votre propre soutien à l’armée et au coup d’État de Pervez Musharraf, ou au soutien indirect de l’armée lors de votre propre élection ? Avez-vous le sentiment qu’il y avait un moyen d’y parvenir sans l’armée, ou le Pakistan est-il dans une situation où une réforme n’est possible que par le biais de cette institution ?
IK : Eh bien, vous savez, juste pour faire une correction : mon parti est le seul à n’avoir jamais été fabriqué par les militaires. Le People’s Party, Zulfikar Ali Bhutto, a servi un dictateur pendant huit ans avant de créer son parti. Le deuxième parti est la [Ligue musulmane du Pakistan Nawaz]. Le chef de la PMLN a été nourri par la dictature du général Zia-ul-Haq. Je veux dire par là qu’il n’était pas une entité propre. Il était en réalité un produit de la dictature militaire.
Mon parti est le seul depuis 22 ans à ne pas avoir été créé par la dictature militaire. Je suis parti de rien et j’ai réellement brisé le système bipartite. Lors des élections de 2018, l’armée ne s’est pas opposée à moi. Mais elle ne nous a pas aidés à gagner les élections. Les élections n’ont pas été truquées, car cela devrait se savoir maintenant. Maintenant, malgré l’armée et l’establishment qui se tient derrière ce gouvernement, nous avons balayé 30 des 37 élections partielles. Et tous les sondages d’opinion montrent que nous sommes loin devant tout le monde, avec près de 60 à 70 % d’opinions favorables.
« Notre processus de réflexion a évolué au point qu’il existe aujourd’hui un consensus au Pakistan sur le fait qu’une mauvaise démocratie vaut mieux qu’une dictature militaire. »
Et l’autre chose que je voudrais dire, c’est : en quoi est-ce différent ? Lorsque Ayub Khan, le premier dictateur militaire, a pris le pouvoir, la majorité de la population l’a soutenu, parce qu’à l’époque, nous étions en insécurité et que l’armée était le bastion de la sécurité. Lorsque Zia-ul-Haq a destitué Zulfikar Ali Bhutto, le deuxième dictateur militaire, la moitié de la population l’a soutenu. La moitié des votes était pour Bhutto, maisl’autre moitié était contre lui. Lorsque le général Musharraf a mis fin à notre démocratie en 1999, il avait une cote de popularité de 80 % au Pakistan, parce qu’il était arrivé avec un programme de lutte contre la corruption. Mais c’est une période unique pour le Pakistan : La quasi-totalité du pays est aujourd’hui en faveur de la démocratie. La dictature militaire ne fait plus recette. C’est donc une situation unique, car notre processus de pensée a évolué au point qu’il existe aujourd’hui un consensus au Pakistan sur le fait qu’une mauvaise démocratie vaut mieux qu’une dictature militaire.
RG : On a l’impression que les militaires peuvent considérer cette crise et ce conflit comme existentiels pour eux. Compte tenu de ce que vous avez dit, à savoir que le pays, la population, s’est retournée contre eux. S’ils perdent le pouvoir, ils risquent d’être complètement écartés de la scène. Ainsi acculés, cela peut expliquer une partie des réactions que vous observez. Comment appréhendez-vous cette situation ? Ils vous ont encerclé littéralement et politiquement, mais si vous vous échappez, ils seront confrontés à une crise existentielle.
IK : Eh bien, vous voyez, quand j’étais au… pouvoir, j’ai reconnu que, vous savez, vous ne pouvez pas rejeter les militaires. Vous devez travailler avec eux, parce qu’ils sont enracinés depuis 70 ans. Directement ou indirectement, ils ont gouverné ce pays. J’ai donc travaillé avec le chef des armées. Et mis à part le fait qu’il ne le voulait pas ou qu’il ne comprenait pas ce que signifiait l’État de droit, ou qu’il ne voulait pas le comprendre – mis à part cela, nous avons eu une relation de travail. Je ne sais toujours pas quand et pourquoi il a décidé de me couper l’herbe sous le pied, ni à quel moment il a estimé que j’étais dangereux pour le pays. Mais au cours des six derniers mois, il a conspiré pour se débarrasser de moi. Il a décidé de changer de cheval, parce qu’il soutenait l’actuel premier ministre qui était confronté à des affaires de corruption massives. Alors, pourquoi a-t-il décidé de faire cela ? Je pense, mon intuition est qu’il voulait une reconduction et que le premier ministre actuel le lui avait promis. Je suppose que c’est la raison. Mais en réalité, il est le meilleur – il saurait pourquoi. Je ne sais pas pourquoi.
Ce que je veux dire, c’est que la façon dont le Pakistan a été géré – un système hybride – ne peut désormais plus fonctionner de cette façon. Nous sommes aujourd’hui confrontés à la pire crise économique de notre histoire. Où je veux en venir, c’est que j’ai proposé des discussions aux militaires, au chef de l’armée. Mais jusqu’à présent, il n’y a pas de réponse. Ce que je veux dire, c’est que le système hybride ne peut plus fonctionner. Car si un premier ministre a le mandat public et la responsabilité d’agir, il doit avoir l’autorité nécessaire. Il ne peut pas se trouver dans une situation où il a la responsabilité, mais où l’autorité, la plus grande partie de l’autorité repose sur l’establishment militaire.
Il faut donc trouver un nouvel équilibre. Il faut trouver une sorte d’arrangement, où certaines questions doivent être réglées au Pakistan. Le Pakistan ne peut plus se passer de l’État de droit, car nous ne pourrons pas sortir de ce marasme économique si nous n’attirons pas les investissements. Or, les investissements étrangers ne viennent pas dans un pays où les gens n’ont pas confiance dans leur système judiciaire, dans leur système juridique et dans l’exécution de leurs contrats. C’est pourquoi les Pakistanais vont investir à Dubaï et dans d’autres pays, mais ils n’investissent pas dans notre pays. Nous avons 10 millions de Pakistanais [à l’étranger]. Si seulement 5 % d’entre eux investissaient dans notre pays, nous n’aurions aucun problème. Mais ils n’ont pas confiance dans notre système judiciaire. Sur les 140 pays classés dans l’indice de l’État de droit, le Pakistan se situe à la 129e place. Avec une telle absence d’État de droit, je crains que la survie du pays ne soit en jeu. Il faut donc trouver un nouvel équilibre avec l’establishment militaire.
RG : Dernière question : Je sais que vous avez dit que vous pensiez que le moteur de votre éviction était clairement interne et n’était pas mené de l’extérieur. Mais je suis également curieux, étant donné que les États-Unis ont exprimé leur approbation privée de votre éviction par un vote de défiance. Je me demande ce qui, selon vous, a poussé les États-Unis à adopter cette position. Pensez-vous que cela ait un rapport avec votre volonté de travailler avec les talibans, après que ceux-ci aient pris le pouvoir en Afghanistan ? Pensez-vous que cela a quelque chose à voir avec la guerre en Ukraine ? Quelle est votre lecture de la géopolitique qui aurait conduit les États-Unis à passer d’une position de soutien à votre égard à une position de volonté de vous voir évincé ?
IK : Eh bien, pour commencer, vous savez, la guerre – l’administration Trump a reconnu que j’étais celui qui répétait constamment qu’il n’y aurait pas de solution militaire en Afghanistan. C’est parce que je connais l’Afghanistan. Je connais l’histoire et la province, la province pachtoune. N’oubliez pas que l’Afghanistan est composé à 50 % de Pachtounes, mais que la population pachtoune est deux fois plus nombreuse au Pakistan. Et la province où j’ai pris le pouvoir pour la première fois est la province pachtoune qui borde l’Afghanistan. J’ai donc continué à dire qu’il n’y aurait pas de solution militaire. L’administration Trump l’a reconnu. Lorsqu’il a décidé de procéder au retrait, il a compris qu’il n’y aurait pas de solution militaire. Mais je pense que cela a été mal interprété par l’administration Biden ; ils ont, d’une certaine manière, pensé que je critiquais les Américains et que j’étais en quelque sorte pro-taliban. C’est totalement absurde. Quiconque connaît l’histoire de l’Afghanistan sait qu’ils ont un problème avec les étrangers. La même chose s’est produite avec les Britanniques au XIXe siècle et avec les Soviétiques au XXe siècle. C’est exactement la même chose qui s’est produite avec les États-Unis. C’est juste que personne ne le savait. Je pense donc que c’est l’une des raisons.
Deuxièmement, j’étais contre la guerre contre le terrorisme au Pakistan. Car rappelez-vous, le Pakistan – le Pakistan, tout d’abord, dans les années 80, a créé les moudjahidines, qui menaient une guérilla contre les Soviétiques. C’est donc à partir du sol pakistanais que les moudjahidines ont vu le jour. Et nous leur avons dit qu’en faisant le djihad – le djihad signifie combattre l’occupation étrangère – ils seraient des héros. Nous avons donc encouragé le djihad.
Dix ans plus tard, après le départ des Soviétiques, les États-Unis débarquent en Afghanistan. J’ai donc continué à dire, écoutez, restons neutres. Les mêmes personnes présentes le long de la ceinture frontalière de l’Afghanistan, les Pachtounes, vous leur avez dit que c’était héroïque de lutter contre l’occupation étrangère. Comment allez-vous leur dire que maintenant que les Américains sont là, c’est du terrorisme ? C’est ce qui s’est passé. Dès que nous avons rejoint la guerre américaine contre le terrorisme, ils se sont retournés contre nous. 80 000 Pakistanais sont morts en Afghanistan. Aucun allié des États-Unis n’a subi d’aussi lourdes pertes que le Pakistan. En fin de compte, nous n’avons pas pu aider les États-Unis non plus, parce que nous essayions de nous sauver nous-mêmes. À un moment donné, il y avait 40 groupes militants différents travaillant contre le gouvernement. Islamabad était comme assiégée, il y avait des attentats suicides partout. Tous les investissements se sont donc taris au Pakistan, nous n’avions plus aucun investissement dans le pays. Notre économie s’est effondrée.
Je pense donc que mon opposition à la guerre contre le terrorisme a été perçue comme anti-américaine, ce qui n’est pas le cas, il s’agit simplement d’être nationaliste à l’égard de son propre pays. Et avec les talibans, quand ils ont pris le pouvoir, franchement, quel que soit le gouvernement en Afghanistan, le Pakistan doit avoir de bonnes relations avec eux. Nous avons une frontière commune de 2 500 kilomètres. Nous avons 3 millions de réfugiés afghans ici. Et lorsque le gouvernement [Ashraf] Ghani est arrivé, avant cela, je me suis rendu en Afghanistan, à Kaboul, pour le rencontrer. Je l’ai invité au Pakistan, nous avons fait de notre mieux pour entretenir de bonnes relations avec eux. Donc, quelle que soit la personne au pouvoir en Afghanistan, le Pakistan doit entretenir de bonnes relations. Car, à un moment donné, sous le gouvernement précédent, trois groupes terroristes différents utilisaient le territoire afghan pour attaquer le Pakistan – l’EI, les talibans pakistanais et l’organisation de libération baloutche – trois groupes différents nous attaquaient. Il faut donc un gouvernement en Afghanistan, qui soit utile. Il n’était donc pas pro-taliban. Il est fondamentalement pro-Pakistan, comme toute personne qui se soucie de son pays prendrait ces décisions.
RG : Je sais que j’ai dit que ce serait la dernière question, mais je voulais vous donner le dernier mot parce que chacune de ces interviews que vous donnez maintenant, avec la position des militaires à votre égard, pourrait être la dernière avant une arrestation ou pire encore. Compte tenu de cela, y a-t-il un message général que vous aimeriez partager, que ce soit avec les États-Unis ou avec le reste du monde ?
IK : Eh bien, vous avez raison. Je veux dire qu’il n’y a pas eu une mais deux tentatives d’assassinat contre moi. Et une troisième, que j’ai évitée, heureusement, et puis il y a 150 affaires contre moi, bien que la plupart d’entre elles soient des affaires bidons. Mais maintenant, ils ont mis en place des tribunaux militaires. Les tribunaux militaires ont été mis en place parce que le système judiciaire normal ne fait que me libérer sous caution, car les affaires sont futiles. Maintenant, je pense qu’ils vont me juger devant un tribunal militaire pour m’emprisonner, afin que je sois hors d’état de nuire.
Mais le fait est que ce n’est pas bon, non seulement pour la région autour du Pakistan, mais aussi pour le Pakistan. Mais je pense que pour un pays de 250 millions d’habitants, il est très important qu’il y ait de la stabilité. La stabilité ne viendra que d’élections libres et équitables, car seul un gouvernement stable, doté d’un mandat public, pourra alors commencer à prendre des décisions difficiles, réformer, faire des changements structurels, afin de remettre le Pakistan sur la bonne voie.
Tout gouvernement faible, qui n’a pas le soutien de la population, sera en difficulté. Pour que le Pakistan soit stable, il faut donc des élections libres et équitables, la démocratie, l’État de droit, la constitution. C’est la voie de la stabilité pour le Pakistan. Or, c’est exactement la direction opposé qui est prise aujourd’hui. Ce que le monde peut faire – et le monde occidental – c’est de parler des valeurs qu’ils prêchent, qui sont exactement ce que nous essayons de faire, c’est-à-dire la démocratie, l’État de droit et les droits fondamentaux, les droits de l’Homme. Rien n’est respecté à l’heure actuelle. Et même si je pense qu’aucun autre pays ne peut réparer un pays de l’intérieur – il n’y a que nous qui pouvons réparer le pays de l’intérieur – ils peuvent dénoncer les violations qui se produisent dans ce pays, de ce que l’Occident professe comme étant ses valeurs.
Mise à jour : 5 juin 2023, 20 h 14. L’article a été mis à jour pour ajouter les commentaires du Département d’État reçus après la publication.
Source : The Intercept, Ryan Grim, 05-06-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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Commentaire recommandé
Les gouvernements militaires sont vraiment une plaie. J’espère que les pakistanais arriveront à se débarrasser de ces tyrans corrompus et autoritaires. Khan a bien des défauts, mais il incarne pour l’instant cet espoir.
5 réactions et commentaires
A demi-mot, j’ai le sentiment qu’il dit qu’il serait un meilleur soutient pour la politique américaine que les putschistes (qui jusqu’à maintenant étaient réputé avoir eu l’aval de(s) USA) si il retournait au pouvoir.
La dernière phrase est étrange elle dit en substance : Mise à jour : 5 juin 2023, 20 h 14. L’article a été mis à jour pour ajouter les commentaires du Département d’État reçus après la publication.
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AlerterRemarque très judicieuse. Les E-U, même s’ils se sont fait manipuler, sont intervenus pour qu’il soit évincé du pouvoir. Je ne sais pas si après cela ils sont tellement qualifiés pour parler de « la démocratie, de l’État de droit et des droits fondamentaux, des droits de l’Homme ».
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AlerterLes USA manipulés ? Seulement quand ils le veulent bien.
Peut-être Imran Khan était-il juste un peu trop pakistanais, entre l’Inde et l’Iran, tenté par un rapprochement avec les forces qui renient la place du dieu dollar, pas assez « mondialisé ». À moins qu’il ne soit un peu trop musulman, trop proche des fondamentalistes (Ben L.), ou prêt à gouverner à la turque.
Une junte militaire, c’est tellement plus simple à comprendre et à contrôler.
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AlerterQuelles que soient les positions géopolitiques, je trouve que cet interview est très intéressante. D’un côté, il y a la volonté de sortir un peuple de la dictature militaire et d’aspirer à un avenir normal et de l’autre les choix difficiles à faire pour cela, et encore… peut-être que ce ne sera pas possible avant très longtemps.
Pas si simple… et, à la lecture de la situation actuelle, c’est très triste aussi.
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AlerterLes gouvernements militaires sont vraiment une plaie. J’espère que les pakistanais arriveront à se débarrasser de ces tyrans corrompus et autoritaires. Khan a bien des défauts, mais il incarne pour l’instant cet espoir.
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