Intel regorge de liquidités et a dépensé des milliards de dollars en rachats d’actions qui ont rendu ses actionnaires encore plus riches. Pourtant, l’administration Biden est sur le point d’accorder à la société un renflouement sans conditions qui pourrait enrichir davantage ces mêmes actionnaires.
Source : Jacobin Mag, Julia Rock, David Sirota
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Lors de son discours sur l’état de l’Union mardi, le président Joe Biden a raconté que le PDG d’Intel, Pat Gelsinger, lui avait dit que la seule chose qui empêchait l’entreprise d’investir davantage en Amérique était le retard de la réglementation prévoyant d’énormes nouvelles subventions gouvernementales.
« Pat est venu me voir, et il m’a dit qu’ils sont prêts à augmenter leur investissement de 20 à 100 milliards de dollars, a déclaré Biden. Ce serait le plus gros investissement dans l’industrie manufacturière de l’histoire américaine. Et tout ce qu’ils attendent, c’est que vous adoptiez ce projet de loi. »
Mais les fabricants de micropuces comme Intel ne sont pas des indigents à court d’argent qui ont désespérément besoin d’un projet de loi prévoyant 52 milliards de dollars de subventions fédérales pour construire des usines aux États-Unis. Selon une étude de l’Institute for New Economic Thinking, Intel et quatre autres géants américains des semi-conducteurs très rentables qui devraient bénéficier du projet de loi étaient tellement inondés de liquidités qu’ils ont dépensé près de 250 milliards de dollars au cours de la dernière décennie – soit 70 % de leurs bénéfices – en rachats d’actions.
Ces rachats ont détourné l’argent des investissements en capital vers des hausses du prix des actions qui ont enrichi les actionnaires et les dirigeants. Intel et l’industrie des micropuces ont fait cela tout en délocalisant les emplois manufacturiers hors des États-Unis au cours des trois dernières décennies.
Aujourd’hui, les sociétés sont sur le point d’être récompensées par la législation de Biden sur les subventions aux microprocesseurs – législation qui oublie les garanties qui auraient pu obliger les bénéficiaires à utiliser les fonds publics pour des investissements nationaux plutôt que pour encore plus de rachats d’actions, de dividendes aux actionnaires et de rémunération des dirigeants.
« Les entreprises qui font du lobbying à ce sujet disent qu’elles ont besoin des subventions pour les inciter à investir », a déclaré William Lazonick, professeur émérite d’économie à l’université du Massachusetts, qui a coécrit l’étude sur les rachats d’actions dans l’industrie des semi-conducteurs. « Eh bien, les entreprises qui font du lobbying à ce sujet ont dépensé plusieurs fois ces 52 milliards de dollars en rachats. »
Des subventions presque sans contraintes
Dans le cadre d’une série d’accords de libre-échange soutenus par Biden entre 1985 et 2014, les États-Unis ont perdu plus d’un tiers de leurs emplois dans l’industrie des semi-conducteurs, alors même que les cinq principales entreprises de semi-conducteurs basées aux États-Unis ont récolté plus de 9 milliards de dollars de subventions, de prêts et d’autres aides de l’État et du gouvernement fédéral, selon les données compilées par le groupe de surveillance Good Jobs First.
Une grande partie de la production mondiale de microprocesseurs est aujourd’hui concentrée à Taïwan, à cent soixante kilomètres des côtes de la Chine, un concurrent économique majeur qui entretient des relations hostiles avec l’île. Les partisans de la loi sur la création d’incitations utiles à la production de semi-conducteurs (CHIPS) ont présenté leur projet de loi comme un moyen de délocaliser une partie de cette capacité de production, plus loin du risque de perturbation de la chaîne d’approvisionnement des micropuces en cas de conflit entre les deux pays.
Pour ce faire, la loi CHIPS propose de fournir encore plus de subventions aux entreprises de semi-conducteurs, apparemment pour qu’elles investissent dans de nouvelles usines de production de puces aux États-Unis.
Afin de s’assurer que cette subvention publique massive est investie dans la fabrication nationale, le sénateur Bernie Sanders (I-VT) a introduit un amendement visant à donner au gouvernement une participation au capital des entreprises recevant des subventions et à restreindre les entreprises qui reçoivent les subventions de racheter leurs propres actions. Ces rachats gonflent le prix des actions des entreprises, mais ne servent pas à payer les travailleurs ou à investir dans la production réelle.
Bien que le chef de la majorité au Sénat, Chuck Schumer (D-NY), ait coécrit avec Sanders une tribune dans le New York Times pour demander des limites aux rachats d’actions, l’amendement du sénateur du Vermont n’a pas été ajouté à la législation sur les micropuces des démocrates du Sénat.
Au lieu de cela, après le blocage de la mesure de Sanders, une disposition rédigée par les représentants démocrates Alexandria Ocasio-Cortez et Cori Bush a été ajoutée à la version du projet de loi adoptée par la Chambre. Le discours a été vanté par le Congressional Progressive Caucus et présenté par les démocrates comme « empêchant les entreprises d’utiliser une partie des fonds alloués (fonds CHIPS) pour des rachats d’actions ou le paiement de dividendes aux actionnaires. »
Toutefois, la disposition interdit uniquement aux entreprises d’affecter directement l’argent des subventions à des rachats ou à des dividendes. Le texte n’empêche pas ces entreprises de racheter des actions ou d’émettre des dividendes tout en recevant simultanément les fonds publics – une distinction importante, a déclaré Lazonick, car l’argent est fongible.
« [Les entreprises] diraient simplement que ces distributions aux actionnaires proviennent de sources autres que les fonds CHIPS, a expliqué Lazonick. C’est donc symbolique. »
Malgré cela, Biden vante la loi CHIPS comme un investissement nécessaire pour que les entreprises construisent aux États-Unis, où la fabrication de semi-conducteurs peut être plus coûteuse qu’à Taïwan.
Pour sa part, Intel a récemment obtenu plus de 2 milliards de dollars de subventions de l’État de l’Ohio pour sa nouvelle usine de fabrication de puces, un montant qui devrait augmenter à mesure que l’entreprise bénéficie d’abattements fiscaux. Ce montant vient s’ajouter aux près de 6 milliards de dollars de subventions publiques que l’entreprise a récoltés dans d’autres États, alors que les dirigeants de l’entreprise ont publiquement défendu leur pratique consistant à transférer des emplois manufacturiers hors des États-Unis.
Intel affirme que depuis 2005, son conseil d’administration a autorisé ses dirigeants « à racheter jusqu’à 110 milliards de dollars (d’actions), dont 7,2 milliards restaient disponibles ».
« Une baisse significative de l’investissement des entreprises »
Le soutien de Biden à la loi CHIPS telle qu’elle est rédigée contraste avec ses déclarations passées critiquant les entreprises qui consacrent la majeure partie de leurs bénéfices aux rachats d’actions, et les réglementations qui leur permettent de le faire.
En 2016, le vice-président de l’époque, Biden, a écrit un article dans le Wall Street Journal intitulé : « Comment le court-termisme sape l’économie. » Biden écrivait que « depuis que la Securities and Exchange Commission a modifié les règles de rachat en 1982, on assiste à une prolifération des rachats d’actions. Aujourd’hui, les rachats sont la norme… Cet accent mis sur le retour des bénéfices aux actionnaires a conduit à une baisse significative des investissements des entreprises. » Il a fait valoir que les entreprises qui dépensent de l’argent pour gonfler le prix de leurs actions nuisent aux travailleurs et à l’économie en général.
Plus récemment, l’administration Biden a pointé du doigt cette avidité des actionnaires et ce manque d’investissement comme étant un élément clé des problèmes de chaîne d’approvisionnement qui ont été mis à nu par la pandémie.
« L’accent mis sur la maximisation du rendement du capital à court terme a conduit le secteur privé à sous-investir dans la résilience à long terme », indique l’étude de la Maison Blanche sur la résilience de la chaîne d’approvisionnement publiée l’été dernier. « Par exemple, les entreprises de l’indice S&P 500 ont distribué 91 % de leur revenu net aux actionnaires sous forme de rachats d’actions ou de dividendes entre 2009 et 2018. Cela s’est traduit par une baisse de la part des revenus des entreprises consacrée à la R&D, aux nouvelles installations ou aux processus de production résilients. »
Mais la solution qu’il propose, la loi CHIPS, implique que le problème est en fait que les sociétés de semi-conducteurs ont besoin de plus d’argent public.
De leur côté, les fabricants de puces ont dépensé des millions de dollars pour faire pression sur le projet de loi, arguant que les subventions leur sont nécessaires pour réaliser des investissements en capital.
Le principal groupe de pression du projet de loi, la Semiconductor Industry Association, a dépensé près de 1,4 million de dollars pour ses efforts de lobbying en 2021. Les entreprises individuelles de puces, dont Advanced Micro Devices, Samsung et Intel, ont dépensé ensemble près de 12 millions de dollars en lobbying en 2021, notamment pour la loi CHIPS.
Par ailleurs, certaines entreprises ont fait pression sur le Congrès pour qu’il adopte la loi CHIPS grâce au lobbying de la Semiconductors in America Coalition. Quatre des membres du groupe – Apple, Microsoft, Cisco et Google – ont dépensé ensemble 633 milliards de dollars en rachats entre 2011 et 2020, soit plus de douze fois le montant des subventions que la loi CHIPS accorderait aux différentes entreprises.
Gelsinger, le PDG d’Intel dont Biden a fait l’éloge, a récemment promis que sa société « ne serait pas aussi axée sur les rachats à l’avenir que par le passé ».
Mais même après que l’argent de la loi CHIPS a été versé dans les coffres de sa société, rien dans le projet de loi sur les subventions ne l’empêchera de revenir sur sa promesse.
À PROPOS DE L’AUTEUR
Julia Rock est journaliste au Daily Poster.
David Sirota est rédacteur en chef à Jacobin. Il édite la newsletter Daily Poster et a précédemment été conseiller principal et rédacteur de discours pour la campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2020.
Source : Jacobin Mag, Julia Rock, David Sirota, 03-03-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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Commentaire recommandé
Intel ça n’a jamais été vraiment été blanc-bleu (Le logo oui, la gestion …). Niveau buisness c’est les champions des accords louches avec les intégrateurs (HP,Dell,Apple…) et des abus de position dominante, niveau bourse ils ont toujours suivi les tendances pourries, niveau personnel c’est des champions du pillage de concurrents. Niveau techno les résultats sont à l’avenant avec des choix contestables liés à des histoires de fric; un inventaire à la Prevet : faire un GPU en x86, prolonger le bus FSB pour pas payer des brevets, pas passer au SOI pour pas payer des brevets, foutre des monceaux de fric dans des process qui fonctionnent pas genre leur 10nm ou la NAND3D etc …pour pas payer des brevets à TSMC ou Samsung. Pareil avec les projets abandonnés genre omnipath : pas rentable en trois ans : aux orties… achetez du ‘Mellanox’. Et on ne va pas parler des politiques commerciales et tarifaires qui en résultent : à chaque nouvelle génération c’est plus cher …
Bref, on a ici le cas typique d’un « too big to fail » qui vit sur les commandes du public et des grosses boites en tant que marché captif, qui jette ‘casually’ le pognon par les fenêtres et qui a besoin de thunes dès qu’ils sont moins en monopole et qui deviennent soudainement pour l’état interventionniste dès qu’il peut gonfler leur profits en échanges de vagues promesses … qui n’engagent que ceux qui les écoutent.
3 réactions et commentaires
Cela est-il surprenant quand on sait que Biden a été sénateur du Delaware pendant plus de 30 ans, paradis fiscal dans le haut du tableau.L’Allemagne et l’Europe viennent de faire un pont d’or à Intel pour construire une usine de semi-conducteurs pour assurer notre « indépendance » dans un secteur ou nous ne représentons plus que 10% de la production mondiale.
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AlerterPlus de 36 ans sénateur du Delaware le meilleur paradis fiscal de la planète.
En 2016, l’État compte plus de sociétés (1,2 million) que d’habitants (950 000). Plus de 40 % des entreprises cotées à la Bourse de New York y sont domiciliées 65,6 % des entreprises du Fortune 500, qui recense les plus grandes entreprises américaines par revenu, sont déclarées dans le Delaware, alors que seulement 2 y ont leur siège (soit 0,4 %).
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AlerterIntel ça n’a jamais été vraiment été blanc-bleu (Le logo oui, la gestion …). Niveau buisness c’est les champions des accords louches avec les intégrateurs (HP,Dell,Apple…) et des abus de position dominante, niveau bourse ils ont toujours suivi les tendances pourries, niveau personnel c’est des champions du pillage de concurrents. Niveau techno les résultats sont à l’avenant avec des choix contestables liés à des histoires de fric; un inventaire à la Prevet : faire un GPU en x86, prolonger le bus FSB pour pas payer des brevets, pas passer au SOI pour pas payer des brevets, foutre des monceaux de fric dans des process qui fonctionnent pas genre leur 10nm ou la NAND3D etc …pour pas payer des brevets à TSMC ou Samsung. Pareil avec les projets abandonnés genre omnipath : pas rentable en trois ans : aux orties… achetez du ‘Mellanox’. Et on ne va pas parler des politiques commerciales et tarifaires qui en résultent : à chaque nouvelle génération c’est plus cher …
Bref, on a ici le cas typique d’un « too big to fail » qui vit sur les commandes du public et des grosses boites en tant que marché captif, qui jette ‘casually’ le pognon par les fenêtres et qui a besoin de thunes dès qu’ils sont moins en monopole et qui deviennent soudainement pour l’état interventionniste dès qu’il peut gonfler leur profits en échanges de vagues promesses … qui n’engagent que ceux qui les écoutent.
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