Source : Boulevard Extérieur, François Nicoullaud, 10-01-2019
La tension était si forte au Moyen-Orient que l’on pense que l’avion ukrainien qui s’est crashé mercredi 8 au départ de Téhéran avec ses passagers irano-canadiens a été victime d’une … erreur de tir. Pour comprendre comment on en est arrivé là, François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France à Téhéran, revient sur l’histoire de ce conflit, de cette escalade de violences où l’hubris des dirigeants semble l’emporter sur toute rationalité (sauf peut-être en Iran) et où Donald Trump a réussi à recréer contre l’Amérique des unités nationales ébranlées par la contestation sociale – en l’absence de l’Europe.
Dans la description d’une escalade de violence, la désignation du fait initial est évidemment déterminant pour faire pencher d’un côté ou de l’autre le poids de la responsabilité. Pour la crise qui vient d’embraser le Moyen-Orient, il est possible d’en voir l’origine immédiate dans les frappes meurtrières, d’abord inexpliquées, intervenues à l’été dernier en Irak sur des dépôts d’armes détenus par des milices de mobilisation populaire soutenues par l’Iran. Ces frappes ont fini par être revendiquées du bout des lèvres par le Premier ministre Netanyahou, et justifiées par la nécessité de détruire des arsenaux contenant notamment des missiles de moyenne portée, pouvant donc toucher Israël, introduits en Irak par l’Iran. Responsabilité de l’État hébreu ou responsabilité primaire de l’Iran, une nouvelle donne était créée dans la région avec l’élargissement à l’Irak de l’affrontement opposant déjà les deux pays sur le théâtre syro-libanais-palestinien.
Le premier mort américain
En septembre, le Premier ministre irakien, après enquête, dénonçait officiellement Israël comme l’auteur de ces frappes, dont chacun à Bagdad considérait qu’elles n’avaient pu avoir lieu sans l’assentiment des États-Unis. Dès lors, les bases américaines en Irak devenaient des cibles privilégiées pour les amis irakiens de l’Iran. Le puissant général Soleimani, principal responsable de la coopération entre les deux pays, n’allait pas les dissuader d’agir. C’est ainsi qu’entre octobre et décembre, ces bases sont l’objet d’une dizaine d’opérations de tirs de roquettes. Elles ne tuent personne, ne font que des blessés. Ceci jusqu’à la frappe, le 27 décembre, d’une trentaine de roquettes sur une base américaine de la région de Kirkouk, blessant plusieurs soldats américains et irakiens, et tuant un interprète américain, d’origine irakienne.
C’était le premier mort américain que chacun redoutait depuis le premier affrontement direct entre États-Unis et Iran survenu dans la région au mois de juin 2019, avec la destruction par l’Iran d’un drone d’observation américain. Précisément parce que l’incident n’avait causé aucun mort, chacun s’était félicité à l’époque que cette ligne rouge n’ait pas été franchie. Elle l’était cette fois-ci, fin décembre.
Trump et son dilemme
Trump, déjà entré en campagne électorale, se trouvait dès lors prisonnier d’un sérieux dilemme : ne pas apparaître comme un Président faible, tout en évitant d’entraîner le pays dans un conflit que lui reprocherait ensuite sa base électorale, lassée des aventures lointaines. Président faible, cela lui avait été récemment reproché lorsqu’il s’était refusé en juin de répliquer par des frappes à la destruction du drone abattu par l’Iran, et à nouveau en septembre, lorsqu’il avait fait savoir à l’Arabie saoudite qu’elle ne pouvait compter sur les États-Unis pour répliquer à l’Iran à la suite de l’attaque spectaculaire contre ses installations pétrolières. Il fallait donc agir cette fois-ci de façon visible, et dans l’urgence. La fébrilité s’empare de l’Administration américaine.
Le choix est fait de frapper plusieurs bases de la milice Kataeb Hezbollah, jugée responsable de l’attaque du 27 décembre. Ces frappes interviennent le 29 décembre et provoquent quelques dizaines de morts, parmi lesquels un certain nombre de responsables. Deux jours plus tard, à l’occasion des cérémonies de deuil se déroulant à Bagdad, une foule en colère force les premières défenses de l’ambassade américaine. Bien que les manifestants s’en retirent peu après, Trump voit se lever le spectre de la prise de l’ambassade américaine à Téhéran en novembre 1979, suivie de la détention pendant 444 jours de 52 otages : l’une des humiliations les plus cuisantes subies par l’Amérique, et fatale à la carrière du Président Jimmy Carter. Persuadé que les Iraniens sont derrière cette nouvelle offensive, Trump, auquel sont présentées plusieurs options de réplique, choisit alors sans doute la plus transgressive, celle qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé retenir : abattre le général Soleimani, chef mythique de la force spéciale Al Qods, gérant depuis plus de 20 ans les opérations extérieures de l’Iran. Son exécution le 3 janvier au matin par des frappes de drones lors de son arrivée à l’aéroport de Bagdad en compagnie d’autres responsables iraniens et irakiens provoque dans la région une onde de choc inédite.
Le choc et l’humiliation
Pour les Iraniens, régime et population cette fois-ci confondus, c’est le choc et l’humiliation de voir abattu comme un vulgaire terroriste un militaire charismatique, considéré comme exemplaire, ayant protégé l’Iran, par une stratégie de défense avancée, contre les menées de l’Etat islamique. Des millions d’Iraniens sortent dans les rues pour lui rendre un dernier hommage. Pour les Irakiens, c’est le deuil de leurs propres morts et l’humiliation de voir leur territoire utilisé pour un règlement de compte. Pour le Premier ministre en particulier, c’est l’humiliation de voir Soleimani exécuté alors qu’il se rendait à son invitation, pour un entretien dans le cadre d’une médiation conduite par l’Irak entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Le Parlement irakien vote alors dans l’urgence une résolution enjoignant au gouvernement de faire partir du pays toutes les forces étrangères.
Le régime iranien, pour sa part, crie vengeance mais pèse soigneusement sa réponse. Il choisit, pour une fois, de viser directement l’ennemi principal, et à force ouverte, seule réponse digne à ses yeux d’une nation à l’honneur offensé. Mais avant de frapper le 8 janvier deux bases américaines en Irak, il prévient les autorités irakiennes, qui préviennent à leur tour les Américains. Bilan : zéro mort, zéro blessé. Trump peut siffler la fin de l’escalade. Le Guide de la Révolution, Ali Khamenei peut dire, lui, que l’Iran a donné une gifle à l’Amérique. Il rappelle néanmoins que le but à atteindre est le départ des troupes américaines de l’ensemble de la région. Le pire est évité, mais il faut s’attendre à la poursuite dans la période qui s’ouvre d’incidents de basse intensité, pouvant eux-mêmes dégénérer en nouvelles crises.
Gagnants et perdants de la crise
Dans l’immédiat, deux gagnants en cette affaire, deux régimes qui s’étaient récemment discrédités, qui avaient vu leur propre population se soulever contre eux, qui n’avaient pas hésité à écraser la contestation dans le sang : les régimes iranien et irakien. Grâce à Trump, ils ont repris des couleurs. Les voilà réinvestis d’un peu de légitimité, et gratifiés, jusqu’à nouvel ordre, d’un certain soutien populaire — dans le cas iranien, toutefois, voilà ce soutien déjà érodé par la destruction, certes involontaire, d’un avion de ligne par les Pasdaran, qui vient de faire 176 morts… Et les grands perdants sont donc ceux qui avaient espéré, dans l’un et l’autre pays, pouvoir remettre en cause l’inefficacité et la corruption de leurs dirigeants. Pauvres sacrifiés de l’Histoire, martyrs aux noms déjà effacés, victimes de la fureur et du chaos générés par le combat des puissants.
Gagnants aussi, au moins pour un temps, les débris de l’État islamique en Irak, qui vont sans doute bénéficier d’un peu de répit, la « Coalition globale » contre Da’esh conduite par les Américains devant donner pour le moment la priorité à la sécurité de ses personnels et moyens sur place. Et gagnants certainement tous les jihadistes, tous les sécessionnistes, avec une chance de relever la tête si la coalition devait un jour quitter le pays, le laissant à la faiblesse de son armée et à ses luttes de factions.
Perdants aussi, mais c’est moins grave, les Européens, tétanisés par cette crise, qui n’ont pas trouvé d’autre langage que d’inviter les parties à la retenue, qui n’ont pas osé critiquer leur grand ami américain, qui n’ont réuni quelque courage que pour exiger de l’Iran qu’il soit raisonnable pour deux. Ils auront beaucoup à faire pour regagner quelque crédit auprès des Iraniens, comme d’ailleurs auprès des Irakiens, toutes opinions confondues.
Source : Boulevard Extérieur, François Nicoullaud, 10-01-2019
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Commentaire recommandé
A propos de l’avion abattu, vous remarquerez le silence absolu qui s’est soudainement abattu sur cette affaire après un début de tintamarre assourdissant de la presse occidentale. Remo tes dans le temps, c’est étonnant. Cette soudaineté dans le silence en pleine montée de battage. Y aurait-il un dessous des cartes en l’affaire ?
Par ailleurs l’auteur se trompe. Après avoir claironné 0 blessé, le Pentagone en admet 10, puis 30, puis une cinquantaine puis maintenant plus de cent. Des le début , les Iraniens annonçaient plus de 80. On voit bien qui étaient les menteurs.
Mais le plus intéressant, c’est que c’est Trump lui même qui assume le mensonge en disant à une journaliste : » si ça a permis d’éviter une escalade et une guerre alors c’est une bonne chose »
Trump est peut-être un lourdaud ignare et narcissique, il est loin d’être le pire
3 réactions et commentaires
A propos de l’avion abattu, vous remarquerez le silence absolu qui s’est soudainement abattu sur cette affaire après un début de tintamarre assourdissant de la presse occidentale. Remo tes dans le temps, c’est étonnant. Cette soudaineté dans le silence en pleine montée de battage. Y aurait-il un dessous des cartes en l’affaire ?
Par ailleurs l’auteur se trompe. Après avoir claironné 0 blessé, le Pentagone en admet 10, puis 30, puis une cinquantaine puis maintenant plus de cent. Des le début , les Iraniens annonçaient plus de 80. On voit bien qui étaient les menteurs.
Mais le plus intéressant, c’est que c’est Trump lui même qui assume le mensonge en disant à une journaliste : » si ça a permis d’éviter une escalade et une guerre alors c’est une bonne chose »
Trump est peut-être un lourdaud ignare et narcissique, il est loin d’être le pire
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AlerterEncore une illustration de la raréfaction des options pour les dirigeants des puissances « protectrices » de la région. Cela nous mène tous de plus en plus près du drame. Je veux bien croire que Trump ne souhaite pas la grande déflagration, mais je sais qu’il veut encore moinsencore moins rater sa réélection. Quant au premier ministre d’un pays proche, le choix est carrément la prison ou la guerre. Dans tout ça, le peuple attend, alors qu’il est toujours la première victime des choix de ses dirigeants. L’histoire accélére, et elle en a encore sous le pied !
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AlerterCertes il doit y avoir de la corruption dans des pays où les étrangers qui souhaitent la chute d’un gouvernement d’un côté et la main- mise durable sur les décisions et les richesses du pays de l’autre .Mais pourquoi reproche- t– on sans cesse à ces pays cette corruption en considérant qu’elle est à l’origine des manifestations et des protestations? Je trouve cette position hypocrite et colonialiste . Voilà des pays, l’un sous embargo attaqué et subissant des pressions qui influent sur les factions en lutte pour le pouvoir au sommet de l’Etat , ne disposant pas d’un budget suffisant pour apaiser la situation des citoyens. L’autre étranger sur son propre territoire avec des infrastructures obsolètes mais un budget et des ressources aux mains des USA qui dorlotent Daech et ne fournissent aucun service public en état pour continuer à se servir au détriment des citoyens . La corruption n’est pas la principale cause dans ces pays . Nous avons dans nos pays occidentaux de la corruption qui devient un vrai problème pour les gouvernants lorsque les services rendus par le pouvoir sont insuffisants et ce n’est pas l’ennemi qui est en cause car l’ennemi est chez nous.
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