Quand un « partenaire de l’UE-la paix » nous mange la laine sur le dos…
Source : La Tribune, Romaric Godin, 12/07/2016
Selon l’office des statistiques irlandais, la croissance du pays a atteint 26,3 % en euros de 2010 l’an passé. Une croissance inédite gonflée par les particularités de l’économie irlandaise et qui ne profite que très marginalement aux ménages.
Voilà qui a de quoi faire tourner les têtes. L’Office central des Statistiques irlandais (CSO) a révisé ce mardi 12 juillet les chiffres de la croissance pour 2015 de la République d’Irlande et a multiplié la croissance annuelle du pays par trois ! Initialement prévue à 7,8 %, elle a été révisée à 26,3 % ! Désormais, en euros de 2010, le PIB irlandais s’élève à 243,91 milliards d’euros contre 191 milliards d’euros initialement indiqué. L’Irlande reste ainsi la dixième économie de l’UE (la huitième de la zone euro), mais n’est plus qu’à 70 milliards d’euros de 2010 de l’Autriche. En euros courants, la croissance irlandaise approche un tiers à 32,4 %. Avec de tels chiffres, le ratio de dettes publiques sur PIB tombe de 101 % à 80 %.
L’effet « multinationales »
De tels chiffres sont évidemment très rares pour une économie aussi développée que l’Irlande. Ils reflètent la nature très particulière de la croissance irlandaise, basée sur la localisation d’actifs attirés par le faible taux d’imposition de la République sur les bénéfices des entreprises (12,5 % pour les revenus commerciaux avec de possibles réductions). Beaucoup de multinationales fixent leurs opérations en Irlande pour bénéficier de ce taux, sans que les montants « basés » en Irlande ne correspondent effectivement à des activités réalisées dans la République. Les bénéfices de ces compagnies sont ensuite redistribués aux actionnaires qui ne sont presque jamais Irlandais. Durant l’année 2015, les sociétés internationales ont fait jouer la concurrence de façon particulièrement rude. L’attachement de la classe politique irlandaise dans sa quasi-totalité au faible taux de l’impôt sur les sociétés a permis d’attirer de nombreux actifs étrangers en Irlande.
Le PNB également en hausse
On constate, du reste, que la croissance du Produit national brut (PNB), qui reflète la richesse produite par les entreprises irlandaises et non pas par les entreprises localisées en Irlande, est inférieure de 5,6 points à celle du PIB, à 18,7 %, ce qui permet de mettre en lumière une partie des effets des transferts liés à ces multinationales. En clair : près de 22% de la croissance irlandaise en 2015 a été rapatriée à des propriétaires étrangers et ne sera donc pas redistribuée à la population irlandaise. Le PNB prend donc en compte la part de la « contribution » des entreprises étrangères à l’économie irlandaise comme les taxes payées effectivement et les salaires versées aux fournisseurs irlandais. En cela, sa croissance reste tout à fait exceptionnelle.
Les trois facteurs de la croissance
Trois éléments expliquent principalement cette croissance insolite : le rapatriement d’actifs financiers des multinationales sous la législation irlandaise, le mouvement vers l’Irlande des transferts de brevets qui fait, là aussi, grimper la valeur des actifs dans l’économie et qui est comptabilisé comme des investissements et enfin l’effet de l’activité de location-vente (« leasing ») d’avions qui est désormais intégrée dans les comptes nationaux. Or, une entreprise de leasing aéronautique s’est installé dans le pays en 2015, emportant avec elle non pas les avions physiques, mais son portefeuille d’actifs comprenant la valeur des avions. Aidan Regan, directeur de l’institut européen de Dublin, estime que c’est la première source de la croissance de l’investissement. Ceci a contribué à gonfler le PIB et, dans une moindre mesure le PNB, de l’Irlande.
Etrange discrétion
Un coup d’œil sur le détail des comptes nationaux de l’île verte permet de se rendre compte de certaines anomalies. Les taux de croissance sectoriels vont de 5,7 % à 10,4 %, ce qui correspond assez aux chiffres préliminaires, tandis que l’industrie affiche, elle, une croissance de 97,8 % ! Etrangement, le CSO refuse de donner le détail de cette croissance entre les trois principaux sous-secteurs industriels du pays, la pharmacie, l’informatique et les équipements médicaux « pour des raisons de confidentialité ». Cette confidentialité avancée pour refuser un détail statistique dit assez la nature de « l’activité » répertoriée par le CSO : ce sont des éléments fiscaux principalement. Cette discrétion traduit aussi le caractère très exceptionnel de cette croissance qui dépend sans doute de quelques entreprises seulement, puisque la répartition sectorielle rendrait leur identification possible.
Des exportations gonflées
Il convient également de ne pas se laisser impressionner par la progression de 102 % des exportations irlandaises. Une grande partie d’entre elles sont en effet également le fruit d’un effet comptable. Comme le souligne dans un texte de 2014 l’économiste John FitzGerald, qui explique la forte volatilité des comptes nationaux irlandais, les « contrats de fabrication » que passent des entreprises basées en Irlande dans des pays tiers pour vendre des produits dans d’autres pays sont désormais enregistrés comme des « importations » et des « exportations » dans les statistiques et non pas seulement comme des profits pour les entreprises concernées. La norme comptable prend en effet en compte non pas le lieu du commerce effectif, mais le changement de propriété du produit. Même si un produit ne passe pas par l’Irlande, le fait d’être acheté et revendu par une entreprise irlandaise le fait entrer dans les statistiques commerciales. Il n’y a donc pas là de considérations liées à la compétitivité propre de l’économie irlandaise.
Faible impact sur les salaires
PIB et PNB ne sont donc pas de bons indicateurs pour connaître la réalité de l’économie irlandaise. Le résultat des élections de février 2016 où la coalition au pouvoir pendant la crise et qui avait fait campagne sur la « reprise » a subi une nette défaite, perdant jusqu’à 24 points et 42 sièges au parlement, devrait alerter sur le caractère assez fictif de cette croissance de 26,7 %. De fait, on constate que la hausse des rémunérations non-agricoles a été de 5,7 % contre 35,6 % pour les bénéfices. Si l’on veut bien apprécier la nature de la croissance irlandaise en 2015, ce chiffre est très éclairant : la part des salaires dans le PIB est passée de 35,38 % en 2014 à 28,18 % en 2015. Un recul qui prouve combien cette croissance est « désincarnée » dans la réalité irlandaise.
Caractère volatil
Aucun doute, cependant, que l’Irlande connaît une croissance vigoureuse. En partie, du reste, en raison de cette stratégie fiscale qui a plusieurs retombées sur l’économie réelle, notamment sur les dépenses de consommation et le recours aux services aux entreprises. L’Irlande dispose aussi d’un appareil productif moderne et efficace, notamment dans le domaine de la santé et de l’agriculture. La croissance irlandaise n’est pas « fictive » : la consommation des ménages a progressé de 4,4 % et, on l’a vu, la croissance de tous les secteurs de l’économie est supérieure à 5 %. Mais elle n’est pas aussi vigoureuse que les grands agrégats le laisse penser. Les chiffres, publiées également, ce 12 juillet du premier trimestre 2016, prouvent le caractère volatil des comptes nationaux du pays : le PIB a reculé sur trois mois de 2,1 %, ce qui représente la plus forte baisse de la zone euro (la Grèce a affiché un recul de -0,4 % par exemple). Mais le PNB a progressé de 1,3 %…
Croissance prédatrice
Pour beaucoup d’Irlandais, la crise de 2010-2013 a encore laissé des traces et l’émigration, si elle se ralentit, reste une réalité sans que le mouvement de retour de ceux qui sont partis durant la crise ne s’enclenche. Les effets de l’austérité, notamment dans les secteurs de la santé, de l’éducation et des transports se font encore sentir et sont mal ressentis dans le pays. Quant à l’apport à la croissance de la politique de dévaluation interne menée par le gouvernement dans les années de crise, il reste relativement limité, puisque les secteurs les plus porteurs pour l’économie irlandaises sont ceux qui servent les salaires les plus élevés et demandent le plus d’investissements publics (éducation, valorisation à l’étranger de la place irlandaise, infrastructures), comme l’a montré Aidan Regan. En revanche, il convient de rappeler que la politique fiscale irlandaise conduit à transférer des richesses depuis leurs lieux de création en échappant aux impôts nationaux. La croissance irlandaise est réelle, mais c’est une croissance prédatrice qui se fait au détriment des autres. Là encore, plutôt que d’applaudir passivement en inventant le mythe d’une croissance produit de l’austérité, les responsables européens feraient bien de s’interroger sur ces pratiques.
Source : La Tribune, Romaric Godin, 12/07/2016
Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation.
Commentaire recommandé
Le culte de la « croissance », que l’on se permet même, parfois, de qualifier de « négative », ça mène à ce type d’imposture. C’est ainsi que les mots perdent leur sens et que les sociétés complexes s’effondrent, tandis que les citoyens affirment n’y rien comprendre… et pour cause!
S’interroger sur ces pratiques, on ne le fera pas, bien sûr. Le système tout entier repose sur elles.
13 réactions et commentaires
Le culte de la « croissance », que l’on se permet même, parfois, de qualifier de « négative », ça mène à ce type d’imposture. C’est ainsi que les mots perdent leur sens et que les sociétés complexes s’effondrent, tandis que les citoyens affirment n’y rien comprendre… et pour cause!
S’interroger sur ces pratiques, on ne le fera pas, bien sûr. Le système tout entier repose sur elles.
+31
AlerterOnt ils communiqué sur la croissance des impôts collectés ?
+6
AlerterHe! Ben! il y a des idéologistes de l’européisme qui vont se frotter les mains. L’austérité permettrait-elle un taux de croissance aussi étonnant? Çà marche, continuons à saigner le peuple pour rembourser la dette aux rapaces.
+6
AlerterIl faut plus de croissance pour rembourser des intérêts qui produisent à leur tour des intérêts et aggravent la dette. L’idéal pour les européistes est donc d’équilibrer la croissance de la dette et la croissance économique. Travailler plus pour s’appauvrir le moins possible. C’est la course sans fin entre la croissance économique et l’augmentation de la dette.
C’est une taxe à vie. Sauf pour ceux qui s’organisent pour échapper à cette course infernale. Le pire est de dire à un banquier je peux me passer de votre finance qui ne rapporte qu’aux financiers et à moi rien. Si on préfère épargner plutôt qu’emprunter la réponse des banquiers est de taxer notre épargne. On est coincé.dans tous les cas il faut payer.
Mais n’étant pas du tout économiste, il se peut que je ne comprenne rien.
+5
AlerterQue ne faut-il faire pour être toujours anticapitaliste!? Les richesses d’un pays diminue, c’est à cause du capitalisme, elles augmentent, c’est une croissance prédatrice! Vive la France, avec son zéro % de croissance depuis quelques années, nous avons littéralement « annulé » la croissance. On se sent mieux, c’est sûr.
+4
AlerterBen oui, a plus ou moins zero de croissance, on se situe dans un domaine realiste pour une societe comme la notre. De toute facon pas besoin de dizaines de pages d’etudes savantes pour comprendre qu’une croissance du PIB au dela de 20% pour une société economiquement développée comme l’Irlande, c’est forcément de la croissance « externe ». Ca apporte beaucoup aux actionnaires, un peu aux irlandais, strictement rien a l’humanité et c’est négatif pour le reste des européens…
+13
AlerterUne étude de l’UCD (University College Dublin) parue en mai 2016, donne des explications intéressantes :
– Page 4 : L’Irlande est le plus grand exportateur de services informatiques au monde (OCDE 2015).
– Page 9 : Les chiffres des exportations et des importations sont assez fidèles à la réalité pour les biens matériels, mais pas pour les services (exemple personnel : où se situe un espace publicitaire d’une page Google ? Sur un gros disque dur en Irlande ou sur l’ordinateur d’un internaute ?).
– Page 12 et 21 : 90 pour cent des exportations irlandaises sont réalisées par des firmes américaines en 2015.
– Page 15 : Intel s’est installé en Irlande en 1989 et y emploie 4000 personnes. Idem pour IBM.
– Page 16 : Microsoft et Apple sont venus vers l’an 2000.
– Page 17 : Google est arrivé en 2004, et Facebook en 2008.
– Page 18 : Au total, 9 des 10 plus grandes sociétés technologiques américaines sont en Irlande et y emploient 24000 personnes en 2015.
(Source ; http://www.ucd.ie/geary/static/publications/workingpapers/gearywp201517.pdf )
+14
AlerterMerci. Avec vos données très parlantes et le cadre explicatif de Rromaric Godin, tout devient clair comme de l’eau de source.
Le miracle irlandais via le miracle UE, c’est du lourd(es), faut y croire…
+6
AlerterOui, jusqu’à ce qu’un autre pays offre de meilleurs conditions et les sauterelles changeront de champs…
+3
AlerterCette arnaque sert bien l’Irlande depuis une vingtaine d’années. Il est assorti des fois a des contreparties insoupçonnées : les irlandais paient leur pharmaceutiques 10 fois plus cher que les britanniques.
La question qui fâche est plutôt pourquoi, depuis la crise, ça continue inchangé ? La réponse est surement une combinaison de…
* le pouvoir avait besoin pressant d’exemple réussit, pour mieux marteler la doctrine de « réforme ». L’Irlande a toujours été corvéable, et ça arrange tout le monde que les choses y aillent mieux.
* l’état irlandais a fait preuve de bon dos en contractant une dette pour 2 générations pour rembourser pleinement les banques européenes. Il y a une obligation morale envers l’état irlandais mais les mesures honnêtes sont impensable. On le laisse donc avec son arnaque. Beaucoup d’irlandais restent encombrés avec les prêts sous l’eau et il n’y aura jamais de mesure pour eux.
* on est quand même en Europe. Ce n’est l’affaire de personne. L’intérêt générale est un oubli. Rien n’est jamais réglé ou assaini. Les arnaques et les injustices s’accumulent et, si on est chanceux, s’annulent. Et on appelle ça la coopération et la paix. Une frontière et une devise nationale qui empêcheraient ces types de saloperie, ça c’est le nationalisme, le repli et la guerre.
+6
AlerterOn est pas loin de « L’Éthiopie…10% de croissance annuelle pendant 10 ans ! …la future chine de l’Afrique !…le tigre africain qui sort ses griffes ! et…la moitié de la population qui vit des aides internationales !
+4
AlerterDe toutes façons, les irlandais se sont toujours faits plumer depuis l’invasion de cette île par les anglais, et ont continué après leur indépendance.
En 1977, j’étais à Dublin et j’avais été choqué par la misère de ce peuple.
La majorité des irlandais vivaient chichement, sauf quelques ploutocrates qui roulaient sans complexes en Rolls parmi des voitures vétustes des années 40…
Un irlandais qui « taquinait » l’économie m’avait expliqué à l’époque que cette injustice était causée par l’obligation de lier la Livre irlandaise à la Livre Sterling… Un peu comme le Franc CFA pour l’Afrique d’ailleurs…
Ça permettait aux anglais de pouvoir prendre leur commission au passage sur l’ensemble de la masse monétaire irlandaise.
Visiblement ça ne leur a pas servi de leçon et ils ont allègrement replongé dans l’€uro en passant de la domination anglaise à celle de l’UESA…
Le pire, c’est qu’ils ne s’en rendent même pas compte !!!
+9
AlerterDifficile à dire qui plume qui. Depuis 1977, même depuis 2000, ils ont entièrement reconstruit Dublin, construit un réseau d’autoroutes, un tramway. Mais le système de santé est tremblant, il y a une crise de logement, et si jamais ils doivent payer un taux sur leur dette, ça sera rude.
+1
AlerterLes commentaires sont fermés.