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12.août.202412.8.2024 // Les Crises

Julian Assange est libre ! N’oublions pas les crimes de guerre qu’il a révélés

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Contrairement à ce que prétend le gouvernement américain, les révélations de WikiLeaks ont en réalité permis de sauver des vies et ont obligé les États-Unis à rendre des comptes.

Source : LAProgressive, Marjorie Cohn
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Alisdare HicksonSuivre – Attribué à-ShareAlike (CC BY-SA 2.0) – Flickr

Après un combat de 14 ans, dont cinq passés à Belmarsh, une prison de très haute sécurité à Londres, l’éditeur de WikiLeaks Julian Assange est finalement libre. Dans le cadre d’un accord de plaider coupable conclu avec le ministère américain de la Justice, Julian Assange a reconnu sa culpabilité pour un chef d’accusation de complot en vue d’obtenir des documents, des écrits et des notes liés à la défense nationale relevant de la loi sur l’espionnage (Espionage Act). Assange encourait une peine de 175 ans de prison pour les 18 chefs d’accusation retenus dans l’acte d’accusation dressé par l’administration Trump et maintenu par l’administration Biden.

Le ministère de la Justice a accepté cette négociation un peu plus d’un mois après que la Haute Cour d’Angleterre et du Pays de Galles a décidé que Assange serait autorisé à faire appel dans le cadre d’un mandat d’extradition. La Haute Cour a estimé que le gouvernement américain n’avait pas fourni de garanties satisfaisantes pour que Assange puisse invoquer le Premier amendement pour sa défense s’il était extradé et jugé aux États-Unis. Le ministère de la Justice, redoutant alors de perdre l’affaire, s’est empressé de conclure un accord avec Assange.

L’accord prévoit qu’avant de plaider coupable, Assange doit avoir fait tout ce qui est en son pouvoir pour restituer ou détruire « toute information non publiée encore en sa possession, sous sa garde ou sous son contrôle, ou sous celui de WikiLeaks ou de toute société affiliée à WikiLeaks.»

Comme stipulé dans l’accord de plaider coupable, Ramona Manglona, Première Juge du tribunal de district des îles Mariannes du Nord, a condamné Assange à 62 mois de prison, en tenant compte du temps qu’il a passé à la prison de Belmarsh. Selon la directive américaine sur les peines, la fourchette pour un tel « délit » va de 41 à 51 mois. Assange a donc purgé une peine de 11 à 21 mois de plus que ce que ce type d’affaire devrait normalement entraîner.

Assange était poursuivi pour avoir dénoncé sur WikiLeaks des crimes de guerre commis par les États-Unis en Irak, en Afghanistan et à Guantánamo Bay. En 2010, Chelsea Manning, analyste du renseignement de l’armée américaine et titulaire d’une habilitation de sécurité TOP SECRET, a fourni à WikiLeaks 700 000 documents et rapports, dont un grand nombre étaient classifiés SECRET.

Dans ces documents on trouvait les « Iraq War Logs », 400 000 rapports de terrain faisant état de 15 000 décès de civils irakiens non déclarés, ainsi que de viols, de tortures et de meurtres systématiques après que les forces américaines eurent transféré des détenus à une équipe irakienne notoirement connue pour ses méthodes de torture.

On y trouvait également le « Afghan War Diary », composé de 90 000 rapports faisant état d’un plus grand nombre de victimes civiles tuées par les forces de la coalition que ce que l’armée américaine avait rapporté. Enfin, ils y avait les « Guantánamo Files », soit 779 rapports secrets faisant la preuve que 150 personnes innocentes ont été détenues à Guantánamo Bay pendant des années. Ces rapports expliquent comment les quelque 800 hommes et garçons qui s’y trouvaient ont été torturés et maltraités, en violation des Conventions de Genève et de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Manning a également communiqué à WikiLeaks la tristement célèbre vidéo « Collateral Murder » datant de 2007, qui met en scène l’équipage d’un hélicoptère d’attaque Apache de l’armée américaine prenant pour cible et tuant 12 civils non armés à Bagdad, dont deux journalistes de Reuters, ainsi qu’un homme venu secourir les blessés. Deux enfants ont été blessés dans l’attaque. Un char de l’armée américaine a roulé sur l’un des corps, le coupant en deux. Lors d’une conversation après l’attaque, l’un des pilotes a déclaré : « Regardez tous ces salopards tués », et l’autre a répondu : « Sympa ». La vidéo apporte les preuves de trois violations des Conventions de Genève et du manuel de campagne de l’armée américaine.

WikiLeaks a transmis aux médias du monde entier les informations sur les atrocités commises par les États-Unis. Le fait d’informer le public de l’illégalité de la « guerre contre le terrorisme » menée par George W. Bush, a conduit de nombreuses voix à demander des comptes.

« Dix ans plus tard, les War Logs restent la seule source d’information concernant plusieurs milliers de morts violentes de civils en Irak entre 2004 et 2009 », a écrit John Sloboda, cofondateur d’Iraq Body Count (IBC), dans le témoignage qu’il a présenté lors de l’audience d’extradition d’Assange en octobre 2020. L’IBC est une ONG indépendante qui a réalisé le seul recensement exhaustif des victimes signalées de manière crédible en Irak depuis l’invasion de Bush en 2003.

« Les câbles de WikiLeaks ont permis aux tribunaux de conclure que les frappes de drones américains constituaient des infractions pénales et que des poursuites devraient donc être engagées contre les hauts responsables américains impliqués dans ces frappes », a écrit Clive Stafford Smith, cofondateur de Reprieve et avocat de sept détenus de Guantánamo, dans le témoignage qu’il a présenté.

« Ils ont pris un héros [Assange] et en ont fait un criminel », a déclaré Vahid Razavi, fondateur de Ethics in Tech, à Common Dreams. « Pendant ce temps, tous les criminels de guerre dont les dossiers ont été révélés par WikiLeaks via Chelsea Manning sont libres et n’ont jamais été punis, pas plus qu’ils n’ont ne serait-ce que comparus devant un tribunal. »

Les carnets de la guerre d’Irak

Les Irak War Logs ont apporté de nombreuses preuves des crimes de guerre commis par les États-Unis. Plusieurs rapports faisant état de mauvais traitements infligés à des détenus étaient étayés par des attestations médicales. Les prisonniers avaient les yeux bandés, étaient enchaînés et suspendus par les chevilles ou les poignets. Ils ont été soumis à des coups de poing, des coups de fouet, des coups de pied, des électrocutions, des tortures par perceuses électriques, des amputations de doigts ou des brûlures à l’acide. Six rapports font état de décès manifestes de détenus.

Des rapports secrets de l’armée américaine sur le terrain ont révélé que les autorités américaines ont refusé d’enquêter sur des centaines d’allégations de meurtres, de tortures, de viols et d’abus commis par des soldats et des policiers irakiens. La coalition avait pour politique officielle d’ignorer ces allégations, les classant dans la catégorie « aucune enquête n’est nécessaire. »

Bien que les responsables américains et britanniques aient affirmé qu’il n’existait aucun registre officiel des victimes civiles, les registres font état de 66 081 décès de non-combattants sur les 109 000 décès survenus entre 2004 et 2009.

Les journaux de guerre décrivent une vidéo montrant des officiers de l’armée irakienne en train d’exécuter un prisonnier à Tal Afar. Il est précisé : « Les images montrent environ 12 soldats de l’armée irakienne. Dix soldats de l’armée irakienne parlaient entre eux tandis que deux soldats tenaient le détenu. Le détenu avait les mains liées […] Les images montrent les soldats de l’armée irakienne emmenant le détenu dans la rue, le poussant au sol, le frappant et lui tirant dessus. »

Les carnets de guerre afghans

Les journaux de guerre Afghans ont également révélé des preuves de crimes de guerre commis par les États-Unis entre 2004 et 2009. Ils décrivent comment une unité secrète « clandestine » composée de forces d’opérations spéciales a traqué des chefs talibans présumés pour les « tuer ou les emprisonner » sans procès. Les unités commando secrètes – des groupes classifiés d’agents spéciaux de la Marine et de l’Armée – utilisaient une « liste de personnes à tuer/assassiner », ce qui a entraîné le meurtre de civils, provoquant la colère du peuple afghan.

En outre, la CIA a multiplié des opérations paramilitaires en Afghanistan, en menant des embuscades, en donnant l’ordre de frappes aériennes et en effectuant des raids nocturnes. La CIA a financé l’agence d’espionnage afghane, qu’elle a gérée comme une filiale.

Les rapports font état d’une réunion tenue en 2007 entre des responsables de district afghans et des officiers des affaires civiles américains. Selon des citations, des responsables afghans auraient déclaré : « Le peuple afghan ne cesse de perdre toute confiance vis à vis du gouvernement en raison du grand nombre de fonctionnaires corrompus. L’opinion générale des Afghans est que le gouvernement actuel est pire [sic] que celui des talibans. »

Les rapports font état de nombreuses victimes civiles dues aux frappes aériennes, aux tirs sur la route, dans les villages et aux postes de contrôle. De nombreuses personnes ont été prises entre deux feux. Les victimes n’étaient pas des kamikazes ou des insurgés. Plusieurs décès n’ont pas été rendus publics.

Les dossiers de Guantánamo

Les dossiers de Guantánamo indiquent que seules 220 des 780 personnes détenues dans le pénitencier depuis 2002 étaient répertoriées comme « dangereux terroristes internationaux ». Concernant les autres détenus, 380 étaient considérés comme des fantassins de bas niveau et 150 comme des civils ou des agriculteurs afghans ou pakistanais innocents.

De nombreux détenus ont été incarcérés à Guantánamo pendant des années sur la base de preuves dérisoires ou d’aveux obtenus sous la torture et les mauvais traitements. Parmi les détenus, par exemple, se trouvaient un villageois afghan de 89 ans atteint de démence sénile et un garçon de 14 ans, victime innocente d’un enlèvement.

Les dossiers décrivent un système visant davantage à obtenir des renseignements qu’à incarcérer de dangereux terroristes. Par exemple, un homme a été transféré à Guantánamo en tant que mollah ayant une connaissance particulière des talibans. Un chauffeur de taxi a été envoyé au pénitencier parce qu’il avait une bonne connaissance de certaines régions d’Afghanistan. Un journaliste d’Al Jazeera a été détenu à Guantánamo pendant six ans pour y subir des interrogatoires au sujet de la chaîne d’information.

Près de 100 détenus ont été classés comme souffrant de troubles dépressifs ou psychotiques. Les dossiers révèlent que plusieurs d’entre eux ont entamé des grèves de la faim pour protester contre leur détention indéfinie ou ont tenté de se suicider.

Personne n’a eu à souffrir des révélations de WikiLeaks

Bien que le gouvernement américain ait affirmé que la publication d’informations par WikiLeaks avait causé « un grand préjudice », il a « admis que pas une seule personne, où qu’elle se trouve, n’a été lésée par ces publications », a déclaré Barry Pollack, l’avocat d’Assange, lors d’une conférence de presse qui s’est tenue le 26 juin en Australie.

L’accord de plaider coupable stipule : « Certains de ces documents classifiés bruts ont été divulgués publiquement sans que soient supprimées ou expurgées toutes les informations personnelles identifiables relatives à certaines personnes qui ont partagé en toute confiance avec le gouvernement américain des informations sensibles concernant leur propre gouvernement et les activités de leur pays. »

Le gouvernement américain affirme qu’Assange a mis en danger les informateurs américains nommés dans les documents publiés. Mais John Goetz, un journaliste d’investigation qui a travaillé pour le journal allemand Der Spiegel, a déclaré dans son témoignage lors de l’audience d’extradition de 2020 qu’Assange s’était donné beaucoup de mal pour s’assurer que les noms des informateurs en Irak et en Afghanistan soient expurgés. Goetz a déclaré que WikiLeaks avait mis en place un « processus de rédaction très rigoureux » et qu’Assange avait rappelé à plusieurs reprises aux médias partenaires qu’ils devaient utiliser le cryptage. Goetz a ajouté qu »Assange avait tenté d’empêcher Der Freitag de publier des documents susceptibles d’entraîner la divulgation d’informations non expurgées.

évélations de WikiLeaks ont de fait permis de sauver des vies. Après que WikiLeaks a publié des preuves de l’existence de centres de torture irakiens mis en place par les États-Unis, le gouvernement irakien a refusé la demande du président de l’époque, Barack Obama, d’accorder l’immunité aux soldats américains qui avaient commis des infractions pénales et civiles dans ce pays. En conséquence, Barack Obama a dû retirer les troupes américaines d’Irak.

Obama s’est attribué le mérite d’avoir mis fin à l’engagement militaire des États-Unis en Irak. Mais pendant des mois il a essayé de le proroger au-delà de la date limite du 31 décembre 2011 que son prédécesseur avait négociée avec le gouvernement irakien. Les négociations ont échoué lorsque l’Irak a refusé d’accorder l’immunité pénale et civile aux militaires américains.

Les implications du « plaider coupable » d’Assange pour la liberté d’expression

Avant d’accepter le plaider coupable d’Assange, la juge Manglona lui a demandé en quoi il avait enfreint la loi. « En tant que journaliste, j’ai encouragé ma source à fournir des informations qui étaient considérées comme classifiées », a déclaré Assange. « Il me semblait que le Premier amendement protégeait ce type d’activité, mais je comprends qu’il s’agit d’une violation de la loi sur l’espionnage. Assange a ensuite ajouté : Le Premier amendement était en contradiction avec la loi sur l’espionnage, mais j’admets qu’il serait difficile de gagner un tel procès compte tenu de toutes ces circonstances. »

S’il est vrai qu’Assange est libéré, l’accord qu’il a conclu soulève des inquiétudes chez les défenseurs du Premier amendement aux États-Unis.

« Pour la première fois en plus de 100 ans d’histoire de la loi sur l’espionnage, les États-Unis ont obtenu une condamnation en vertu de cette loi pour des actes essentiels de journalisme », a déclaré au New York Times David Greene, responsable des libertés civiles à l’Electronic Frontier Foundation. « Ces accusations n’auraient jamais dû être retenues. »

Charlie Savage, qui a longuement couvert l’affaire Assange pendant des années, a souligné que le plaider coupable d’Assange crée un « nouveau précédent » qui « enverra un message lourd de menaces aux journalistes en charge de la sécurité nationale, qui risquent d’être dissuadés de faire preuve de combativité dans leur travail en raison de risques accrus de poursuites ». Toutefois, Savage a fait remarquer que du fait qu’Assange a plaidé coupable et n’a pas contesté la constitutionnalité de la loi sur l’espionnage, le risque de voir la Cour suprême des États-Unis sanctionner à terme une interprétation restrictive du premier amendement sur les libertés de la presse a été éliminé.

« WikiLeaks a publié des articles avant-gardistes sur la corruption des gouvernements et les violations des droits humains, obligeant les puissants à rendre compte de leurs actes », a déclaré WikiLeaks dans un communiqué annonçant l’accord sur le plaider coupable. « Julian, en sa qualité de rédacteur en chef, a payé un lourd tribut pour défendre ces principes et le droit du public à l’information. Alors qu’il rentre en Australie, nous remercions tous ceux qui nous ont soutenus, qui se sont battus pour nous et qui sont restés totalement engagés dans le combat pour sa liberté. »

Il ne fait aucun doute que sans la mobilisation sans faille de gens du monde entier et le travail de sa formidable équipe juridique, Julian Assange croupirait encore derrière les barreaux pour avoir révélé des preuves de crimes de guerre commis par les États-Unis.

*

Marjorie Cohn est professeur émérite à la Thomas Jefferson School of Law, ancienne présidente de la National Lawyers Guild et membre des conseils consultatifs nationaux d’Assange Defense et de Veterans For Peace, ainsi que du bureau de l’Association internationale des juristes du parti démocrate. Elle est aussi Doyenne fondatrice de l’Académie populaire de droit international et Représentante des États-Unis au conseil consultatif continental de l’Association des juristes américains. Parmi ses ouvrages on compte Drones and Targeted Killing : Legal, Moral and Geopolitical Issues [Drones et assassinats ciblés : questions juridiques, morales et géopolitiques]. Elle est co-animatrice de l’émission de radio « Law and Disorder. »

Source : LAProgressive, Marjorie Cohn, 29-06-2024

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

La Mola // 12.08.2024 à 16h18

récemment F. Culture a diffusé une Grande Traversée sur Al Capone (5 * 1 h) qui se terminait par l’évocation des liens entre de multiples présidents US et les mafias – très instructif !

j’essaie d’imaginer ce que donneraient une série de « mémoriaux » des victimes civiles avec leurs noms, leur âge, le lieu…- ne serait-ce que depuis l’Irak.. et jusqu’à la Palestine : combien en longueur et en hauteur de murs gravés ?

2 réactions et commentaires

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