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3.février.20223.2.2022 // Les Crises

Kazakhstan : Washington doit rester à l’écart des manifestations malgré les tentations

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L’Amérique doit rester à l’écart des problèmes du Kazakhstan.

Source : Responsible Statecraft, Anatol Lieven
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Photo d’archive : Des troupes sont aperçues sur la place principale où des centaines de personnes ont manifesté contre le gouvernement, après la décision des autorités de déplafonner des prix du gaz de pétrole liquéfié, à Almaty, au Kazakhstan, le 6 janvier 2022. Reuters/Mariya Gordeyeva/File Photo

Malgré les allusions russes, rien ne prouve que les États-Unis aient été impliqués dans les dernières manifestations violentes au Kazakhstan. Cependant, il existe maintenant une forte tentation pour l’Amérique de s’impliquer – et c’est une tentation à laquelle l’administration Biden doit fermement résister.

Les aspects des derniers troubles restent flous. Il a été suggéré qu’ils étaient en partie causés par les luttes au sein des élites kazakhes entre les partisans et les opposants de l’ancien président Nur-Sultan Nazarbayev, qui jusqu’à cette semaine a conservé un pouvoir considérable sur le gouvernement.

La raison sous-jacente la plus importante de ces troubles est toutefois parfaitement claire. Elle réside dans le décalage flagrant entre les énormes revenus que le Kazakhstan tire de ses exportations d’énergie (plus de 30 milliards de dollars en 2021), la grande richesse de ses élites et la pauvreté de la majorité de sa population, dont le revenu moyen par ménage n’était que de 3 200 dollars l’an dernier. Comme l’a déclaré un syndicaliste kazakh au New York Times :

« Le Kazakhstan est un pays riche, mais ces ressources ne servent pas les intérêts du peuple, elles servent les intérêts des élites. Il y a une énorme stratification de la société ».

Des facteurs régionaux ont également joué un rôle : le déménagement extrêmement coûteux de la capitale de la plus grande ville, Alma Aty, vers une nouvelle capitale, Astana, rebaptisée ensuite – pour ajouter l’insulte à l’injure en ce qui concerne Alma Aty – Nur-Sultan d’après Nazarbayev. L’incapacité à distribuer les bénéfices des revenus énergétiques à la région occidentale de Menghystau, où la quasi-totalité du pétrole et du gaz sont produits, est également un facteur. La décision du gouvernement (aujourd’hui suspendue) de lever le plafond sur les prix intérieurs du carburant n’a été que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour de nombreux Kazakhs ordinaires.

La tentation pour les États-Unis de s’impliquer dans le soutien aux troubles au Kazakhstan provient de deux sources (outre la tendance innée de l’industrie du démocratisme en Occident à couvrir de louanges « démocratiques » toute protestation contre un régime autoritair et à lui apporter un soutien irréfléchi). La première est bien sûr le désir de créer des problèmes à la Russie. Déjà, alors que le secrétaire d’État américain Anthony Blinken a critiqué l’envoi de troupes russes au Kazakhstan, certains médias et commentateurs occidentaux célèbrent le détournement de la force militaire et de l’attention russes de l’Ukraine.

Le deuxième motif réside dans le désir de créer des problèmes à la Chine. Une partie importante du réseau chinois « Belt and Road » (Nouvelle Route de la Soie, NdT) est censée passer par le Kazakhstan. La Chine a investi massivement dans les infrastructures du Kazakhstan et a créé une zone de libre-échange et un centre de transport à Khorgos, à la frontière avec le Kazakhstan.

Le Kazakhstan est limitrophe du Sinkiang chinois, et une grande partie de la population du Sinkiang est d’origine kazakhe. Au cours de l’année écoulée, le gouvernement kazakh a dû déployer d’intenses efforts pour éviter que la colère des Kazakhs face à la répression chinoise au Sinkiang ne débouche sur des manifestations de masse.

Si le gouvernement kazakh s’effondre ou est gravement affaibli, il serait très surprenant que les éléments de la ligne dure de Washington n’y voient pas l’occasion d’utiliser le Kazakhstan comme base pour saper la domination chinoise au Sinkiang – même si (comme en Syrie) cela les conduit à une alliance de facto avec les forces extrémistes islamistes.

Pour l’Amérique, utiliser le Kazakhstan de cette manière serait à la fois un crime et une bévue, qui rappellerait les pires aspects de la politique américaine en Afrique, en Asie et en Amérique centrale pendant la Guerre froide. Cela reviendrait en fait à faire jouer à l’Amérique le rôle que les commentateurs américains aiment à faire jouer à la Russie – celui d’un fauteur de troubles cynique, absolument indifférent aux conséquences de ses actions pour les populations malheureuses sur le terrain.

La position géopolitique permanente et inéluctable du Kazakhstan m’a été bien résumée par un fonctionnaire kazakh en 1995, lorsque l’Amérique cherchait à étendre son influence en Asie centrale. Il m’a dit que le gouvernement kazakh souhaitait bien sûr des investissements américains et de bonnes relations avec les États-Unis, mais :

« Vous devez comprendre que tout Kazakh sensé a une carte dans la tête. Cette carte montre que la Russie est là, que la Chine est là et que le Kazakhstan est au milieu. Et l’Amérique n’apparaît nulle part sur cette carte. »

Une raison encore plus grave, moralement et politiquement, pour laquelle Washington ne devrait pas chercher à instrumentaliser les troubles au Kazakhstan contre la Russie et la Chine, concerne le nationalisme ethnique kazakh. La plus grande réussite du régime kazakh depuis l’indépendance a été de consolider l’indépendance et l’identité nationale kazakhes sans inspirer de chauvinisme ethnique contre la minorité russe du pays. De son côté, Moscou n’a jamais cherché à encourager cette minorité à se révolter.

Le potentiel de conflit ethnique reste cependant énorme. En août 2021, les critiques de la Russie ont amené le gouvernement kazakh à prendre des mesures contre les « patrouilles linguistiques » de nationalistes kazakhs qui forcent les magasins à utiliser la langue kazakhe et humilient en public les Russes qui ne parlent pas le kazakh.

Sous les régimes impérial et soviétique russes, le Kazakhstan a été exposé à des vagues répétées de colonisation russe et ukrainienne et à la répression de l’État, jusqu’à ce que, dans les années 1960, les Kazakhs de souche deviennent une minorité. Au cours de la famine du début des années 30, causée par la collectivisation de l’agriculture par Staline, les Kazakhs ont subi proportionnellement plus de décès que toute autre nationalité soviétique. Depuis les années 1980, la baisse du taux de natalité russe et l’émigration de Russes et d’autres Européens du Kazakhstan ont réduit les minorités européennes à un peu plus de 20 % ; mais les Russes restent majoritaires dans l’extrême nord du pays.

L’absence, à ce jour, de conflit ethnique au Kazakhstan reflète deux autres modèles d’une importance cruciale dans l’histoire post-soviétique. Le premier est que Vladimir Poutine est un nationaliste d’État russe dans la vieille tradition impériale et soviétique russe, dévoué au pouvoir russe (naturellement, tel qu’il est incarné en la personne de Vladimir Poutine) mais il n’est pas un nationaliste ethnique russe. Cela ressort à la fois de ses propres écrits et du caractère totalement multiethnique de son régime. Deuxièmement, il est assez remarquable que, parmi tous les cas de violence ethnique massive qui ont suivi la chute de l’URSS, aucun n’ait été dirigé contre des Russes ethniques en dehors de la Russie.

Les États-Unis ont soutenu le nationalisme ethnique anti-russe dans les États baltes, en Ukraine et ailleurs, mais cela n’a jamais pris la forme de pogroms ethniques. Compte tenu des événements violents de la semaine dernière au Kazakhstan, il n’est pas du tout certain que de nouvelles protestations au Kazakhstan ne prendront pas la forme d’un chauvinisme ethnique et d’attaques contre des Russes ethniques.

La violence à petite échelle et la menace de violence contre les Russes se sont produites au Kazakhstan et ailleurs. Ainsi, en 1992, j’ai interviewé un ingénieur russe qui avait fui cette année-là une ville du sud du Kazakhstan (où les Russes constituaient déjà une petite minorité). Il a raconté que chaque soir, lorsqu’il rentrait à pied du travail, des jeunes Kazakhs lui tombaient dessus et lui disaient que si lui et sa famille ne partaient pas, ils violeraient ses filles.

« Je ne savais pas s’ils le feraient vraiment. Pour autant que je sache, je n’étais pas impopulaire, a-t-il déclaré. Mais le risque était là. Et surtout, je savais que si cela se produisait, la police kazakhe n’aurait rien fait. Alors nous sommes partis. »

Le déploiement de troupes russes au Kazakhstan pour soutenir le gouvernement est susceptible d’accroître les sentiments anti-russes ; et si Dieu nous en préserve, des violences ethniques éclatent au Kazakhstan, cela pourrait contribuer à produire un futur gouvernement russe bien plus chauvin que celui de Poutine. Ce serait un désastre pour la Russie, les voisins de la Russie et, surtout, les minorités ethniques de la Russie. Et si Washington était perçue comme soutenant la violence contre les Russes ordinaires, l’Amérique serait confrontée à l’avenir à un danger bien plus redoutable que celui de Poutine : une nation russe enragée.

Source : Responsible Statecraft, Anatol Lieven, 10-01-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Jean // 03.02.2022 à 09h13

– New York Times :« Le Kazakhstan est un pays riche, mais ces ressources ne servent pas les intérêts du peuple, elles servent les intérêts des élites. Il y a une énorme stratification de la société ».
Plutôt que la paille dans l’oeil du voisin, le NYT devrait regarder la poutre qui est dans son propre oeil.

– En ce qui concerne la méthodologie des révolutions de couleur et l’efficacité des contre-mesures de la Russie, je ne peux que conseiller l’analyse de Valentin Vasilescu.

– La diplomatie américaine a bien essayé de s’y opposer mais le monde change… « Blinken a remis en question la décision du président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Kemelevich Tokayev, de demander l’aide de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) pour déployer des forces afin d’aider à stabiliser la grave situation dans son pays. Il a déclaré que la raison de ce déploiement n’était pas claire. »
Source https://www.entelekheia.fr/2022/01/13/poutine-tire-un-trait-sur-les-revolutions-de-couleur/

Les russes font reculer le chaos que les USA veulent instaurer, car ils préfèreront toujours régner sur des cendres plutôt que de laisser le pouvoir absolu leur échapper. Et, dans cette folie, nous sommes cette fois du mauvais coté du mur totalitaire. Puisse les peuples se réveiller avant qu’il soit trop tard.

5 réactions et commentaires

  • Jean // 03.02.2022 à 09h13

    – New York Times :« Le Kazakhstan est un pays riche, mais ces ressources ne servent pas les intérêts du peuple, elles servent les intérêts des élites. Il y a une énorme stratification de la société ».
    Plutôt que la paille dans l’oeil du voisin, le NYT devrait regarder la poutre qui est dans son propre oeil.

    – En ce qui concerne la méthodologie des révolutions de couleur et l’efficacité des contre-mesures de la Russie, je ne peux que conseiller l’analyse de Valentin Vasilescu.

    – La diplomatie américaine a bien essayé de s’y opposer mais le monde change… « Blinken a remis en question la décision du président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Kemelevich Tokayev, de demander l’aide de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) pour déployer des forces afin d’aider à stabiliser la grave situation dans son pays. Il a déclaré que la raison de ce déploiement n’était pas claire. »
    Source https://www.entelekheia.fr/2022/01/13/poutine-tire-un-trait-sur-les-revolutions-de-couleur/

    Les russes font reculer le chaos que les USA veulent instaurer, car ils préfèreront toujours régner sur des cendres plutôt que de laisser le pouvoir absolu leur échapper. Et, dans cette folie, nous sommes cette fois du mauvais coté du mur totalitaire. Puisse les peuples se réveiller avant qu’il soit trop tard.

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  • RGT // 03.02.2022 à 10h19

    « Le Kazakhstan est un pays riche, mais ces ressources ne servent pas les intérêts du peuple, elles servent les intérêts des élites. Il y a une énorme stratification de la société »…

    Le NYT devrait être satisfait : Ce pays respecte à la lettre les « valeurs » des pays occidentaux et applique les mêmes politiques fabuleuses que la nation la plus exceptionnelle que l’humanité ait connu.

    Comme partout dans les pays « civilisés », les « élites » ramassent tout et les « moins que rien » n’ont droit qu’à quelques miettes qui leur sont « généreusement » offertes par leurs maîtres.

      +12

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  • Grd-mère Michelle // 03.02.2022 à 14h27

    « Vous devez comprendre que tout Kazakh sensé a une carte dans la tête. …
    Et l’Amérique n’apparaît nulle part sur cette carte. »
    À vrai dire, « l’Amérique » n’apparaît sur aucune carte géographique, mais bien le continent américain, « Les Amériques » (du nord, centrale, et du sud, composées de nombreuses nations).
    Malheureusement, aucun-e jeune européen-ne « sensé-e » (ou simplement « instruit-e ») n’a aucune carte dans la tête, l’enseignement de la géographie (ni d’ailleurs de l’histoire) étant de moins en moins considéré comme « de base ».
    Ceci a permis aux USA de s’ériger en Amérique toute puissante, conquérante, car c’est en parlant et en écoutant, en écrivant et en lisant, que chaque être humain construit sa représentation du monde, et peut décider/choisir de l’admettre ou de la contester, d’y intervenir au lieu de s’y soumettre passivement.
    De petites cartes en-tête de ce type d’article seraient bien utiles…
    (Pour voir aussi les rives de la Mer Caspienne au Kazakstan, juste en face de l’Azerbaïdjan et de la Géorgie…)

      +8

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  • Logique // 03.02.2022 à 19h21

    Si vous voulez comprendre ce qui s’est passé au Kazakhstan, voici:

    https://therussophile.org/mukhtar-ablyazov-organized-kazakh-riots-from-paris.html/

    Cet Ablyazov a détourné en tant que dirigeant de banque au Kazakhstan plusieurs milliards.

    Le programme de la Rand après le Kazakhstan sera la Moldavie.

      +5

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  • christian gedeon // 09.02.2022 à 15h02

    Pfffff. Washington est resté à l’écart,et le restera. Bien trop content d’être parti la queue entre les jambes d’Afghanistan,sans provoquer finalement plus de vagues que çà,et sous le sourire ironique du tsar. Poutine a fait son office,au garnd soulagement des dirigeants kazahs,mais pâs que n’est ce pas?Après la farce ukrainienne toujours en cours,on s’amuse comme on peut.les ex républiques soviétiques asiatiques vont toutes connaître des soubresauts. les islamistes vont essayer de les déstabiliser encore plus. Et Oncle Vladimir mettra de l’ordre dans tout çà.Théatre d’ombres…chinoises.pas de routes de la soie,Tel est l’objectif. Des US peut être,des russes sûrement,si la majeure partie n’est pas sous leur contrôle.

      +0

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