Washington a trop facilement adhéré à un statu quo de façade dans la région.
Source : Responsible Statecraft, Alex Thurston
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Les perspectives d’avancées démocratiques en Afrique de l’Ouest ont subi deux coups durs jusqu’à présent en 2024.
Tout d’abord, le 28 janvier, le Mali, le Burkina Faso et le Niger, pays sahéliens sous domination militaire, ont annoncé leur retrait de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), un bloc économique et diplomatique régional. Deuxièmement, le 3 février, le président sénégalais Macky Sall, en fin de mandat, a unilatéralement reporté les élections présidentielles prévues pour le 25 février ; un corps législatif complaisant a voté deux jours plus tard pour fixer la nouvelle date des élections au 15 décembre.
Les États-Unis, qui considèrent la CEDEAO comme l’acteur diplomatique de premier plan pour répondre aux crises de l’Afrique de l’Ouest, ont des raisons de s’inquiéter mais aussi de réfléchir, notamment sur la façon dont leur répugnance à critiquer sérieusement les civils en place a contribué à cette situation.
Les crises au Sénégal et au sein de la CEDEAO sont liées à plusieurs égards. La CEDEAO s’est fait entendre mais a fait preuve d’une grande incohérence dans sa tentative de faire respecter les normes démocratiques dans la région. La CEDEAO est intervenue militairement pour évincer le président gambien de longue date Yahaya Jammeh après qu’il a concédé le verdict des élections de 2016 dans son pays, mais a ensuite tenté de revenir sur cette décision ; l’intervention a représenté le point culminant du pouvoir d’exécution de la CEDEAO au cours des dernières années. Avant et après, cependant, la CEDEAO a réagi avec tiédeur aux prises de pouvoir relativement flagrantes et aux excès de pouvoir des dirigeants ouest-africains, préparant le terrain pour des coups d’État et d’autres formes de bouleversements.
Les excès des présidents civils ont inclus plusieurs cas où les systèmes juridiques ont ciblé des personnalités de l’opposition à des moments qui étaient politiquement très commodes pour les titulaires ; par exemple, au Niger sous le président Mahamadou Issoufou et au Sénégal sous le président Macky Sall. La CEDEAO a trouvé peu à redire à ces manœuvres, ni aux candidatures douteuses à un troisième mandat de dirigeants en Guinée et en Côte d’Ivoire, ni aux élections législatives largement frauduleuses au Mali, qui ont toutes eu lieu en 2020.
Le mécontentement post-électoral a contribué directement aux coups d’État au Mali (2020) et en Guinée (2021), suggérant que la réticence de la CEDEAO (et des puissances occidentales) à critiquer les titulaires civils peut en fait nourrir l’instabilité politique au lieu de l’atténuer. La tolérance de la CEDEAO à l’égard des abus de pouvoir a également affaibli sa crédibilité lors des négociations avec les putschistes au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et au Niger, et cette même tolérance a probablement été l’un des facteurs qui ont enhardi Sall dans sa récente décision de reporter les élections sénégalaises.
La CEDEAO a également perdu la face en raison de l’échec de son régime de sanctions contre le Mali en 2022, qui n’a pas réussi à faire plier la junte de ce pays, et des menaces de certains membres d’envahir le Niger après le coup d’État de 2023 (et la détention subséquente et actuelle du président Mohamed Bazoum et de sa famille) dans ce pays. Ces menaces étaient à la fois imprudentes à exécuter et embarrassantes par leur abandon.
La décision des juntes sahéliennes de quitter la CEDEAO a soulevé de nombreuses questions sur l’avenir du bloc, ainsi que sur l’avenir d’autres organisations régionales d’Afrique de l’Ouest, telles que l’Union monétaire ouest-africaine (un groupe de pays francophones ayant une monnaie commune) ; jusqu’à présent, le Mali, le Niger et le Burkina Faso n’ont pas quitté cette dernière organisation.
Néanmoins, le départ des trois États sahéliens fait sortir une partie importante du territoire de la zone de la CEDEAO, même si l’impact économique pourrait être ressenti davantage au Sahel que dans le reste de l’Afrique de l’Ouest, étant donné que le premier dépend du second (pour les ports et les envois de fonds des travailleurs migrants, entre autres) plus que l’Afrique de l’Ouest ne dépend du Sahel. Le retrait de la CEDEAO permet également aux juntes de retarder encore plus les transitions vers un régime civil et affaiblit l’influence de la CEDEAO sur ses États membres restants.
Les perturbations du calendrier électoral sénégalais, quant à elles, menacent de faire régresser le pays de manière significative. La démocratie sénégalaise a été pour le moins imparfaite : le pays a connu un régime de parti unique de facto (et, pendant un certain temps, de droit) pendant ses 40 premières années, et après la victoire sans précédent de l’opposition par Abdoulaye Wade en 2000, il a fallu une mobilisation populaire massive pour s’assurer que Wade reconnaisse finalement le verdict de l’élection de 2012 lorsque son propre mandat est arrivé à terme.
Le mandat de Macky Sall a été marqué, comme indiqué ci-dessus, par une série de poursuites judiciaires agressives à l’encontre des principaux rivaux du président, trois personnalités éminentes ayant chacune été interdites de se présenter aux élections. Néanmoins, la démocratie sénégalaise n’est pas un leurre et le pays jouit de plusieurs distinctions rares dans la région, notamment l’absence de coup d’État militaire réussi – et jusqu’en 2024, aucune élection présidentielle n’a été reportée dans ce pays.
Macky Sall s’était déjà engagé, apparemment à contrecœur, à ne pas briguer un troisième mandat, et l’élection de 2024 devait être (et sera peut-être encore) un couronnement de son successeur choisi, le Premier ministre Amadou Ba. Pourtant, ce report fait craindre que Macky Sall n’ait prévu d’autres manœuvres. Il crée également un précédent en plaçant le président au-dessus des règles institutionnelles.
Le gouvernement des États-Unis a publié une déclaration assez ferme exprimant ses inquiétudes quant au report, au traitement sévère infligé par les forces de sécurité aux politiciens de l’opposition et à la répression de l’accès à l’internet par le gouvernement. La déclaration aurait pu aller plus loin en désignant Macky Sall, plutôt que de se référer de manière vague au « gouvernement du Sénégal ». On peut supposer que les responsables américains travaillent également en coulisses pour faire pression sur Macky Sall afin qu’il organise l’élection et qu’il ne laisse pas passer la date du 15 décembre. Et on peut espérer que des officiels le menacent de conséquences réelles si cela ne se produit pas.
Ce moment devrait également inviter à réfléchir à la manière dont les événements en sont arrivés là. Le dossier diplomatique complet n’est pas accessible au public, bien sûr, mais si les responsables américains n’ont pas formulé plus tôt des critiques acerbes concernant le traitement réservé par le système judiciaire aux opposants de Sall, ils ont manqué une occasion clé d’empêcher le scénario qui se déroule actuellement. D’après ce que cet observateur extérieur peut dire, les responsables américains se sont généralement contentés d’une stabilité superficielle dans divers pays d’Afrique de l’Ouest, et ont élevé certains pays (le Sénégal et le Niger, ces dernières années, et plus récemment encore la Côte d’Ivoire) au rang de « chouchous » – avec une approche tout aussi indulgente des dirigeants de ces pays.
Alors que le Sahel plonge dans une période politique encore plus sombre, avec des juntes qui arrêtent des dissidents et des voix indépendantes à droite et à gauche, et que le Sénégal vacille, les responsables américains devraient être encore plus prompts à offrir des critiques constructives à leurs derniers amis dans la région – de peur que les choses ne se détériorent encore plus.
Alex Thurston
Alex Thurston est chercheur non permanent à l’Institut Quincy et professeur adjoint de sciences politiques à l’université de Cincinnati. Il est l’auteur de trois ouvrages, dont le plus récent est Jihadists of North Africa and the Sahel : Local Politics and Rebel Groups (Cambridge University Press, 2020). D’autres articles sont disponibles sur son site web Sahel Blog (sahelblog.wordpress.com).
Source : Responsible Statecraft, Alex Thurston, 15-02-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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4 réactions et commentaires
« La richesse de son sol est le malheur de la RDC »
Entendu hier à la TV, prononcé par un congolais de Bukavu dans un docu sur la situation dans l’est de son pays, où les habitants (hommes, femmes, et enfants), dépossédés de leurs terres nourricières, en sont réduit-e-s à l’état de « mineurs » pour reussir à gagner juste assez de quoi acheter chaque jour un peu de nourriture, alors qu’il ne leur est plus possible de la cultiver.
Il me semble qu’on peut élargir ce propos à toute la malheureuse Afrique, que les « grandes puissances » sont déjà en train de dépecer et de se disputer en usant de ruses médiatiques et de manipulations politiques, afin de disposer des « matériaux » que le « monde moderne »(avec sa technologie « avancée ») puisse continuer à « se développer » selon les plans de leurs « dirigeants » complètement tarés!
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AlerterLeo-Paul Kagamé et le M23 nous réécrivent « Red Rubber » et le monde regarde ça via des écrans tactiles qui fonctionnent avec le coltan extrait sur place sans rien dire ni faire.
Un peu la même au Tchad et au Soudan avec le cobalt. Ou l’or légendaire de Mansa Moussa .. l’histoire du pillage ne date pas d’hier.
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Alerter« On peut supposer que les responsables américains travaillent également en coulisses pour faire pression sur Macky Sall afin qu’il organise l’élection et qu’il ne laisse pas passer la date du 15 décembre. Et on peut espérer que des officiels le menacent de conséquences réelles si cela ne se produit pas. »
L’extrême vigilance des Etats-Unis quant au respect formel des principes démocratiques au Sénégal et plus largement en Afrique cache mal leur objectif de maintenir la domination qu’ils exercent sur la région. Les présidents africains qui se succèdent en se pliant bon gré mal gré aux processus démocratiques évitent à leurs pays des exactions voire des bains de sang, ce qui est une excellente chose. Mais ces pays restent dans le même temps prisonniers de leurs économies au service de la mondialisation, bref de leur mal développement. De cela les Etats-Unis se soucient infiniment moins. Les coups d’États qu’ils semblent condamner trouvent pourtant leur origine dans un sous-développement chronique issu de principes chers à Washington : réduction du rôle de l’État et des services publics, privatisations massives, endettement sur les marchés financiers, etc.
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Alerter« Mais ces pays restent dans le même temps prisonniers de leurs économies au service de la mondialisation… »
Oui, vous avez raison, mais n’est-ce pas le cas de la plupart des États existants, sur tous les continents?
Bien sûr qu’il est plausible d’incriminer « systématiquement » les USA, étant donné leurs volontés impérialistes non dissimulées et à l’œuvre depuis longtemps(qui ont peut-être déjà été à l’origine des deux précédentes guerres mondiales…)
Mais il me semble que la situation a changé et se révèle de mieux en mieux grâce à la masse d’informations avérées qui circulent désormais, et que vous la résumez parfaitement en ces termes: « …prisonniers de leurs économies au service de la mondialisation… »
Et que, pour éviter une troisième guerre mondiale, tou-te-s les citoyen-ne-s un peu « averti-e-s » se doivent de s’unir pour mettre fin à la « guerre commerciale », avec ses « envahissements » divers que sont les « investissements » et les « parts de marché » mal-acquis à l’occasion des nombreuses guerres civiles et/ou « humanitaires ».
Mais…comment réussir à faire valoir le « bien des peuples »,africains et autres,humains et autres, dans des sociétés où la compétition des « puissances économiques » fait rage, avec la force armée et celle de la désinformation, tout en achetant la complicité des divers « dirigeants » politiques imbéciles ou malveillants?
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