Source : Jacobin, Clara E. Mattei et Aditya Singh
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
L’austérité est omniprésente. Augmentation des taux d’intérêt, nouvelles privatisations, contrats de travail de plus en plus flexibles, réduction des soins de santé et de l’enseignement public, réduction de l’impôt sur les plus-values et augmentation des taxes sur la consommation. Chaque réforme économique nous est présentée comme une nécessité : nous devons nous serrer la ceinture, sous peine de voir notre État faire faillite. Nous nous devons d’être réalistes et faire des choix difficiles, comme l’exige la situation économique. Une vision de l’économie en tant que science pure, objective et logique nous fascine. Il n’y a pas d’alternative, il n’y a pas d’autre choix que de s’en remettre aux experts.
Mais qu’entendent ces experts lorsqu’ils utilisent cette expression apparemment omniprésente ? La plupart d’entre eux décrivent cela comme une politique économique qui consiste à réduire les dépenses publiques et à augmenter les impôts. C’est là que réside le premier piège : les économistes utilisent le prisme de l’agrégat, de l’ensemble. Ces experts parlent des économies américaine, française ou brésilienne comme d’entités nationales cohérentes. Mais en y regardant de plus près, il s’agit pourtant d’abstractions grossières qui cachent de profondes fractures de classes, que ce soit entre elles ou au sein des économies nationales.
Si nous prenons les dépenses globales de l’État dans le pays où nous vivons et travaillons, à savoir les États-Unis, il n’y a aucune trace d’austérité. En réalité, l’État dépense beaucoup, en particulier pour garantir le profit des actionnaires, grâce à des subventions publiques accordées aux entités privées du complexe militaro-industriel et d’autres secteurs. Sous Joe Biden, les Etats-Unis se sont endettés pour inciter les gestionnaires d’actifs à investir dans la transition verte, relancer le secteur financier américain et envoyer au moins 12,5 milliards de dollars d’aide militaire à Israël en moins de dix mois. Venant s’ajouter à une nouvelle « aide » envoyée en août, cela assure des marchés à plus de cinquante multinationales impliquées dans un massacre perpétré par Israël qui aurait déjà tué 186 000 personnes, dont 70 % de femmes et d’enfants, selon les estimations des experts médicaux.
L’austérité n’est pas pas seulement le fait que l’État fait des dépenses, mais aussi où il en fait – ou, mieux encore, pour qui il en fait.
Les dépenses publiques ne diminuent donc pas, mais la question qui se pose est différente. L’austérité n’est pas seulement le fait que l’État fait des dépenses, mais où il en fait – ou, mieux encore, pour qui il en fait. De fait, le mensonge de l’austérité sert à s’assurer que, quel que soit le parti au pouvoir ou l’opinion publique, la démocratie n’interfèrera pas avec le cours normal des choses.
L’État de qui, les intérêts de qui ?
Lorsque le gouvernement des États Unis, comme celui de la plupart des États, augmente les dépenses militaires ou vient à la rescousse des banques tout en réduisant les dépenses de santé, d’éducation, de transports, de construction de logements publics ou d’allocations de chômage, il transfère structurellement les ressources de la majorité des travailleurs vers le 1 % de la population qui vit principalement de la propriété du capital (c’est-à-dire des dividendes d’actions, des rentes et des intérêts). En d’autres termes, l’austérité ne consiste pas à dépenser moins, mais à dépenser de manière « correcte » – en faveur d’une élite économique et financière et au détriment de la majorité de la population. Alors que nous peinons à financer des traitements médicaux de base, que nous sommes contraints d’envoyer nos enfants dans des écoles surchargées et sous-financées et que nous faisons la queue pour renouveler nos documents officiels, les coffres de Lockheed Martin et de BlackRock sont constamment renfloués. Rien qu’en 2023, l’État américain a acheté pour près de 50 milliards de dollars d’armes à Lockheed Martin. Bien que les dépenses sociales soient amputées, pour la classe capitaliste, l’idée qu’il n’y a plus d’argent n’existe pas.
Le même principe s’applique aux recettes de l’État, le revers de la médaille de l’austérité : il ne s’agit pas de savoir si l’État augmente les impôts, mais pour qui il le fait. Aujourd’hui, la plupart des gouvernements mettent en œuvre des réformes fiscales régressives, en continuant de réduire les impôts pour les détenteurs de revenus du capital (sans parler des généreuses niches fiscales) tout en augmentant les impôts de ceux dont les revenus proviennent du travail, qui ont peu de possibilités d’évasion fiscale étant donné qu’ils sont imposés directement sur leur fiche de paie. Aux États-Unis, les personnes qui tirent leur revenu à partir de leur travail sont imposées de manière disproportionnée par rapport à celles qui gagnent leur revenu grâce à des plus-values – dont la plupart sont le fait des riches (en 2019, les 1 % les plus riches représentaient 75 % de toutes les plus-values aux États-Unis, et les 0,1 % les plus riches en réalisaient à eux seuls près de la moitié). En outre, alors que les taxes sur les ventes, les droits d’accise (sur le carburant) et les taxes sur l’alcool – que nous payons tous de la même manière, indépendamment de nos revenus – augmentent dans la plupart des États américains, l’impôt fédéral sur les sociétés a été réduit (de 35 % à 21 % en 2017), de même que les impôts sur les tranches de revenus les plus élevées (de 92 % en 1953 à 37 % en 2023).
Aujourd’hui, la plupart des gouvernements mettent en œuvre des réformes fiscales régressives, en continuant à réduire les impôts pour les détenteurs de revenus du capital tout en augmentant les impôts de ceux dont les revenus proviennent du travail.
Voilà qui nous conduit à cette situation absurde. Ainsi, dans une entreprise comme Walt Disney, un concierge devrait travailler deux mille ans pour gagner autant que le PDG en un an, et qui voit les actionnaires payer beaucoup moins d’impôts que les travailleurs dont le travail génère les bénéfices. Walt Disney n’est pas une brebis galeuse, mais bien un symbole qui fait pâle figure par rapport à d’autres entreprises. En 2018, parmi les sociétés américaines qui ont payé zéro dollar d’impôt fédéral sur le revenu on comptait des entreprises comme IBM, Starbucks, Netflix, Delta, Chevron, GM et Amazon. L’exemple le plus flagrant de fiscalité régressive est la réduction des droits de succession, un impôt qui a perdu toute pertinence en termes de recettes fiscales dans le monde entier. Aux États-Unis, grâce au mécanisme des trusts de rente (également appelé le Grantor Retained Annuity Trust), les multimillionnaires peuvent transmettre leur patrimoine aux générations suivantes en ne payant aucun impôt.
En ayant ces faits à l’esprit, nous pouvons rejeter le trope commun qui voudrait que les politiques d’austérité soient conçues comme un jeu à somme nulle entre l’État et le marché. Le capitalisme d’austérité ne signifie pas moins d’État, mais plutôt un État qui contribue activement à soutenir le marché en agissant selon la logique de l’expropriation des ressources du plus grand nombre (qui vit de son salaire) au profit du plus petit nombre (qui subsiste principalement grâce au capital). L’austérité « gère » l’économie au sens le plus radical du terme : elle nous précarise et nous rend dociles tout en veillant à ce que le système économique ne soit jamais remis en question. L’austérité dépasse les clivages politiques. Paradoxalement, c’est souvent la gauche autoproclamée qui tire parti de l’austérité, depuis le gouvernement de Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil jusqu’au parti travailliste au Royaume-Uni. Ce fut notamment le cas de la coalition sociale-démocrate-verte allemande de Gerhard Schröder, qui a entrepris de vastes coupes sociales et des réformes du marché du travail qu’aucun gouvernement conservateur n’aurait osé entreprendre.
Les trois volets de l’austérité
L’austérité budgétaire va souvent de pair avec des politiques monétaires consistant à augmenter les taux d’intérêt, comme la Banque centrale européenne l’a fait presque tous les mois depuis juillet 2022. C’est une bonne nouvelle pour les détenteurs de capitaux (ceux-là que l’État choisit de ne pas taxer mais à qui il emprunte, ce qui leur rapporte des intérêts). C’est une mauvaise nouvelle pour les familles qui dépendent de prêts pour leur survie quotidienne et qui se retrouveront à payer des hypothèques plus élevées et à accumuler les dettes sur leurs cartes de crédit.
La situation des ménages salariés n’est pas seulement critique pour eux en tant que consommateurs, elle l’est encore plus pour eux en tant que salariés. Tout d’abord, la hausse du coût de l’argent augmente les dépenses d’emprunt du gouvernement pour les services sociaux, ce qui est ensuite invoqué pour justifier de nouvelles coupes. Celles-ci, à leur tour, augmentent la marchandisation de droits fondamentaux tels que les soins de santé et l’éducation et, partant de là, poussent les employés actifs à accepter n’importe quel emploi susceptible de leur permettre d’en assumer le coût. En outre, l’austérité monétaire a un impact direct sur le marché du travail. Le coût élevé de l’argent ralentit en effet l’économie ; la baisse des offres d’emploi et la hausse du chômage affaiblissent le pouvoir de négociation des travailleurs. En 2022 et 2023, la rigueur monétaire a déterminé l’ordre du jour de la Réserve fédérale américaine et a fait augmenter le nombre de chômeurs de 1,3 millions entre juillet 2023 et juillet 2024.
Comme le rappelle l’actuelle secrétaire au Trésor américain, Janet Yellen : « Les taux d’intérêt ne peuvent être bas que si les salariés sont précaires. »
La vague austéritaire actuelle a été précédée par plus d’une décennie de taux d’intérêt très bas, en particulier après 2008, ce qui a directement profité à concentrer le pouvoir économique entre les mains des gestionnaires d’actifs et du capital « cloud » [qui tire ses revenus des services en lignes, NdT]. Cependant, comme le rappelle l’actuelle secrétaire au Trésor américain Janet Yellen : « Les taux d’intérêt ne peuvent être bas que si les salariés sont précaires. »
La politique de l’argent facile et les nouvelles mesures adoptées en matière de quantitative easing [Le « quantitative easing » (QE), ou « assouplissement quantitatif », est une mesure de politique monétaire dite non conventionnelle mise en place par une banque centrale lorsque ses outils traditionnels se révèlent insuffisants pour atteindre ses objectifs, NdT], qui ont permis de garantir sans délai les actifs des grandes entreprises, sont politiquement compatibles avec le système capitaliste, en raison des vagues d’austérité antérieures. C’est le rôle joué aux États-Unis par le tristement célèbre choc Volcker. Il tire son nom du président de la Fed, Paul Volcker, qui a porté les taux d’intérêt à 20 % au début des années 1980, entraînant au passage une récession économique aux États-Unis et une autre, encore plus importante, dans les pays d’Amérique latine lourdement endettés en devise américaine. Comme dans de nombreuses autres régions du monde, ces taux élevés ont entraîné un taux de chômage à 10 % et brisé les reins des syndicats à un moment où les travailleurs passaient à l’offensive comme ils ne l’avaient pas fait depuis des décennies.
Cependant, l’élite dirigeante sait bien qu’il n’y a pas de victoire permanente. Comme le montrent les événements récents, toute accélération de la croissance des salaires dans un contexte de resserrement du marché du travail constitue une menace potentielle qu’il convient d’éradiquer. Le risque de faire entrer toute une économie dans la spirale de récession constitue un risque à court terme comparé au préalable essentiel à l’accumulation du capital : garantir la subordination des salariés et le maintien d’un taux d’exploitation satisfaisant. Loin d’être des « calamités naturelles », les récessions économiques sont souvent des phénomènes délibérés destinés à garantir la contraction des salaires et à maintenir la domination incontestée du profit.
Pour finir, il ne faut pas négliger le troisième élément de la trilogie de la rigueur, à savoir le volet industriel, caractérisé par l’intervention directe de l’État sur le marché du travail par le biais de la privatisation, du démantèlement des droits sociaux acquis de haute lutte et de l’affaiblissement des syndicats. Les trois volets de l’austérité – fiscal, monétaire et industriel – se renforcent mutuellement et travaillent à l’unisson pour transférer en continu les ressources des travailleurs au profit des détenteurs de capitaux.
Bien plus qu’un cadre défectueux
Un très grand nombre de recherches ont déjà établi que l’austérité ne stimule pratiquement jamais la croissance et ne réduit pas la dette. Ceci étant dit, la question qui se pose n’est pas celle du bilan de l’austérité, mais celle de savoir pourquoi celle-ci continue malgré tout à être la ligne de conduite préférée des gouvernements.
Le capitalisme de l’austérité ne signifie pas moins d’État, mais plutôt un État qui contribue activement à soutenir le marché
Lorsque l’on réfléchit aux raisons conduisant à l’austérité, la plus grande erreur que l’on puisse commettre est de la considérer comme une simple politique défaillante qui entrave la croissance économique. Les économistes critiques à l’égard de l’austérité adoptent généralement ce genre de position, mais ils opèrent toujours dans un cadre technocratique qui suppose une séparation nette et absolue entre les problèmes économiques et les problèmes politiques. La prééminence de l’austérité ne résulte pas de la simple stupidité ou de la corruption des gouvernants ; au contraire, ces derniers adhèrent à l’austérité parce qu’ils la trouvent particulièrement efficace pour renforcer les rapports de classe. On ne peut pas comprendre les politiques fiscales et monétaires si on ne prend pas en compte leur impact sur les relations entre salariés et, en fin de compte, sur ce que nous appelons l’ordre du capital en tant que relation sociale fondamentale de notre système économique. L’austérité n’a jamais eu pour but de freiner l’inflation ou de contrôler les dépenses – elle a toujours été un moyen de manipuler la demande globale pour atteindre un objectif plus fondamental : faire en sorte que la majorité des habitants de cette planète n’aient pas d’autre choix que de vendre leur force de travail pour gagner leur vie.
Cet objectif prime sur tous les autres, même au prix d’une récession économique temporaire ou d’un endettement plus important. Il est facile de démasquer les priorités politiques en jeu lorsque l’on considère, par exemple, le coût que représente pour les citoyens américains le fait de ne pas taxer les riches. Selon le Trésor américain, taxer les plus-values au moment du décès au lieu de permettre qu’elles soient transmises sans être soumises à l’impôt permettrait de récolter plus de 400 milliards de dollars au cours de la prochaine décennie, et ce, quasi exclusivement auprès des 1 % les plus riches. C’est trois fois ce que le gouvernement américain a dépensé pour les programmes d’aide alimentaire aux familles à faible revenu en 2023. Le démantèlement systématique de l’Internal Revenue Service en est un exemple emblématique. Ironiquement, le licenciement des fonctionnaires sous couvert de réduction des coûts a coûté quelques 7 500 milliards de dollars en plus sur une décennie en raison de la non-perception de l’impôt, soit près de 4,5 fois le déficit de l’exercice fiscal 2023.
En résumé, le principal objectif que les élites cherchent à atteindre grâce à des mesures d’austérité est d’accroître la dépendance des salariés à l’égard du marché. Si, par exemple, un travailleur américain craint de perdre son emploi et, par là-même, sa capacité à payer ses soins médicaux, le contrôler devient plus aisé. Si les possibilités d’emploi sont rares, les salaires diminuent. À mesure que l’État réduit ses dépenses en matière de soins de santé, d’éducation, de logement social, de transports et de services publics, les gens s’inquiètent de ne pas avoir assez d’argent pour assurer une bonne éducation à leurs enfants, un traitement médical approprié, un toit pour vivre et le droit aux transports. Ils sont de plus en plus tributaires de leurs besoins en argent, ce que la plupart d’entre eux ne peut satisfaire que d’une seule manière : vendre leur capacité de travail en échange d’un salaire. Il leur reste à peine l’énergie nécessaire pour boucler leur fin de mois, ne parlons pas de celle qui serait nécessaire pour s’engager dans une lutte collective en vue de modifier leurs conditions de travail.
Manipuler la demande globale a toujours été le moyen de faire en sorte que, pour la majorité des habitants de cette planète, il n’y ait pas d’autre choix que de vendre leur travail pour gagner leur vie.
Il existe cependant un second objectif : la trilogie de l’austérité soutient les investissements en attirant les investisseurs les plus riches par le biais de subventions et d’incitations publiques, d’impôts scandaleusement bas (sur les plus-values, le patrimoine et les bénéfices des entreprises), de bas salaires et la suppression des normes et des protections du travail. En créant les conditions optimales pour que les profits explosent, les politiques d’austérité deviennent des outils de redistribution des richesses vers le haut, au bénéfice de la minorité formée par l’élite des épargnants-investisseurs (qui ont tendance à se considérer comme les plus vertueux et les plus méritants de toute façon).
Ainsi, on mesure véritablement l’efficacité des politiques de rigueur à leur capacité à imposer et à renforcer une structure de classe au pouvoir, et surtout, à la protection de l’ordre capitaliste, celui-là même qui sous-tend la croissance économique. En ce sens, l’austérité n’a jamais été un calcul irrationnel.
La rigueur dès la conception
Les institutions financières majeures de notre temps, de la Réserve fédérale à la Banque centrale européenne en passant par le Fonds monétaire international, ont ostensiblement pour objectif premier de « stabiliser » l’économie. Cependant, une lecture plus attentive de l’histoire révèle que la condition préalable fondamentale à cette stabilisation est de fausser le jeu au détriment des travailleurs afin qu’ils n’aient d’autre choix que d’accepter un statut subalterne dans le processus de production. Comme l’a brillamment exprimé l’économiste américain Duncan Foley, les politiques monétaires et fiscales visant ostensiblement à lutter contre l’inflation seraient plutôt à considérer comme des mesure « ciblant principalement le niveau d’exploitation ». La panoplie de la gestion macroéconomique – hausse des taux d’intérêt, réduction des dépenses sociales, fiscalité régressive, privatisations – repose sur une politique de sacrifice ciblé de la main d’oeuvre sous forme de pertes d’emploi, de précarité sociale et de dépendance au marché.
Certains trouveront peut-être ces scénarios contradictoires, ou même y verront l’expression d’un échec de nos politiques économiques. Ceci n’est pas un reproche. Ce que nous voulons souligner, cependant, c’est que ces résultats ne sont pas un échec mais plutôt le résultat souhaité de la logique de notre système économique. La confiscation des ressources des salariés augmente leur vulnérabilité économique, leur précarité et leur dépendance vis-à-vis du marché. Ce sont là assurément des problèmes pour nous, mais pas pour le système – préserver la dépendance à l’égard du marché, c’est préserver les fondements de l’ordre capitaliste.
On mesure véritablement l’efficacité des politiques de rigueur à leur capacité à imposer et à renforcer une structure de classe au service et surtout à la protection de l’ordre capitaliste.
Il faut cesser de croire que, dans une société capitaliste, il est logique de discuter des politiques économiques selon le critère du « bien » et du « mal » en vue d’un fugace bien commun. Lorsque l’on se plonge dans l’histoire du capitalisme, il devient clair que ce que les critiques décrivent comme des problèmes du système (pauvreté, inégalité et chômage) sont en fait des solutions, quoique destinées à des problèmes différents. Dans un système capitaliste, les politiques économiques profitent toujours à certains et nuisent à la majorité. Notre économie ne vise pas à répondre aux besoins des gens ordinaires, mais plutôt à accroître les rentes et les profits des quelques détenteurs de capitaux. Tout ce qui est bénéfique pour les profits est obligatoirement néfaste pour la majorité des gens, puisque l’avantage des premiers repose en grande partie sur le sacrifice des seconds.
Impliquée dans l’élaboration des politiques au point d’en être presque invisible, l’austérité joue un rôle essentiel lorsque le système économique qu’elle sous-tend entre en crise existentielle et que l’illusion d’un capitalisme stable s’évanouit. Bien plus qu’un simple ralentissement de la croissance économique, ces crises correspondent à des moments où l’essence même du système (la vente de biens à des fins lucratives) et ses piliers (la propriété privée des moyens de production et le travail salarié) sont remis en question par la majeure partie de la population, en particulier par les travailleurs, sur l’assentiment desquels le système repose.
La période qui a suivi la Première Guerre mondiale a été l’une de ces périodes, où, même au cœur de l’Occident capitaliste, les perspectives d’une alternative au capitalisme ont suscité une grande adhésion de la part de la population. De la Grande-Bretagne à l’Italie et à l’Allemagne, des changements institutionnels concrets se produisaient : dans certains cas, les conseils ouvriers organisaient la production sur le plan horizontal et se présentaient comme une ébauche de nouvelles organisations politiques authentiquement démocratiques. La mobilisation sociale à grande échelle permet une véritable redistribution.
Ce qui a mis un terme à la transition vers une plus grande démocratie économique, c’est une campagne menée par des experts pour faire passer l’austérité pour la solution objective à la crise du capitalisme. Une minorité de technocrates puissants est intervenue pour remédier à ce qu’elle considérait comme un monde en désordre. Au nom de la lutte contre l’inflation et de l’équilibre budgétaire – autant d’arguments qui restent des pierres angulaires de la rhétorique des experts aujourd’hui – les économistes ont travaillé au service d’un objectif précis : réintégrer la majorité des citoyens dans l’ordre économique dominant. Comme nous l’avons vu dans L’ordre du capital, les experts économiques pouvaient s’appuyer sur le régime fasciste de Benito Mussolini, largement soutenu par l’élite libérale internationale, pour imposer l’austérité aux travailleurs italiens. L’alliance de l’expertise néoclassique avec un gouvernement autoritaire a ainsi été institutionnalisée par Mussolini, ce qui ne constitue pas une exception dans l’histoire du capitalisme des XXe et XXIe siècles.
Les similitudes entre les versions fasciste et libérale de l’austérité montrent que la protection de l’ordre capitaliste exige un engagement constant pour protéger les leviers de la gestion macroéconomique de l’ingérence populaire.
Le lien manifeste entre rigueur et répression politique – particulièrement flagrant sous le régime fasciste – montre que la manière dont les citoyens italiens ont été traités sur le plan économique n’était pas si différente de celle que les experts britanniques avaient envisagée pour leur propre peuple. En effet, les technocrates britanniques poussaient fortement à une mise en œuvre non démocratique des politiques économiques par le biais de l’indépendance et de l’autorité des banques centrales. Les similitudes entre les versions fasciste et libérale de l’austérité montrent que la protection de l’ordre capitaliste exige un engagement constant pour protéger les leviers de la gestion macroéconomique de l’ingérence populaire. Les dynamiques d’il y a un siècle continuent de nous éclairer en révélant les tendances insidieuses de l’économie politique contemporaine.
Enquêter sur ce qui s’est passé à l’époque, alors que l’austérité s’est imposée pour réprimer les salariés partout en Europe, nous permet d’approfondir la logique actuelle de cette politique et de mieux dissiper les malentendus qui réduisent au silence les dissidents et les contestataires. L’histoire révèle que l’austérité n’est pas simplement une aberration du tournant néolibéral des années 1970, comme on le croit souvent. Il s’agit plutôt d’un outil structurel de notre système économique, utilisé pour préserver un taux d’exploitation satisfaisant. Bien que l’austérité devienne plus explicitement visible en tant que contre-offensive dans les périodes où les travailleurs et les mouvements sociaux protestent davantage, elle représente la règle fixe des gouvernements – la démocratie électorale dans ses limites les plus étroites – au sein d’un système capitaliste en tant que tel.
Pour mettre fin à l’austérité, il ne suffira donc pas de gagner quelques élections sur une plateforme progressiste. Il nous faut comprendre d’où vient l’austérité afin de tracer la voie qui nous mènera là où nous voulons aller. La recherche historique permet de déchiffrer les abstractions économiques et de délivrer un message salutaire : contrairement à ce que les experts voudraient nous faire croire, notre système économique n’est ni naturel, ni spontané. Le capital en tant qu’ « instrument monétaire » et de « croissance du PIB » repose sur un ordre politique spécifique qui s’appuie sur l’assujettissement de la majorité. C’est la raison pour laquelle notre système économique a besoin en permanence d’une assistance pour sa survie. Il est intrinsèquement fragile, et l’austérité se perfectionne au fil du temps en tant que système pour le sauvegarder. Notre ordre capitaliste repose sur l’intervention active de l’État en vue de contrôler le marché du travail et limiter toute possibilité d’émergence d’un système économique alternatif. En prêtant attention aux stratégies politiques constamment mises en œuvre pour protéger l’ordre du capital, on constate que notre système socio-économique actuel n’est pas inéluctable. Il ne doit pas non plus être accepté sans réagir comme étant la seule voie possible. D’où ce message encourageant : il est possible de subvertir l’austérité par le biais d’une action collective. Étudier la logique et l’objectif de l’austérité est un premier pas dans cette direction.
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Clara E. Mattei est professeure d’économie et directrice du Centre d’économie hétérodoxe de l’université de Tulsa, en Oklahoma. Elle est l’auteure de The Capital Order : How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism (L’ordre capitaliste : comment les économistes ont inventé l’austérité et ouvert la voie au fascisme).
Source : Jacobin, Clara E. Mattei et Aditya Singh, 17-10-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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