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24.novembre.201924.11.2019 // Les Crises

L’identification d’une menace : par qui et comment ? Par Paul R. Pillar

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Source : Lobe Log, Paul R. Pillar, 15-102019

Mark Esper, secrétaire à la Défense et Mark Milley , président de l’état-major interarmées (secrétaire à la Défense via Wikimedia Commons)

Parmi les rôles dévolus au président des chefs d’état-major interarmées, il y a celui d’« intégrateur des forces mondiales », qui consiste à établir des priorités pour faire face aux menaces dans le monde entier et à recommander où déployer les forces militaires américaines pour faire face à ces menaces. Le général Joseph Dunford, qui a terminé son mandat de président le mois dernier, avait sollicité ce rôle, que le Congrès lui a conféré par voie législative il y a trois ans. L’un des principaux inconvénients du fait que les chefs d’état-major interarmées, ou n’importe quelle partie de l’armée, prennent l’initiative de prioriser les menaces et la disposition des ressources pour y faire face est qu’il y aura naturellement un parti pris pour répondre aux besoins institutionnels des militaires de préférence aux autres intérêts nationaux. Un article de Paul D. Shinkman de U.S. News and World Report sur le rôle d’« intégrateur des forces mondiales » commence par décrire comment l’augmentation prévue, plus tôt cette année, de 1 500 soldats américains supplémentaires au Moyen-Orient a suscité l’inquiétude des civils du Bureau du Secrétaire à la défense (OSD) à propos de l’escalade que cette décision pourrait entraîner. Mais l’armée a défendu cette mesure comme nécessaire pour « protéger les forces américaines au Moyen-Orient ».

Ce type de raisonnement circulaire est devenu typique dans les discussions sur le déploiement des forces américaines, en particulier au Moyen-Orient. Les principaux dangers venant des adversaires étatiques ou non étatiques des États-Unis sont les attaques contre l’armée américaine elle-même. Les forces américaines sont déployées dans une région pour protéger les forces américaines déjà présentes dans la région. La situation est un excellent exemple d’un cornet de glace qui se lèche lui-même.

L’article de Shinkman traite des questions périphériques à la fonction d’intégrateur des forces, principalement en ce qui concerne l’influence relative des civils de l’OSD et des militaires en uniforme. Mais cette perspective est encore trop limitée. Les deux parties du débat appartiennent à l’establishment de la défense et on peut s’attendre à ce qu’elles adoptent son point de vue.

Le problème plus large n’est pas une question militaires contre civils. Ces dernières années ont fourni de nombreux exemples de dirigeants civils faisant montre de préjugés en quelque sorte à l’opposé du penchant exagéré des militaires pour la protection des troupes. Ce fut le cas des faucons-poules-mouillées [Chicken Hawks, des américains va-t-en guerre tout en échappant au service militaire, NdT] incapables de comprendre tout ce qui peut faire qu’une opération militaire tourne mal. Il y a aussi le point de vue de Madeleine Albright, alors que l’administration Clinton réfléchissait à la façon de réagir au conflit en Bosnie, disant à Colin Powell, Chef d’état-major à l’époque : « À quoi bon avoir cette superbe armée dont vous parlez toujours si nous ne pouvons en faire usage ? »

Dans un processus idéal d’évaluation des menaces étrangères et d’établissement des priorités dans le déploiement des ressources pour y faire face, la première étape consisterait à dresser un inventaire simplifié des intérêts américains qui pourraient être lésés par des événements à l’étranger. Beaucoup de choses terribles se produisent dans le monde qui ne nuisent pas à ces intérêts, ou qui ne les affectent pas suffisamment pour justifier une intervention américaine gourmande en ressources. Ou bien les intérêts spécifiques ne sont tout simplement pas suffisamment critiques en premier lieu pour justifier une telle réponse. L’établissement des priorités pour répondre aux menaces devrait reposer au moins autant sur l’importance inhérente des intérêts eux-mêmes que sur quelque chose de terrible à l’étranger qui pourrait possiblement affecter ces intérêts. Les décisions relatives à l’utilisation des ressources – les déploiements militaires n’étant qu’une possibilité parmi d’autres – pour faire face aux menaces constituent la dernière étape du processus.

La communauté du renseignement fournit en quelque sorte un point de départ avec sa déclaration annuelle, mandatée par le Congrès, sur les menaces mondiales, qu’elle publie aussi bien sous forme non classifiée que classifiée. Mais ce n’est pas vraiment un point de départ, car les services de renseignement n’ont pas le mandat de définir, et encore moins d’établir des priorités, concernant les intérêts nationaux. En produisant leur déclaration annuelle, les organismes peuvent formuler des hypothèses raisonnables sur la façon dont la quasi-totalité des politiciens et des décideurs américains envisageraient certains types de menaces, en particulier celles qui entraîneraient un préjudice physique direct aux Américains ou à la population des États-Unis, pour lesquelles cela vaut la peine de s’inquiéter. Ainsi, par exemple, dans sa déclaration antérieure aux attentats terroristes du 11 septembre 2001, la communauté du renseignement était fermement convaincue que le terrorisme international et plus particulièrement le groupe d’Oussama ben Laden était la principale menace à la sécurité des États-Unis. Mais au-delà de ces menaces, la communauté identifie de nombreux événements préoccupants dans le monde, dont certains seulement pourraient ou devraient faire l’objet d’une intervention massive de la part des États-Unis.

Le processus d’établissement des priorités pour faire face aux menaces étrangères est nécessairement au moins aussi politique qu’analytique. Cela dépend en fin de compte de la façon dont le peuple américain perçoit ses buts, ses objectifs et ses valeurs nationales. Le processus idéal comprendrait une composante au sein de l’exécutif qui examinerait la politique étrangère et de sécurité des États-Unis de manière très large dans le cadre de ses objectifs et de ses valeurs. Le gouvernement des États-Unis s’est peut-être rapproché le plus d’une telle composante en se rapprochant du personnel de planification de la politique du département d’État à ses débuts sous George Kennan, sous l’administration Truman, ou du Planning Board que Dwight Eisenhower a créé quelques années plus tard au sein du Conseil de sécurité nationale. Tout ce qui sortirait d’une telle composante ferait l’objet d’un vaste examen au sein du pouvoir exécutif, puis par le Congrès, où siègent des représentants du peuple américain, qui auraient pour tâche de représenter les valeurs et les objectifs de leurs électeurs.

La partie politique de ce processus ne fonctionne actuellement pas. L’une des raisons en est l’extrême partisanerie, dans laquelle un groupe de partisans a tendance à considérer l’autre comme une menace autant que tout ce qui vient de l’extérieur des frontières des États-Unis. Il en résulte la pathologie extrême actuelle, dans laquelle des pans importants de la politique étrangère américaine ont été subordonnés à une quête pour jeter des pelletés de saleté sur les opposants en politique intérieure.

C’est une paresse politique et intellectuelle moins extrême, mais trop courante qui fait que les questions les plus fondamentales des intérêts américains, de quelle manière ils sont affectés par certains événements désagréables à l’étranger, ne sont pas posées. Le cône de glace de la force militaire qui se lèche lui-même continue de se lécher, en partie parce que l’armée présente des arguments raisonnés sur ce dont elle a besoin compte tenu du cadre de déploiement qu’on lui a demandé d’occuper, alors que peu de questions sont posées sur la sagesse du cadre même. Dans une autre manifestation de cette paresse, les États ou les acteurs infra-étatiques sont une fois pour toutes triés dans des paniers « amis » ou « ennemis ». Et tout ce que font les ennemis, ou toute influence qu’ils obtiennent ou exercent, est automatiquement traité comme une menace, sans s’arrêter pour se demander si et comment ce qu’ils font affecte réellement les intérêts américains.

La paresse se manifeste aujourd’hui dans la fureur actuelle à l’égard de la Syrie, au milieu de beaucoup d’agitation au sujet des gagnants et des perdants, des alliés trahis et des ennemis qui remplissent les vides. Les Turcs, les Arabes et les Kurdes, ainsi que les Perses et parfois les Russes, s’affrontent dans cette partie du monde depuis des siècles. Il fut un temps dans l’histoire des États-Unis où cette compétition n’était pas perçue comme ayant une incidence sur la sécurité et le bien-être du peuple américain. Une politique saine exige que l’on s’interroge exactement sur la façon dont elle affecte la sécurité et le bien-être du peuple américain d’aujourd’hui.

Paul R. Pillar est Senior Fellow non résident au Center for Security Studies de l’Université de Georgetown et Associate Fellow du Center for Security Policy de Genève. Il a pris sa retraite en 2005 après une carrière de 28 ans dans la communauté du renseignement aux États-Unis. Il a notamment occupé les postes d’agent de renseignement national pour le Proche-Orient et l’Asie du Sud, de chef adjoint du DCI Counterterrorist Center et d’adjoint exécutif du directeur du renseignement central. Il est un ancien combattant de la guerre du Vietnam et un officier à la retraite de la Réserve de l’armée américaine. M. Pillar est diplômé du Dartmouth College, de l’Université d’Oxford et de l’Université de Princeton. Ses ouvrages comprennent Negotiating Peace (1983), Terrorism and U.S. Foreign Policy (2001), Intelligence and U.S. Foreign Policy (2011) et Why America Misunderstands the World (2016).

Source : Lobe Log, Paul R. Pillar, 15-102019

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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LibEgaFra // 24.11.2019 à 07h32

« qui consiste à établir des priorités pour faire face aux menaces dans le monde entier et à recommander où déployer les forces militaires américaines pour faire face à ces menaces. »

Tout pays qui n’ouvre pas ses frontières aux multinationales yankees ou ne permet pas l’installation d’une base militaire yankee est une menace prioritaire.

Liberté pour les multinationales, égalité dans la soumission à celles-ci et fraternité de l’armée yankee et des multinationales.

13 réactions et commentaires

  • Myrkur34 // 24.11.2019 à 06h50

    Vu le nombre de policiers, d’équipes SWAT (Mêmes dans les petites villes par l’effet de contagion municipale) et de prisons, le budget militaire des Usa devrait être divisé par 10 et ce serait largement suffisant.
    Des centaines de milliards récupérés pour l’éducation, la santé….Enfin tous les budgets qui servent la population. Et puis cela pourrait servir à remettre à niveau tous les pays d’Amérique centrale, des Caraïbes et autres pour les vilenies passées et actuelles.
    Plutôt que d’entendre Hillary Clinton nous seriner  » Vous avez vu ? Les russes veulent aussi manipuler les élections britanniques ! »

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  • LibEgaFra // 24.11.2019 à 07h32

    « qui consiste à établir des priorités pour faire face aux menaces dans le monde entier et à recommander où déployer les forces militaires américaines pour faire face à ces menaces. »

    Tout pays qui n’ouvre pas ses frontières aux multinationales yankees ou ne permet pas l’installation d’une base militaire yankee est une menace prioritaire.

    Liberté pour les multinationales, égalité dans la soumission à celles-ci et fraternité de l’armée yankee et des multinationales.

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    • Papagateau // 24.11.2019 à 10h13

      Mais c’est bien d’être contre la peur et les menaces.
      Tout comme c’est bien d’être pour la liberté, l’égalité et la fraternité.
      Je ne comprends pas. Où est le problème (ironie) ?

      Le problème est que le méchant est médiatiquement si fort, qu’il est interdit , dans les médias par actions, de dire que c’est le méchant.

      Le jeu démocratique s’en trouve Invalidé.

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  • Louis de Constance // 24.11.2019 à 08h36

    Hi from DC ❤ ✌ 💙. Thx a lot. Very interesting. Basically, the US citizens are quietly ruled by corrupted politicians. Their powerful Army, at the first sight, still constantly defeated since 1945, except over the Granade Islands (90 soldiers). The 2018 voted 700 billions $ military budget aren’t spent to heal and comfort the millions of poorest American citizens living in the most powerful country in the whole world! Pathetic!

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    • Catalina // 24.11.2019 à 10h41

      « le pays le plus puissant du monde entier » ???? le pays le plus endetté avec le Japon, vouliez-vous dire. Les usa ne sont pas le pays le plus puissant du monde, le dollar ne vaudra bientôt plus rien, leur armée est incompétente, leurs armes vieilles et obsolètes.
      Leur pays en ruine, plus de 30% de chomâge, 46 millions de personnes aux tickets alimentaire, des tentes partout pas de soins médicaux, un ultra-racisme, bref, un pays du tiers-monde.

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    • Jean-Pierre Georges-Pichot // 24.11.2019 à 10h51

      Pour ce qui est du Proche-Orient, il est naturel que les Etats-Unis s’y intéressent puisqu’il ont capté les positions coloniales de la Grande-Bretagne en échange de leur soutien logistique dans la seconde guerre mondiale. Leur problème est que les successeurs de Roosevelt n’ont pas su faire fructifier l’héritage. Contrairement aux Anglais, ils n’ont jamais compris que capacité de violence n’est pas le tout du pouvoir. La capacité politique des Etats-Unis est devenue très faible à partir du moment où l’égoïsme et le cynisme de la ‘république impériale’ ont été universellement reconnus, c’est à dire avec le naufrage du wilsonisme qui a remis la doctrine du gros bâton en peine lumière. La première rupture a lieu en 1965 avec l’escalade au Viet-Nam, la seconde avec les guerres du Golfe de la famille Bush. Aujourd’hui, les Etats-Unis n’ont plus d’alliés. Ils ont des protégés, des vassaux, des clients, des ennemis : parfois les mêmes. Comme le disait un officiel américain après un attentat non revendiqué : « nous recherchons de quel ennemi cette opération est le fait. Mais la difficulté, c’est que nous en avons beaucoup ». Les Etats-Unis sont paranoïaques.

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  • Jean-Do // 24.11.2019 à 10h46

    Si les USA dépensaient la moitie de leur budget militaire, en hommes et en matériel, à apporter le bien au monde par la coopération, l’aide au développement, la compréhension, le don, ils auraient le monde à leurs genoux.

    Par effet d’entraînement, tout le monde aurait dépensé moins en armes et consacré plus d’argent au bien-être tant local que dans le monde. Au lieu de ça, on nous a proposé « Le grand voyage en Absurdie » version hard-core.

    Chaque Vietnamien tué lors de la guerre avec les USA leur a coûté plus de deux millions de dollars de l’époque rien que pour les munitions (non, je n’ai plus les sources, c’est vieux). Pour ce prix, ils pouvaient les acheter et les installer aux USA où ils auraient rapporté à l’économie locale au lieu de la grever.

    A une époque pas si lointaine, les coopérants Belges étaient intouchables au Liban, pourtant alors en plein tourment guerrier. Tout ça parce que le ministre de la défense belge de ce temps a envoyé des militaires démineurs pour nettoyer le terrain plutôt que des bombes et des armes.

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  • Dominique65 // 24.11.2019 à 13h17

    Bonjour.
    Je trouve ce texte très naïf. L’auteur croit-il vraiment que ce sont les intérêts du peuple américains que les militaires protègent ? Ne sait-il pas qui sont les bailleurs de fonds des campagnes politiques ? Qu’un universitaire étasunien comprenne moins bien le jeu du complexe militaro-industriel du son pays qu’un pékin moyen du reste du monde me semble révélateur de la force formidable de l’endoctrinement que peut subir le peuple de l’Empire, élites comprises.

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  • Anouchka // 24.11.2019 à 14h49

    Le titre de l’article m’interpelle : les dirigeants américains ont à ce point besoin d’identifier une « menace »?
    Ça me fait penser à la vieille théorie schmitienne qui voit dans la division ami-ennemi le fondement de la cohésion sociale.

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  • Grd-mère Michelle // 24.11.2019 à 18h27

    J’aimerais qu’on me parle ici, plus souvent, des mouvements contestataires « américains »(plus précisément étasuniens), plutôt que des dirigeant-e-s et leurs sbires dont la plupart d’entre nous connaissent la perfidie.
    Car le peuple mécontent existe la-bas aussi, et ce serait une option bien plus encourageante de présenter des initiatives/actions qui nous rapprocheraient.
    Ainsi, que deviennent les jeunes, horrifié-e-s par les « tueries de masse » qui déciment quasi quotidiennement les étudiant-e-s, qui militent contre l’industrie de l’armement?

    @dominique65 J’aimerais aussi qu’un-e français-e m’explique le jeu du complexe militaro-industriel français…

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    • Casimir Ioulianov // 25.11.2019 à 14h23

      Il a fallut une décision de justice pour que l’UAW soit reconnu comme une filiale de fait de GM. Forcement , quand l’UAW n’arrivaient plus à empêcher les grèves … ça a finit par se voir.
      Quel média en a parlé à part un site trotskiste blacklisté par gogole ?

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  • azuki // 24.11.2019 à 20h10

    C’est facile, la menace c’est toujours les autres, c’est jamais le coucou qui grandit dans le nid.

    Accessoirement et pour éviter les allégories fumeuse, étudiez le fonctionnement des sectes et vous comprendrez beaucoup sur les méthodes et les procédés manipulatoires.

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  • jules Vallés // 25.11.2019 à 08h34

    «  » pour faire face aux menaces dans le monde entier «  »
    Usa compris?

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