À la tête de l’Inde, Narendra Modi a approfondi le cadre néolibéral mis en place depuis le début des années 1990. La crise sociale qui découle de ce modèle pousse le gouvernement de Modi à s’appuyer de plus en plus sur un discours dangereux et autoritaire de division sociale.
Source : Jacobin, Prabhat Patnaik
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
La décennie au cours de laquelle Narendra Modi a été premier ministre de l’Inde a été marquée par une forte augmentation de l’inégalité des revenus et des richesses. Selon la base de données sur les inégalités dans le monde, la part du 1 % supérieur dans le revenu national, qui atteindra 22,7 % en 2023, n’a jamais été aussi élevée au cours du siècle dernier.
Cette augmentation des inégalités s’est accompagnée d’une hausse de la proportion de la population confrontée à une privation nutritionnelle absolue. Les enquêtes quinquennales indiennes sur les dépenses de consommation montrent une augmentation significative, entre 2011-12 et 2017-18, du pourcentage de la population incapable d’accéder à une norme calorique quotidienne minimale par habitant, qui est de 2 100 pour les zones urbaines et de 2 200 pour les zones rurales.
L’Inde est considérée comme l’une des économies à la croissance la plus rapide au monde, bien que les chiffres du taux de croissance soient connus pour être très exagérés. Cependant, elle se classe actuellement au 111e rang sur 125 pays dans l’indice de la faim dans le monde, un rang qui s’est aggravé au cours de la dernière décennie.
Une continuité néolibérale
L’opinion libérale a tendance à rejeter l’entière responsabilité de cette extraordinaire augmentation des inégalités sur le gouvernement Modi. Il est certainement vrai que le gouvernement a poursuivi des politiques qui favorisent manifestement les capitalistes monopolistiques (en particulier certaines entreprises relativement nouvelles qui constituent les « copains » de Modi) tout en déclenchant une crise pour la petite production, en particulier l’agriculture à petite échelle.
Cependant, ces politiques ne sont pas des innovations propres au gouvernement. Il n’a fait que poursuivre fidèlement et aveuglément l’agenda néolibéral établi. En blâmant uniquement le gouvernement Modi, on exonère donc à tort le néolibéralisme de l’accusation d’appauvrir les travailleurs.
La décennie au cours de laquelle Narendra Modi a été premier ministre de l’Inde a été marquée par une forte augmentation des inégalités de revenus et de richesses.
En fait, les tendances à l’augmentation des niveaux d’inégalité et de privation nutritionnelle sont évidentes depuis l’introduction des politiques néolibérales en 1991. On estime par exemple que la part du 1 % supérieur dans le revenu national est passée de 6 % en 1982 à plus de 21 % en 2014. La privation nutritionnelle a augmenté de manière substantielle entre les enquêtes sur les dépenses de consommation de 1993-94 et de 2011-12.
Certaines mesures sont considérées comme des folies spécifiques du gouvernement Modi, comme la démonétisation soudaine de près de 87 % (en termes de valeur) des billets de banque du pays en 2016 au nom de la lutte contre l’« argent noir », ou l’introduction d’une taxe sur les biens et services en 2017, en lieu et place de l’ancienne taxe sur les ventes, qui était censée faciliter l’« unification du marché national ».
Pourtant, si le gouvernement a mis en œuvre ces mesures sans réfléchir, elles sont généralement tirées de la boîte à outils des institutions financières internationales. De plus, le gouvernement de Modi a reçu le soutien de ces institutions pour ces mesures.
Crise néolibérale
On peut reprocher au gouvernement Modi d’avoir adhéré obstinément à l’agenda néolibéral, même à un moment où le néolibéralisme était en crise et générait un chômage massif. Cela n’a jamais été aussi évident que lors de la promulgation de trois lois agricoles qui auraient éliminé le régime des prix de soutien fournis par le gouvernement pour les céréales alimentaires.
Le soutien aux cultures commerciales avait été supprimé auparavant, exposant les agriculteurs à d’importantes fluctuations des prix du marché mondial et augmentant ainsi leur endettement, ce qui a entraîné des suicides massifs parmi eux. Une remarquable lutte d’un an menée par les agriculteurs a contraint Modi à revenir sur ces lois qui, si elles avaient été appliquées, auraient détruit l’autosuffisance du pays en matière de production de céréales vivrières (il est vrai à de faibles niveaux de consommation) et l’auraient exposé à une insécurité alimentaire encore plus grande.
L’augmentation des inégalités économiques, tant à l’intérieur des pays que dans le monde entier, est une tendance immanente du néolibéralisme. En effet, la mobilité du capital de production entre les pays qu’implique le néolibéralisme expose les salaires réels de tous les pays, y compris ceux du Nord, à la pression de la baisse exercée par les vastes réserves de main-d’œuvre du Sud.
On peut reprocher au gouvernement Modi d’avoir adhéré obstinément à l’agenda néolibéral, même à un moment où le néolibéralisme était en crise.
Ces réserves ne diminuent pas, malgré la délocalisation des activités du Nord vers le Sud, parce que l’introduction d’un commerce plus libre entre les pays (une autre caractéristique du néolibéralisme) intensifie la concurrence entre eux. Elle accélère également les changements technologiques et structurels qui augmentent le taux de croissance de la productivité du travail dans chaque pays.
Cela a pour effet de maintenir le taux de croissance de l’emploi à un niveau souvent inférieur au taux naturel de croissance de la main-d’œuvre, augmentant ainsi la taille relative des réserves de main-d’œuvre. Ainsi, le niveau des salaires réels est comprimé sous le néolibéralisme alors que la productivité du travail augmente rapidement partout, augmentant la part de l’excédent dans la production totale au sein des pays et également au niveau mondial.
La crise du néolibéralisme est directement liée à cette croissance des inégalités. Étant donné que les travailleurs consomment une part beaucoup plus importante de leurs revenus que ceux à qui revient le surplus, l’augmentation de la part du surplus crée une tendance à la surproduction. Ce phénomène s’est manifesté au niveau international après l’effondrement de la bulle immobilière aux États-Unis.
Ralentissement
En Inde, les effets de cet effondrement ont été temporairement maintenus en suspens grâce à une politique budgétaire agressive qui a enfreint les limites du ratio déficit budgétaire/PIB. Avec la réimposition de cette limite, qui est intervenue à peu près au moment où le gouvernement Modi est entré en fonction, le ralentissement a également touché l’Inde.
La manifestation la plus évidente de la crise en Inde aujourd’hui est le taux de chômage extrêmement élevé. Comme nous l’avons noté précédemment, le chômage augmentait sous le néolibéralisme même avant la crise, car le taux de croissance de l’emploi était inférieur au taux de croissance naturel de la main-d’œuvre. Dans le cas de l’Inde, il faut également mentionner les agriculteurs en détresse qui affluent vers les villes à la recherche d’un emploi. Avec l’arrivée de la crise, nous constatons que le chômage s’est encore aggravé en raison d’une demande inadéquate.
Le chômage est le problème le plus grave auquel l’Inde est confrontée aujourd’hui. En raison de la précarisation à grande échelle de la main-d’œuvre, il prend la forme d’une réduction du nombre d’heures de travail pour la plupart des gens, plutôt que d’une absence totale de travail pour certains. Il est donc difficile de l’appréhender à l’aide de mesures conventionnelles.
La manifestation la plus évidente de la crise en Inde aujourd’hui est le taux de chômage extrêmement élevé.
Toutefois, les résultats d’enquêtes interrogeant les personnes sur leur propre situation professionnelle montrent une augmentation significative du taux de chômage au cours des années qui ont suivi la pandémie. Il y a également eu une augmentation significative de la demande d’emplois dans le cadre du programme d’aide rurale géré par le gouvernement, connu sous le nom de Mahatma Gandhi National Rural Employment Guarantee Scheme, ce qui confirme également le phénomène de l’augmentation du chômage.
Le chômage est particulièrement grave chez les jeunes (44 % dans la tranche d’âge des 20 à 24 ans, selon un rapport de l’Organisation internationale du travail) et dans les zones rurales de l’Inde. Les salaires réels des travailleurs ruraux ont au mieux stagné depuis 2014-2015, voire baissé (selon le déflateur utilisé). Dans le cas des travailleurs de la construction, un segment numériquement important de la main-d’œuvre, les salaires ont certainement baissé, ce qui confirme le phénomène de l’augmentation du chômage.
En effet, les deux phénomènes (l’augmentation du chômage et la stagnation ou la réduction des salaires réels) expliquent ensemble l’augmentation de la privation nutritionnelle absolue mentionnée précédemment. Cette augmentation n’est que partiellement atténuée, mais pas annulée, par le programme gouvernemental visant à fournir gratuitement cinq kilos de céréales alimentaires par mois à quelque huit cents millions de bénéficiaires. Ce programme a été maintenu depuis les années de la pandémie, à l’encontre des convictions professées par les personnes au pouvoir.
Alliance entre les entreprises et l’Hindutva
L’adhésion sans réserve du gouvernement Modi au néolibéralisme, même lorsque la crise de ce modèle économique provoque une détresse massive, est précisément ce qui constitue son attrait pour le capital monopolistique indien.
Le soutien apporté précédemment au néolibéralisme, convaincu qu’il entraînerait une croissance rapide dont tout le monde bénéficierait en fin de compte, disparaît lorsqu’il y a un chômage de masse et une détresse aiguë. C’est alors que le néolibéralisme a besoin d’un nouvel étai pour se maintenir, pour lequel il forme une alliance avec des éléments néofascistes.
En Inde, cette alliance néolibérale/néofasciste a pris la forme spécifique d’une alliance entre les entreprises et l’Hindutva. Le gouvernement Modi est l’expression de cette alliance.
Son objectif est d’amener un changement de discours afin que les questions de chômage, d’inflation et de détresse économique soient reléguées à l’arrière-plan. Pendant ce temps, le suprémacisme hindou revient sur le devant de la scène, alors même que le gouvernement poursuit une stratégie néolibérale agressive au profit du capital mondialisé et du capital monopolistique national qui lui est intégré.
L’adhésion sans réserve du gouvernement Modi au néolibéralisme est précisément ce qui constitue son attrait pour le capital monopolistique indien.
Le néofascisme présente toutes les caractéristiques du fascisme classique : répression étatique subvertissant les institutions démocratiques et abrogeant les droits démocratiques ; attaque contre les droits durement acquis des travailleurs et des paysans ; combinaison de la répression étatique et de la violence de rue par les voyous fascistes ; « aliénation » d’un groupe minoritaire infortuné et fomentation de la haine à son égard.
Nous pouvons également observer un lien étroit avec le capital monopolistique (en particulier avec une nouvelle strate de capital monopolistique constituée par les copains du gouvernement ) ainsi que l’apothéose d’un chef suprême et une immense centralisation des pouvoirs et des ressources. Cela permet la mise en œuvre d’un programme de contre-révolution sociale, ce qui, en Inde, signifie l’annulation des progrès accomplis dans la lutte contre l’oppression des castes et des sexes.
Dans le contexte international actuel, il faut ajouter à cette liste de caractéristiques l’adhésion au néolibéralisme et l’acceptation du capital mondialisé, dont le capital monopolistique national fait partie intégrante.
Le discours de la division
Cependant, contrairement au fascisme classique, le néofascisme ne peut pas surmonter les problèmes de la crise économique et du chômage de masse. En effet, l’augmentation des dépenses de l’État pour accroître la demande globale ne peut fonctionner que si elle est financée soit par un déficit budgétaire, soit par l’imposition des riches.
Les dépenses de l’État financées par l’imposition des travailleurs, qui consomment de toute façon la majeure partie de leurs revenus, n’augmentent pas la demande globale. Dans le contexte actuel, la finance mondialisée désapprouve l’idée d’un déficit budgétaire plus important ou d’une augmentation des impôts sur les riches.
Si l’État n’accède pas pleinement aux caprices du capital mondialisé, il expose l’économie au danger de la fuite des capitaux, ce qu’elle peut difficilement se permettre. Le gouvernement Modi ne peut donc pas faire grand-chose pour lutter contre le chômage, ce qui le rend d’autant plus dépendant d’un discours de division et de diversion.
Le gouvernement Modi ne peut pas faire grand-chose pour lutter contre le chômage, ce qui le rend d’autant plus dépendant d’un discours de division et de diversion.
Alors que les observateurs confirment que le chômage préoccupe fortement l’opinion publique et que les principaux partis d’opposition l’ont abordé dans leur campagne, on ne trouve aucune mention du chômage dans les discours de Modi et d’autres dirigeants du Bharatiya Janata Party (BJP).
Au lieu de cela, ils insistent sur le temple de Ram qui a été construit à Ayodhya et attisent l’animosité à l’égard des musulmans en les traitant d’« infiltrés ». Ils propagent systématiquement le mythe selon lequel le Congrès, s’il est élu au pouvoir, prendra les richesses des hindous pour les distribuer aux musulmans !
Il est difficile d’imaginer un discours plus diviseur, plus dangereux et plus faux, qui détourne l’attention des questions urgentes de la vie matérielle et des moyens de subsistance. C’est pourtant ce que propose le BJP, tandis qu’une commission électorale pusillanime se contente de regarder ailleurs.
Pour le BJP, les élections législatives sont un moyen de légitimer, de consolider et de perpétuer son pouvoir néofasciste.
Le parti dispose d’immenses ressources financières, offertes par ses bailleurs de fonds capitalistes monopolistiques. Il contrôle les agences centrales d’investigation de l’Inde, qu’il utilise pour emprisonner des opposants sur la base de fausses affaires qui ne sont même pas jugées pendant des années, et pour les terroriser en les menaçant d’incarcération. Il a également infiltré le système judiciaire indien ou intimidé ses fonctionnaires.
Avec de telles ressources à sa disposition et son attrait religieux, le BJP espère renforcer son emprise sur le pouvoir. Les travailleurs indiens le lui permettront-ils ?
CONTRIBUTEURS
Prabhat Patnaik est un économiste indien et l’auteur, avec Utsa Patnaik, de Capital and Imperialism : Theory, History, and the Present (2021) et A Theory of Imperialism (2016).
Source : Jacobin, Prabhat Patnaik, 21-05-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation.
1 réactions et commentaires
« Le parti (BJP) dispose d’immenses ressources financières, offertes par ses bailleurs de fonds capitalistes monopolistiques. »
« Il a également infiltré le système judiciaire indien ou intimidé ses fonctionnaires. »
Et pendant ce temps-là:
hier, une masse de gens ont manifesté, dans la plupart des villes françaises, contre la montée de l’extrême-droite en France;
et aujourd’hui, une masse (moins conséquente) de gens ont manifesté à Bruxelles , contre la montée de l’extrême-droite dans l’UE.
C’est encourageant, ce sursaut volontaire, mais… ne conviendrait-il pas de cibler plus précisément ce qui constitue le nœud du problème, au niveau mondial, c-a-d la destruction systématique et avancée de la notion « d’États de Droit » soumis (en principe) au Droit International?
À noter que cette notion a été introduite dans l’esprit des populations et de leurs « dirigeant-e-s » afin de tenter de concrétiser le « plus jamais ça » (plus jamais le monstrueux massacre de groupes entiers d’êtres humains, « civils » innocent-e-s) ressenti et exprimé au vu de ce qui s’était passé dans le déroulement de la seconde guerre mondiale…
Alors qu’en même temps, nous laissons quelques individus avides et ambitieux, sensés nous représenter(mais, en réalité, délégués par le « capitalisme monopolistique ») débattre de la Paix sans protester, sans même nous y intéresser…
Pas étonnant que la Chine et la Russie aient refusé de participer à cette mascarade!
+2
AlerterLes commentaires sont fermés.