Kamala Harris a récemment qualifié l’Iran de « force déstabilisatrice et dangereuse » au Moyen-Orient. Si on veut comprendre cette remarque, il faut se pencher sur le contexte puisque cela s’inscrit dans l’histoire des dernières décennies au cours desquelles les États-Unis ont cherché à déstabiliser l’Iran.
Source : Jacobin, Seraj Assi
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Depuis douze mois, depuis octobre dernier, les dirigeants américains se félicitent des bombardements incessants d’Israël sur Gaza, alors même que le génocide qui s’y déroule – financé et armé par les États-Unis – a tué plus de quarante mille Palestiniens, dont près de la moitié sont des femmes et des enfants. Les manifestations de satisfaction se sont poursuivies alors qu’Israël a étendu ses bombardements à trois autres pays arabes : le Liban, le Yémen et la Syrie.
Encore insatisfaits, certains encouragent maintenant Israël à bombarder l’Iran. Joe Biden aurait « discuté » de la perspective d’une attaque israélienne contre les champs pétrolifères iraniens, lesquels constituent la base de l’économie iranienne et qui s’étiolent en raison de l’embargo américain dévastateur qui dure depuis des décennies.
À la suite du tir de missiles iraniens sur Israël la semaine dernière, effectué en représailles à l’assassinat par Israël de dirigeants du Hamas et du Hezbollah, la Vice-présidente et candidate démocrate à l’élection présidentielle Kamala Harris a qualifié l’Iran de « force déstabilisatrice et dangereuse » au Moyen-Orient, ouvrant ainsi un nouveau chapitre dans la longue histoire belliciste américaine à l’encontre de l’Iran. Lundi dernier, elle est allée encore plus loin en qualifiant l’Iran de « plus grand adversaire » des États-Unis.
Une longue histoire violente
Ceux qui connaissent l’histoire de l’Iran ont du mal à entendre de telles déclarations sans se remémorer le réveillon du Nouvel An 1977, un an avant que la révolution iranienne n’éclate. Alors que les émeutes se multipliaient en Iran, le président américain Jimmy Carter assistait à un somptueux dîner d’État en compagnie du chah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi, il a alors porté un toast : « Grâce à l’excellent leadership du chah, l’Iran est un îlot de stabilité au coeur d’une des régions les plus troublées du monde. »
Il est paradoxal de noter que ces discours avaient été précédés par un long passé de déstabilisation de l’Iran par les États-Uni, une histoire entachée d’opérations secrètes et d’interventions clandestines. Vingt-quatre ans plus tôt, lors de l’Opération Ajax, la CIA, en collaboration avec le MI6 britannique, avait orchestré un coup d’État qui avait chassé le Premier ministre iranien démocratiquement élu, ce dernier avait remporté la victoire en prônant la nationalisation du pétrole iranien et en le soustrayant au contrôle de l’Occident. Ce coup d’État a entraîné la désintégration de la démocratie naissante du pays et devait hanter les Iraniens pour des décennies.
À partir de la fin des années 1940, dans le feu de la Guerre froide, l’administration de Harry Truman a fait du jeune chah un partenaire important de l’alliance antisoviétique naissante au Moyen-Orient, malgré le ressentiment croissant des Iraniens à l’égard de la corruption du chah et de la façon inconsidérée dont il vendait des ressources de l’Iran à des sociétés étrangères pour financer son train de vie somptueux. La folie dépensière du chah l’a conduit à vendre les droits exclusifs sur le pétrole et le gaz naturel iraniens à des multinationales pétrolières occidentales, principalement l’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC), qui ont exploité les Iraniens et exporté des millions de barils de pétrole, générant des profits faramineux tout en ne payant pratiquement rien à l’Iran.
Le ressentiment à l’égard du chah a rapidement donné lieu à une contestation populaire. En octobre 1949, Mossadegh, critique de longue date de la dynastie Pahlavi et ardent défenseur du droit de l’Iran à contrôler sa propre industrie pétrolière, a fondé le Front national, une large coalition comprenant à la fois des modérés de la classe moyenne et des membres du parti de gauche Tudeh. Mossadegh et ses alliés ont rapidement exercé le pouvoir au sein du parlement iranien, le Majles, où ils se sont présenté en prônant le partage des profits pétroliers entre l’Iran et l’AIOC, citant l’exemple d’autres multinationales pétrolières opérant au Venezuela et en Arabie saoudite.
Le coup d’État contre Mohammed Mossadegh a entraîné la désagrégation de la démocratie naissante du pays et devait hanter les Iraniens pour des décennies.
Soutenue par le gouvernement britannique, l’AIOC a refusé tout compromis. Le Majles a réagi en nationalisant l’industrie pétrolière iranienne. Peu après, Mossadegh a été élu Premier ministre et a immédiatement annoncé son intention de priver le Royaume-Uni du contrôle des champs pétrolifères et des raffineries iraniennes.
L’Occident n’a pas tardé à prendre des mesures de rétorsion. Lorsque Mossadegh a décidé la nationalisation, les gouvernements britannique et américain ont uni leurs forces pour pousser le chah à destituer son nouveau Premier ministre, menaçant le pétrole iranien d’un embargo international, tout en préparant secrètement un coup d’État à Téhéran.
Le président Dwight D. Eisenhower a donné sa bénédiction à ce projet. Du côté américain, les organisateurs du coup d’État étaient le secrétaire d’État chargé des Affaires étrangères John Foster Dulles, un anticommuniste enragé qui considérait Mossadegh comme un suppôt de la Russie et un « cinglé », et Allen Dulles, le nouveau directeur de la CIA, qui entretenait des liens étroits avec le MI6, agence de renseignement britannique, et adorait les opérations secrètes visant les nations qu’il jugeait susceptibles de faire l’objet d’une tentative de subversion ou d’une prise de contrôle par l’Union soviétique. Pour superviser le plan, Kermit Roosevelt, petit-fils de Theodore Roosevelt et vétéran des opérations secrètes de la CIA, a été envoyé à Téhéran.
Des agents américains et britanniques ont mené ce qu’ils ont qualifié de « contre-coup d’État » contre le gouvernement nouvellement élu, en distribuant de généreux pots-de-vin pour mobiliser des centaines de mercenaires pro-chah, qui ont déferlé dans les rues en scandant des slogans anti-gouvernementaux et en déclenchant de violents affrontements avec les partisans de Mossadegh. Pendant ce temps, le général Fazlollah Zahedi, bien disposé envers l’Occident, et des officiers militaires de droite, ainsi que la police secrète iranienne, connue sous le nom de SAVAK, ont entrepris de rétablir l’ordre et de réprimer la dissidence, en raflant les militants du parti Tudeh, en arrêtant Mossadegh et en redonnant le pouvoir au chah.
Ce n’était qu’un début
Au nom de la lutte contre le communisme, les États-Unis ont contribué à saboter une démocratie florissante au Moyen-Orient. Pour citer l’historien américain Douglas Little : « Après s’être persuadés que l’Iran était sur le point de basculer dans le communisme, Eisenhower et les frères Dulles avaient encouragé les forces pro-américaines à renverser un dirigeant iranien démocratiquement élu et à réinstaller sur le trône du Paon un dirigeant de plus en plus autocratique. »
Le coup d’État de 1953, connu en Iran sous le nom de Coup d’état du 28 Mordad, était le prélude d’une longue histoire d’opérations secrètes américaines destinées à changer des régimes et visant des dirigeants démocratiquement élus dans l’ensemble des pays du Sud. Deux décennies plus tard, au Chili, les États-Unis se sont rendus coupables d’un infâme complot visant à renverser le président socialiste élu Salvador Allende, contribuant ainsi à l’instauration d’une dictature autoritaire de droite.
En Iran, e coup d’État de 1953 n’était qu’un début. Alors que le ressentiment des Iraniens à l’égard du chah grandissait, les États-Unis ont réagi en lançant une nouvelle opération secrète au début des années 1960. Peu après son investiture, John F. Kennedy a élaboré son propre plan pour contrer l’agitation civile en Iran : une « révolution blanche ». En avril 1962, tout juste sorti de la débâcle de la Baie des Cochons, il a invité le chah Pahlavi à Washington, et les deux dirigeants ont envisagé un « plan de stabilité pour l’Iran ». Neuf mois plus tard, le chah dévoilait sa Révolution blanche, un ensemble de réformes modernisatrices « descendantes » destinées à éviter des changements radicaux « ascendants », à l’instar de la révolution rouge de Fidel Castro à Cuba. Au printemps 1963, des volontaires du Corps de la Paix américain se sont rendus en Iran pour y promouvoir la modernisation américaine et, alors que des centaines de sociétés américaines commençaient à investir dans le « miracle économique » du chah, un flux de millions de barils de pétrole quittait l’Iran à destination des alliés de la Guerre froide des États-Unis en Asie et en Europe de l’Ouest.
Pendant ce temps, les dirigeants de l’opposition iranienne, menés par Ruhollah Khomeini, ridiculisaient le chah, le qualifiant de pantin des américains et condamnaient les réformes soutenues par les États-Unis au titre de l’« occitoxification » (Gharbzadegi en persan).
À la fin des années 1960, les responsables américains pensaient que l’Iran appréciait la Révolution blanche du chah. La répression de la dissidence par le chah les a réjouis, de même que sa décision d’exiler Khomeini, qu’ils considéraient comme un « fauteur de troubles islamiques gênant. »
En avril 1962, Kennedy, tout juste sorti de la débâcle de la Baie des Cochons, a invité le chah Pahlavi à Washington, et les deux dirigeants ont envisagé un « plan de stabilité pour l’Iran ».
Richard Nixon et Henry Kissinger sont alors entrés en scène. Souhaitant à tout prix renforcer l’expansion des États-Unis au Moyen-Orient et sortir du bourbier vietnamien, l’administration Nixon considérait alors la monarchie Iranienne comme un supplétif des États-Unis. En 1972, les deux hommes se sont rendus à Téhéran, où ils ont présenté au chah leur « doctrine Nixon » : en échange de l’aide des États-Unis pour assurer la stabilité politique en Iran, les États-Unis autoriseraient le chah à acheter du matériel militaire non nucléaire provenant de l’arsenal américain, notamment des hélicoptères de combat, des avions de chasse et des frégates dotées de missiles guidés.
Le chah a adopté avec enthousiasme la nouvelle doctrine Nixon, se lançant dans des achats somptuaires de matériel militaire américain à hauteur de 13 milliards de dollars, financés par les revenus supplémentaires générés par la montée en flèche des prix du pétrole à la suite de la guerre israélo-arabe de 1973 et de l’embargo sur le pétrole arabe. Mais le boom pétrolier n’a fait que semer la zizanie dans les classes moyennes et populaires iraniennes, celles-ci considérant avec un dégoût croissant les gaspillages du chah en matière d’armement américain. Des émeutes ont éclaté dans les rues de l’Iran et ont été réprimées brutalement par le chah, avec la bénédiction des États-Unis.
Depuis son exil en Irak, Khomeini, de plus en plus populaire, a condamné l’effusion de sang et appelé au renversement du tyran soutenu par les États-Unis. La révolution iranienne n’a pas tardé à voir le jour.
Le 16 janvier 1979, le chah Pahlavi est monté à bord d’un Boeing 707 à l’aéroport Mehrabad de Téhéran et a pris, après une brève escale en Égypte, le chemin de l’exil aux États-Unis. Pour de nombreux Iraniens, donner refuge au chah était un rappel amer de la conspiration de la CIA pour renverser Mossadegh : les États-Unis, semblait-il, étaient un superpuissant voyou qui récompensait les tyrans honnis et punissait les dirigeants légitimement élus.
Après la révolution
Deux semaines après la fuite du chah, Khomeini est revenu en Iran pour la première fois après quinze ans d’exil, promettant d’établir une République islamique et de nettoyer le pays de toute influence qui pourrait encore venir du « Grand Satan ». Khomeini et ses partisans ont battu les forces de gauche qui avaient contribué à renverser le chah et ont rapidement créé leur propre État autoritaire, qui a toutefois bénéficié d’un soutien populaire en raison de son opposition à l’impérialisme américain.
Pourtant, les États-Unis ont continué à se complaire dans le déni. Les élites américaines ont rarement pris la peine de comprendre les mouvements politiques islamistes ou la branche particulière du chiisme de Khomeini. Elles n’ont jamais accepté de voir que les sentiments anti-américains qui couvaient en Iran n’étaient pas d’origine religieuse ou culturelle, ni le produit d’un « choc des civilisations » ou d’autres absurdités anachroniques, mais qu’ils trouvaient leur origine dans la longue histoire d’ingérence des États-Unis dans le pays et dans leur soutien à la dictature du chah.
Les élites américaines n’ont jamais accepté de voir que les sentiments anti-américains qui couvaient en Iran n’étaient pas d’origine religieuse ou culturelle, mais qu’ils trouvaient leur origine dans la longue histoire d’ingérence des États-Unis dans le pays.
Lorsque Ronald Reagan est entré en fonction en 1980, l’Iran était plongé dans une guerre de plus en plus meurtrière contre l’Irak, laquelle a duré huit ans et a fait un demi-million de morts, pour la plupart des Iraniens. Désireuse de régler ses comptes avec l’Iran, l’administration Reagan s’est rangée du côté de l’Irak, fournissant à Saddam Hussein des armes et des avions, des renseignements militaires et des milliards de dollars. Ce qui n’a pas empêché Reagan de conclure en toute illégalité un accord « armes contre otages » avec le gouvernement Khomeiny, dans le cadre du scandale connu sous le nom d’affaire Iran-Contra..
La guerre Iran-Irak s’est terminée par un enlisement. Enhardi par son partenariat avec les États-Unis, Saddam Hussein a envahi le Koweït trois ans plus tard, et les États-Unis se sont rapidement retrouvés en guerre contre leur ancien allié devenu un nouveau paria, l’Irak.
Enferrés dans l’hostilité
Depuis lors, la politique américaine à l’égard de l’Iran est entachée des griefs du passé et s’est enfermée dans une hostilité anachronique. Ne voulant pas se laisser distancer par ses prédécesseurs, Bill Clinton a adopté une politique de « double endiguement », se traduisant par des sanctions économiques invalidantes et des menaces militaires à titre préventif pour affaiblir l’Iran, avec pour point d’orgue la signature de la loi de 1996 sur les sanctions contre l’Iran et la Libye (Iran and Libya Sanctions Act, ILSA).
Dans le même temps, les dirigeants iraniens tentaient de rétablir des liens avec les États-Unis par une série de gestes de bonne volonté. En mai 1997, le modéré et réformateur Mohammad Khatami a été élu président et il a tendu un rameau d’olivier aux États-Unis, mais les iraniens se sont heurtés à la très forte animosité et à la méfiance de l’administration Clinton, celle-ci exigeant sans relâche que l’Iran mette fin à son programme de recherche nucléaire, comme en témoigne la loi sur la non-prolifération des armes nucléaires (Iran Nonproliferation Act) de 2000.
Avec George W. Bush, les néoconservateurs ont officiellement fait de la déstabilisation de l’Iran une vraie politique, là encore en dépit des efforts déployés par l’Iran. Quelques heures après les événements du 11 Septembre, Khatami a adressé ses condoléances à Bush, tandis que des milliers de jeunes Iraniens organisaient une veillée aux chandelles dans les rues de Téhéran. Bush a réagi en qualifiant l’Iran de régime terroriste et de membre de « l’Axe du Mal », aux côtés de l’Irak et de la Corée du Nord. (Ou « Axe de la Malédiction », selon la toute dernière formule de Benjamin Netanyahou, qui y inclut Gaza et le Liban).
Lorsque, quatorze mois plus tard, les troupes américaines ont envahi l’Irak pour déposer Saddam Hussein, c’était au tour de Khatami de condamner les États-Unis. Certains des principaux conseillers de Bush, dont le vice-président Dick Cheney, se sont réjouis en privé de la perspective d’une attaque préventive israélienne contre le complexe nucléaire iranien de Bushehr, et ont même fomenté un complot pour changer de régime à Téhéran. Peu satisfait de sa destruction aveugle de l’Irak, Bush lui-même a donné au Pentagone l’ordre de planifier une attaque contre les installations nucléaires iraniennes, ce dont l’ancien président s’est vanté dans ses mémoires.
En faisant constamment le choix de la punition économique et en cherchant des solutions militaires pour affaiblir le pays, les États-Unis se sont toujours trompés sur l’Iran – qu’il s’agisse de la CIA qui a renversé le Premier ministre démocratiquement élu Mossadegh, de Carter qui a accueilli le chah autocrate, de Reagan qui a envoyé des armes à l’Irak pendant la guerre Iran-Irak, de George W. Bush rejetant un accord sur le nucléaire iranien, ou de Donald Trump sabotant l’accord nucléaire de Barack Obama avec l’Iran et faisant assassiner Qassem Soleimani, ou encore de l’administration Biden se montrant belliciste à l’égard de l’Iran alors que les conflits régionaux se multiplient, attisant les flammes d’une guerre plus vaste – sans compter l’envoi de milliers de soldats américains de plus dans la région et l’obtention d’un paquet d’aide militaire de 8,7 milliards de dollars pour Israël.
Depuis près d’un siècle, les États-Unis s’emploient à déstabiliser l’Iran. Alors que la candidate démocrate à la présidence, une fois de plus, multiplie les tirades contre l’Iran tout en soutenant le nouvel assaut israélien contre le Liban, les responsables américains semblent n’avoir tiré aucune leçon de l’histoire.
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Seraj Assi est un écrivain palestinien vivant à Washington, et l’auteur, plus récemment, de My Life As An Alien (Tartarus Press).
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