Source : Strategic Culture, Alastair Crooke, 04-11-2019
Oh, oh, nous y revoilà ! En 1967, c’était alors la « menace » des armées arabes existantes (et la guerre de six jours qui a suivi contre l’Égypte et la Syrie) ; en 1980, c’était l’Iran (et la guerre irakienne qui a suivi contre l’Iran) ; en 1996, c’est David Wurmser avec son document intitulé Coping with Crumbling States (qui découle du tristement célèbre document stratégique sur la politique Clean Break) qui, à l’époque, ciblait les États nationalistes laïques arabes, présentés à la fois comme « reliques déclinantes de l’URSS » et hostiles par nature à Israël ; dans les guerres de 2003 et 2006, ce fut Saddam Hussein, puis le Hezbollah, qui menaçait la sécurité de l’avant-poste de la civilisation occidentale au Moyen Orient.
Et nous revoilà une fois de plus, Israël ne peut « vivre » en toute sécurité dans une région où se trouve un Hezbollah militant.
Il n’est pas surprenant que l’ambassadeur de Russie à Beyrouth, Alexander Zasypkin, ait rapidement reconnu ce schéma bien trop familier : s’adressant à al-Akhbar le 9 octobre à Beyrouth (plus d’une semaine avant l’éclatement des manifestations à Beyrouth), l’ambassadeur a écarté toute perspective d’apaisement des tensions régionales ; mais a plutôt identifié la crise économique qui se développe depuis des années au Liban comme le « point d’ancrage » sur lequel les États-Unis et leurs alliés pourraient semer le chaos au Liban (et dans l’économie calamiteuse parallèle de l’Irak), pour frapper le Hezbollah et le Hash’d A-Sha’abi – les ennemis des israéliens et américains dans cette région.
Pourquoi maintenant ? Parce que ce qui est arrivé à Aramco le 14 septembre a choqué à la fois Israël et l’Amérique : l’ancien commandant de l’armée de l’air israélienne a écrit récemment : « Les événements récents obligent Israël à recalculer sa trajectoire en fonction des événements. Les capacités technologiques de l’Iran et de ses différents mandataires ont atteint un niveau tel qu’ils peuvent désormais modifier l’équilibre du pouvoir dans le monde entier ». Non seulement aucun État ne pouvait identifier le modus operandi des frappes (même maintenant) ; mais pire encore, ni l’un ni l’autre n’avait de réponse à l’exploit technologique que les frappes représentaient clairement. En fait, l’absence de « réponse » possible a incité un éminent analyste occidental de la défense à suggérer que l’Arabie saoudite devrait acheter des missiles russes Pantsir plutôt que des défenses aériennes américaines.
Et pire encore. Pour Israël, le choc d’Aramco est arrivé précisément au moment où les États-Unis ont commencé à retirer de la région sa « confortable couverture de sécurité » – laissant Israël (et les pays du Golfe) seuls – et maintenant vulnérables face à des technologies qu’ils n’avaient jamais pensé que leurs adversaires posséderaient. Les Israéliens – et en particulier leur Premier ministre – bien que toujours conscients de cette possibilité hypothétique, n’ont jamais pensé que le retrait se produirait réellement, et jamais pendant le mandat de l’Administration Trump.
Cela a laissé Israël complètement assommé, et en pleine confusion. Israël a renversé sa stratégie, l’ancien commandant de l’armée de l’air israélienne (mentionné plus haut) spéculant sur les options inconfortables d’Israël – aller de l’avant – et même se demandant si Israël n’avait pas maintenant besoin d’ouvrir une voie vers l’Iran. Cette dernière option, bien sûr, serait culturellement répugnante pour la plupart des Israéliens. Ils préféreraient un « changement de paradigme » israélien audacieux, et hors du commun (comme cela s’est produit en 1967) à tout contact avec l’Iran. C’est là que réside le véritable danger.
Il est peu probable que les protestations au Liban et en Irak soient en quelque sorte une réponse directe à ce qui précède, mais il est plus probable qu’elles soient liées à d’anciens plans (y compris le document de stratégie récemment divulgué pour contrer l’Iran, présenté par MbS à la Maison Blanche) et aux réunions stratégiques régulières tenues entre le Mossad et le Conseil national de sécurité américain, sous la présidence de John Bolton.
Quel qu’en soit l’origine spécifique, le « programme » est bien connu : susciter une dissidence populaire « démocratique » (basée sur de véritables griefs), fabriquer des messages et une campagne de presse qui polarise la population, et qui détourne leur colère du mécontentement généralisé vers des ennemis spécifiques (dans ce cas, Hezbollah, Président Aoun et le ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil (dont les sympathies avec le Hezbollah et le Président Assad en font une cible principale, surtout en tant qu’héritier possible du leadershhip de la majorité des chrétiens). L’objectif – comme toujours – est de créer un fossé entre le Hezbollah et l’armée, et entre le Hezbollah et le peuple libanais.
Tout a commencé lorsque, lors de sa rencontre avec le président Aoun en mars 2019, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo aurait présenté un ultimatum : confiner le Hezbollah ou se préparer à des conséquences sans précédent, notamment des sanctions et la perte de l’aide américaine. Selon des informations non vérifiées, Pompeo aurait par la suite amené le Premier ministre Hariri, un allié, à participer aux troubles prévus lorsque Hariri et son épouse ont invité le Secrétaire Pompeo et son épouse à un banquet dans le ranch de Hariri près de Washington à l’issue de la visite du Premier ministre libanais aux États-Unis en août dernier.
Au début des manifestations libanaises, les rapports faisant état d’une « salle de direction des opérations » à Beyrouth qui gérait et analysait les manifestations et d’un financement à grande échelle par les États du Golfe ont proliféré ; mais pour des raisons qui ne sont pas claires, les manifestations se sont enlisées. L’armée qui, à l’origine, se tenait curieusement à l’écart, s’est finalement engagée à nettoyer les rues et à rendre un semblant de normalité – et les prévisions étrangement alarmistes du gouverneur de la Banque centrale concernant l’effondrement financier imminent ont été contrées par d’autres experts financiers présentant une image moins effrayante.
Il semble que ni au Liban ni en Irak les objectifs américains ne seront finalement atteints (c’est-à-dire que le Hezbollah et le Hash’d A-Sha’abi seront détruits). En Irak, ce résultat pourrait toutefois être moins certain, et les risques potentiels que les États-Unis courent en fomentant le chaos seraient bien plus grands si l’Irak sombrait dans l’anarchie. La perte des 5 millions de barils/jour de brut de l’Irak créerait un gouffre dans le marché du brut – et en ces temps de fébrilité économique, cela pourrait être suffisant pour plonger l’économie mondiale dans la récession.
Mais ce serait un « moindre risque » par rapport au risque que les États-Unis courent en tentant « le destin » avec une guerre régionale qui atteindrait Israël.
Mais existe-t-il un message plus large reliant ces manifestations au Moyen-Orient à celles qui éclatent en Amérique latine ? Un analyste a inventé le terme pour désigner cette époque, comme l’Âge de la colère, dégorgeant des « geysers en série » de mécontentement à travers le monde, de l’Équateur au Chili en passant par l’Égypte. Son thème est que le néolibéralisme est partout – littéralement – en flammes.
Nous avons déjà noté comment les États-Unis ont cherché à tirer parti des conséquences uniques des deux guerres mondiales et du fardeau de la dette qu’ils ont légué pour s’octroyer une hégémonie en dollars, ainsi que la capacité vraiment exceptionnelle d’émettre du crédit à travers le monde sans frais pour les États-Unis (les États-Unis ont simplement « imprimé » leur crédit). Les institutions financières américaines pourraient faire du crédit partout dans le monde, pratiquement sans frais, et vivre du loyer que ces investissements ont rapporté. Mais en fin de compte, cela a eu un prix : la limite – à être le rentier mondial – est devenue évidente à travers les disparités de richesse, et à travers l’appauvrissement progressif des classes moyennes américaines que la délocalisation a provoqué. Les emplois bien rémunérés se sont évaporés, alors même que le bilan bancaire financiarisé de l’Amérique explosait à travers le monde.
Mais il y avait peut-être un autre aspect à cet Âge de la colère. C’est TINA : « Il n’y a pas d’alternative » [There is no alternative, traduit en français par « Il n’y a pas d’autre choix », « Il n’y a pas d’alternative » ou « Il n’y a pas de plan B », est un slogan politique couramment attribué à Margaret Thatcher lorsqu’elle était Première ministre du Royaume-Uni, NdT]. Non pas à cause d’une absence de potentialité, mais parce que les alternatives ont été écrasées. À la fin des deux guerres mondiales, on a compris la nécessité d’une autre façon d’être, de mettre fin à l’ère plus ancienne de la servitude, d’une nouvelle société, d’un nouveau contrat social. Mais c’était éphémère.
Et – pour faire court – le désir d’équité de l’après-guerre (quelle qu’en soit la signification) a été réduit à néant ; « d’autres politiques ou économies » de quelque couleur que ce soit, ont été ridiculisées comme « fausses nouvelles » – et après la grande crise financière de 2008, toutes sortes de filets de sécurité ont été sacrifiés et la richesse privée « captée » pour la reconstruction du bilan des banques, pour protéger l’intégrité des dettes et maintenir les taux d’intérêt bas. Les gens sont devenus des « individus » – par eux-mêmes – pour régler leur propre austérité. Est-ce à ce moment-là que les gens se sentent appauvris matériellement par cette austérité, et humainement appauvris par leur servitude en cette nouvelle ère ?
Le Moyen-Orient peut traverser (ou non) les crises actuelles, mais sachez que, dans leur désespoir en Amérique latine, le mème « il n’y a pas d’alternative » devient une raison pour les manifestants « d’incendier le système ». C’est ce qui se produit lorsque des alternatives sont exclues (bien que dans l’intérêt de « nous » préserver de l’effondrement du système).
Source : Strategic Culture, Alastair Crooke, 04-11-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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Excellente analyse de ce qui s’est passé au Liban: on nous a vendu les manifestations pour ce qu’elles n’étaient pas. Un mensonge de plus avec le Hezbollah pour cible. Le « peuple élu » se croit-il tous les droits parce qu' »élu »? Et s’il essayait la paix et la justice?
11 réactions et commentaires
« le mème « il n’y a pas d’alternative » devient une raison pour les manifestants « d’incendier le système ». C’est ce qui se produit lorsque des alternatives sont exclues »
sur zerohedge ce jour, un article sur l’augmentation de la mortalite des males blancs americains en age de travailler (suicide,drogues,alcoolisme).
La pression des dominants (un competiteur qui a le dessus a un instant t d’une societe) en occident est trop forte et injustifiée ( puisque les « non occidentaux » sont en train de reprendre le dessus).D’ou deux hypotheses :soit le capitalisme est un mauvais systeme soit les mecanismes d’autocorrection du capitalisme sont en train de se mettre en mouvement.Je privilegierai la deuxieme hypothese vu que les systemes russes et chinois qui concurrencent efficacement l’occident sont des systemes capitalistes egalement.L’election de trump ainsi que le brexit sont la mise en mouvement de la reforme du capitalisme: le neoliberalisme financier mondialisé est en train d’etre combattu.C’est bien une nouvelle possibilité de combattre avec un espoir de gagner qui se presente pour les domines occidentaux qui ne pouvaient antérieurement a 2016 que difficilement fuir et qui donc se tetanisaient dans l’alcool,la drogue,les jeux videos.
ps:le probleme est bien de discerner qui est derriere TINA et qui est derriere cette nouvelle alternative.
+18
Alerter« vu que les systemes russes et chinois qui concurrencent efficacement l’occident sont des systemes capitalistes egalement. »
Lire Marx sur la guerre que se font deux systèmes capitalistes suite à la baisse du taux de profit, baisse qui engendre une augmentation des inégalités, super richesse de ceux qui se goinfrent, les bourgeois, d’un côté, super pauvreté de ceux qui n’ont que leur force de travail, les prolétaires, de l’autre. Voyez comme il y a toujours de l’argent pour défendre les intérêts de classe (primes aux « gardiens de la paix » [c’est ironique], opérations militaires extérieures qui profitent aux multinationales).
+27
Alerter« soit les mécanismes d’autocorrection du capitalisme sont en train de se mettre en mouvement »
Quels mécanismes ? La fameuse « main invisible ?
« les systèmes russes et chinois »
Quel système russe ? A moins que je sois mal informé, le système russe c’est le capitalisme tel qu’on l’a chez nous, à la seule différence que Poutine a interdit aux oligarques installés par l’Once Sam de se mêler de la politique.
+2
AlerterPetite correction : le système russe c’était le capitalisme tel qu’il existait chez nous.
C’est a dire un capitalisme régulé par l’état au nom du bien commun.
Fini depuis l’UE
+8
AlerterExcellente analyse de ce qui s’est passé au Liban: on nous a vendu les manifestations pour ce qu’elles n’étaient pas. Un mensonge de plus avec le Hezbollah pour cible. Le « peuple élu » se croit-il tous les droits parce qu' »élu »? Et s’il essayait la paix et la justice?
+33
AlerterEn fait, les faits et leur analyse que contient cet excellent article mettent en lumière deux éléments, a mon sens et vus d’ici (Algérie):
– L’impunité internationale dont jouie Israël depuis sa création en 1948 à ce jour en 2019 et probablement qui continuera encore longtemps, sera un des tombeaux insondables de la paix et du développement dans le monde.
Ne restera alors aux establishments occidentaux et a la majorité autiste de leurs élites que leurs yeux pour pleurer.
– Le capitalisme néolibéral dominant, dont des gouffres le séparent du capitalisme tel que défini par les pères fondateurs (A. Smith, etc), est arrivé à son apogée. Ou les États occidentaux et leurs banques centrales, leurs organismes financiers internationaux (type FMI, etc) reconnaissent cela et transforment leurs politiques radicalement vers de nouveaux contrats sociaux bases sur l’équité et la prise en compte du bien-être social général, de toutes les populations du globe, ou bien les soulèvements sociaux actuels (gilets jaunes en France, Chili, Irak, Algérie, etc) se metastaseront a travers la planète. Le résultat évident est que les perdants ne seront plus les pauvres seuls.
Pr Nadji Khaoua
pr.nadjikh@gmail.com
Annaba, Algérie.
+1
AlerterSi M Crooke passait du noir et blanc à la couleur il serait nettement plus crédible. Bien sûr que les Us et Israël sont à la manœuvre…mais les mecontentements( euphémisme) sont politiques et pas uniquement économiques et sociaux. L’Iran et le Hezbollah ont pris ce qu’on pourrait appeler la grosse tête,et sont allés trop loin dans la vassalisation de l’Irak ,et la mainmise sur le Liban. Ils ont manqué de finesse(autre euphémisme) en présupposant qu’ils avaient d’ores et déjà partie gagnée. Ce qui se passe prouve en partie le contraire.
+2
AlerterArticle très intéressant. merci.
Michèle Bachelet avait dit des Gilets Jaunes que « ils se sentent exclus de leurs droits économiques et de leur participation aux affaires publiques ». Constat que l’on peut étendre aux mouvements populaires d’Algérie, du Liban, d’Irak, possiblement d’Iran, d’Amérique du Sud, et ailleurs, de « l’âge des colères ».
Sans ces mouvements insurrectionnels, les pays s’enfoncent dans la dictature économique, idéologique, religieuse.
Mais ce qui rend schizophrène, c’est qu’ils sont toujours suspectés, et à raison, de servir de « points d’ancrages » à l’Empire néoconservateur qui a besoin de détruire tout ce qui s’oppose à son économie-monde. Ce qui empêche les habitants de régler progressivement les problèmes de leurs pays est que le dureté des régimes politiques est renforcée par les positionnements, devenus inévitables, pour ou contre la prise en main « internationale » de toutes les affaires économiques des pays, aux explications de plus en plus métalliques.
Même « Ladémocratie » devient un régime dictatorial comme un autre. Vidée de sa raison d’être, elle est réduite à son système représentatif, un régime de partis qui a pour fonction de distribuer les attributions politiques. Elle ne sert aussi plus qu’à justifier des institutions alors que les habitants en constatent leur incurie, comme la faillite de la justice devant le mouvement des Gilets Jaunes.
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Alerter@Owen : Consulter la rubrique post-démocratie sur Wikipedia.
+2
AlerterOui, c’est bien cela. Le travail a même déjà été fait par Colin Crouch. Inutile que j’entreprenne un essai là dessus…
J’ai vu aussi que « L’Âge de la colère » est un ouvrage de Pankaj Mishra, où il réfléchit à la polarisation qui traverse maintenant tous les pays, qui a commencé durant le siècle des Lumières puis a continué avec la Révolution Industrielle. Il y a pas mal de liens vers des notes de lectures et des entrevues, comme ici:
https://www.philomag.com/les-idees/pankaj-mishra-il-y-a-un-sentiment-de-trahison-qui-est-experimente-a-lechelle-mondiale
Une pensée dense, parfois trop hasardeuse mais qui essaye de nouvelles clés pour comprendre. On y croise les préoccupations notamment de Michéa, le Siècle des Lumières et la gauche libérale, ou Guilluy, la sociologie de la métropole et de la périphérie
Une lecture qui m’attend.
+1
AlerterL’Irak a tout de même l’ennemi à domicile :le gouvernement ne dispose pas de ses ressources ,de son armée et se heurte aux intérêts de l’armée américaine qui se goinfre à ses dépends .Le peuple doit reprocher au pouvoir son impuissance à assurer les besoins de la société .Le reproche sert l’intérêt américain qui profite du désordre pour amplifier son emprise jusqu’à la catastrophe :l’Ubris s’installe à demeure.La corruption est celle d’un pays sous occupation: nous avons peut être autant de corruption mais les effets sont moins destructeurs.
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