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17.juillet.202417.7.2024 // Les Crises

La longue dégringolade d’Israël – Adam Shatz

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Lorsqu’Ariel Sharon a retiré plus de huit mille colons juifs de la bande de Gaza en 2005, son principal objectif était de consolider la colonisation israélienne de la Cisjordanie, où la population de colons a immédiatement commencé à augmenter. Mais le « désengagement » avait un autre objectif : permettre à l’armée de l’Air israélienne de bombarder Gaza à volonté, ce qu’elle ne pouvait pas faire lorsque des colons israéliens y vivaient. Les Palestiniens de Cisjordanie ont eu, semble-t-il, une chance inouïe. Ils sont encerclés par des colons déterminés à leur voler leurs terres – et qui n’hésitent pas à leur infliger des violences – mais la présence juive sur leur territoire leur a épargné les bombardements massifs et la dévastation auxquels Israël soumet la population de Gaza tous les deux ou trois ans.

Source : London Review of Books, Adam Shatz
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Le gouvernement israélien appelle ces épisodes de punition collective « tondre la pelouse ». Au cours des quinze dernières années, il a lancé cinq offensives dans la bande de Gaza. Les quatre premières ont été brutales et cruelles, comme le sont invariablement les contre-insurrections coloniales, tuant des milliers de civils en représailles aux tirs de roquettes et aux prises d’otages du Hamas. Mais la dernière en date, l’opération « Iron Swords » [Epées de Fer], lancée le 7 Octobre en réponse au raid meurtrier du Hamas dans le sud d’Israël, est différente en nature, et pas seulement en degré. Au cours des huit derniers mois, Israël a tué plus de 36 000 Palestiniens. Un nombre incalculable d’entre eux sont encore sous les décombres et d’autres mourront de faim et de maladie. Quatre-vingt mille Palestiniens ont été blessés, dont beaucoup sont mutilés à vie. Les enfants dont les parents – ou les familles entières – ont été tués constituent un nouveau sous-groupe de population. Israël a détruit les infrastructures de logement de Gaza, ses hôpitaux et toutes ses universités. La plupart des 2,3 millions d’habitants de Gaza ont été déplacés, certains à plusieurs reprises. Bbeaucoup ont fui vers des zones « sûres » pour y être finalement bombardés. Personne n’a été épargné : les travailleurs humanitaires, les journalistes et les médecins ont été tués en nombre record. Alors que la famine gagne du terrain, Israël crée un obstacle après l’autre à l’approvisionnement en nourriture, tout en insistant sur le fait que son armée est « la plus morale » du monde. Les images de Gaza – largement disponibles sur TikTok, que les partisans d’Israël aux États-Unis ont tenté de l’interdire, et sur Al Jazeera, dont le bureau de Jérusalem a été fermé par le gouvernement israélien – racontent une autre histoire, celle de Palestiniens affamés tués devant des camions d’aide dans la rue Al-Rashid en février, d’habitants de tentes à Rafah brûlés vifs lors de frappes aériennes israéliennes, de femmes et d’enfants qui subsistent avec 245 calories par jour. C’est ce que Benjamin Netanyahou décrit comme « la victoire de la civilisation judéo-chrétienne contre la barbarie. »

L’opération militaire à Gaza a modifié la forme, voire le sens, de la lutte pour la Palestine – il semble trompeur, voire offensant, de parler d’un « conflit » entre deux peuples après que l’un d’entre eux a massacré l’autre dans des proportions aussi stupéfiantes. L’ampleur des destructions se reflète dans la terminologie : « domicide » pour la destruction du parc immobilier ; « scolasticide » pour la destruction du système éducatif, y compris de ses enseignants (95 professeurs d’université ont été tués) ; « écocide » pour la ruine de l’agriculture et du paysage naturel de Gaza. Sara Roy, une éminente spécialiste de Gaza, elle-même fille de survivants de l’Holocauste, décrit ce processus comme un « écocide », « la destruction en bloc d’une économie et de ses éléments constitutifs » – le « prolongement logique », écrit-elle, du « dé-développement » délibéré de l’économie de Gaza par Israël depuis 1967.

Mais, pour reprendre les termes d’une convention des Nations unies de 1948, il existe un terme plus ancien pour désigner les « actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Ce terme est celui de génocide, et parmi les juristes internationaux et les experts en droits humains, il y a un consensus croissant sur le fait qu’Israël a commis un génocide – ou au moins des actes de génocide – à Gaza. C’est l’avis non seulement des organismes internationaux, mais aussi des experts qui ont fait preuve de circonspection – voire d’une extrême prudence – lorsqu’Israël est impliqué, notamment Aryeh Neier, l’un des fondateurs de Human Rights Watch.

L’accusation de génocide n’est pas nouvelle chez les Palestiniens. Je me souviens l’avoir entendue lorsque j’étais à Beyrouth en 2002, lors de l’assaut israélien contre le camp de réfugiés de Jénine, et je me suis dit : Non, c’est un siège impitoyable, sans pitié. L’utilisation du mot « génocide » m’a alors semblé typique de l’inflation rhétorique du débat politique au Moyen-Orient, et un symptôme de la compétition amère et laide autour du statut de victime en Israël-Palestine. Le jeu avait été truqué contre les Palestiniens en raison de l’histoire de leurs oppresseurs : la destruction de la juiverie européenne conférait un capital moral au jeune État juif aux yeux des puissances occidentales. La revendication palestinienne de génocide semblait être une tentative d’égaliser le score, ce que des mots tels que « occupation » et même « apartheid » n’auraient jamais pu faire.

Cette fois-ci, c’est différent, non seulement parce que des milliers de femmes et d’enfants ont été tués sans raison, mais aussi parce que l’ampleur de la dévastation a rendu la vie impossible à ceux qui ont survécu aux bombardements israéliens. La guerre a été provoquée par l’attaque sans précédent du Hamas, mais le désir d’infliger des souffrances à Gaza, et pas seulement au Hamas, n’est pas né le 7 octobre. Voici les propos de Gilad, le fils d’Ariel Sharon, en 2012 : « Nous devons raser des quartiers entiers de Gaza. Il faut raser toute la bande de Gaza. Les Américains ne se sont pas arrêtés à Hiroshima – les Japonais ne se rendaient pas assez vite, alors ils ont aussi frappé Nagasaki. Il ne devrait pas y avoir d’électricité à Gaza, pas d’essence ni de véhicules en mouvement, rien. » Aujourd’hui, cela ressemble à une prophétie.

La violence exterminationniste est presque toujours précédée d’autres formes de persécution visant à rendre les victimes aussi misérables que possible, notamment le pillage, le refus du droit de vote, la ghettoïsation, le nettoyage ethnique et la déshumanisation raciste. Tous ces éléments caractérisent les relations d’Israël avec le peuple palestinien depuis sa création. Ce qui fait basculer la persécution dans le massacre est généralement la guerre, en particulier une guerre définie comme une bataille existentielle pour la survie – comme nous l’avons vu dans la guerre contre Gaza. Les déclarations des dirigeants israéliens (le ministre de la Défense, Yoav Gallant : « Nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence » ; le président Isaac Herzog : « C’est toute une nation qui est responsable » n’ont pas dissimulé leurs intentions, mais ont fourni un guide précis. Il en va de même pour les selfies joyeux pris par les soldats israéliens au milieu des ruines de Gaza : pour certains, au moins, sa destruction a été une source de plaisir.

Les méthodes d’Israël peuvent ressembler davantage à celles des Français en Algérie ou du régime Assad en Syrie qu’à celles des Nazis à Treblinka ou des génocidaires Hutus au Rwanda, mais cela ne signifie pas qu’elles ne constituent pas un génocide. Pas plus que le fait qu’Israël n’ait tué « qu’une » partie de la population de Gaza. Après tout, que reste-t-il à ceux qui survivent ? Une vie nue, comme l’appelle Giorgio Agamben : une existence menacée par la faim, le dénuement et la menace toujours présente de la prochaine frappe aérienne (ou « accident tragique », comme Netanyahou a décrit l’incinération de 45 civils à Rafah). Les partisans d’Israël pourraient arguer qu’il ne s’agit pas de la Shoah, mais la croyance selon laquelle la meilleure façon d’honorer la mémoire de ceux qui sont morts à Auschwitz est de tolérer le massacre de Palestiniens afin que les Juifs israéliens puissent se sentir à nouveau en sécurité est l’une des plus grandes perversions morales de notre époque.

En Israël, cette conviction s’apparente à un article de foi. Netanyahou est peut-être méprisé par la moitié de la population, mais sa guerre contre Gaza ne l’est pas et, selon des sondages récents, une majorité substantielle d’Israéliens pensent que sa réponse a été appropriée ou qu’elle n’est pas allée assez loin. Incapables ou refusant de regarder au-delà des atrocités du 7 Octobre, la plupart des Juifs d’Israël se considèrent comme pleinement justifiés de mener la guerre jusqu’à la destruction du Hamas, même – ou surtout – si cela signifie la destruction totale de Gaza. Ils rejettent l’idée que la conduite d’Israël – son étouffement de Gaza, sa colonisation de la Cisjordanie, son recours à l’apartheid, ses provocations à la mosquée Al-Aqsa, son refus persistant de l’autodétermination palestinienne – ait pu conduire aux fureurs du 7 octobre. Au lieu de cela, ils insistent sur le fait qu’ils sont une fois de plus les victimes de l’antisémitisme, « d’Amalek », la nation ennemie des Israélites. Le fait que les Israéliens ne puissent pas voir, ou refusent de voir, leur propre responsabilité dans la réalisation du 7 Octobre témoigne de leurs peurs et terreurs ancestrales, ravivées par les massacres. Mais cela révèle aussi à quel point les Juifs israéliens habitent ce que Jean Daniel a appelé « la prison juive. »

L’ambition initiale du sionisme était de transformer les Juifs en acteurs historiques : souverains, légitimes, dotés d’un sens du pouvoir et de l’action. Mais la tendance des Juifs israéliens à se considérer comme d’éternelles victimes, parmi d’autres habitudes de la diaspora, s’est avérée plus forte que le sionisme lui-même, et les dirigeants israéliens ont trouvé dans ce réflexe une puissante armure idéologique et une source de cohésion. Il n’est guère surprenant que les Israéliens aient interprété le 7 Octobre comme une suite de l’Holocauste, ou que leurs dirigeants aient encouragé cette interprétation : tous deux adhèrent à une lecture théologique de l’histoire fondée sur la répétition mythique, dans laquelle toute violence à l’encontre des Juifs, quel que soit le contexte, est comprise dans un continuum de persécution. Ils sont incapables de faire la distinction entre la violence à l’encontre des Juifs en tant que Juifs, et la violence à l’encontre des Juifs en rapport avec les pratiques de l’État juif. (Ironiquement, cette vision de l’histoire rend la tuerie industrialisée de la Shoah moins exceptionnelle, puisqu’elle apparaît simplement comme un grand pogrom). En pratique, cela signifie que quiconque critique Israël pour sa politique avant le 7 Octobre ou pour le massacre de Gaza peut être qualifié d’antisémite, d’ami du Hamas, de l’Iran et du Hezbollah, d’Amalek.

Cela signifie également que presque tout est justifié sur le champ de bataille, où un nombre croissant de soldats dans les unités de combat sont des colons extrémistes. Il n’est pas rare d’entendre des Juifs israéliens défendre l’assassinat d’enfants, car ils deviendraient des terroristes (un argument qui n’est pas différent de l’affirmation de certains Palestiniens selon laquelle tuer un enfant juif israélien revient à tuer un futur soldat des IDF – Israel Defense Forces). La question est de savoir combien d’enfants palestiniens doivent mourir avant que les Israéliens ne se sentent en sécurité – ou si les Juifs israéliens considèrent l’élimination de la population palestinienne comme une condition nécessaire à leur sécurité.

L’idée sioniste du « transfert » – l’expulsion de la population arabe – est plus ancienne qu’Israël lui-même. Elle a été adoptée à la fois par Ben-Gourion et par son rival Vladimir Jabotinsky, le sioniste révisionniste qui était le mentor du père de Netanyahou, et elle a directement alimenté les expulsions de la guerre de 1948. Mais jusqu’aux années 1980 et à la montée en puissance des Nouveaux Historiens, Israël a vigoureusement nié avoir commis un nettoyage ethnique, affirmant que les Palestiniens avaient quitté ou « fui » parce que les armées arabes envahissantes les avaient encouragés à le faire. Lorsque l’expulsion des Palestiniens et la destruction de leurs villages étaient évoquées, comme dans la nouvelle Khirbet Khizeh de S. Yizhar (1949) et le récit Face aux forêts d’A.B. Yehoshua (1963), c’était avec angoisse et dans un souci de rationalisation culpabilisante. Mais, comme le souligne le journaliste français Sylvain Cypel dans L’État d’Israël contre les Juifs, la « honte secrète qui sous-tendait le déni » s’est évaporée. Aujourd’hui, la catastrophe de 1948 est effrontément défendue en Israël comme une nécessité – et considérée comme un projet inachevé, voire héroïque. Bezalel Smotrich, le ministre des Finances, et Itamar Ben-Gvir, le ministre de la Sécurité nationale, sont tous deux des défenseurs inconditionnels du transfert. Ce à quoi nous assistons à Gaza est bien plus que le chapitre le plus meurtrier de l’histoire israélo-palestinienne : c’est l’aboutissement de la Nakba de 1948 et la transformation d’Israël, un État qui a jadis servi de sanctuaire aux survivants des camps de la mort, en une nation coupable de génocide.

« Il y a des décennies où il ne se passe rien », a écrit Lénine, « et il y a des semaines où il se passe des décennies ». Les huit derniers mois ont vu une accélération extraordinaire de la longue guerre d’Israël contre les Palestiniens. L’histoire du sionisme aurait-elle pu se dérouler autrement ? Benjamin Netanyahou est un homme superficiel à l’imagination limitée, motivé en grande partie par son appétit de pouvoir et son désir d’éviter une condamnation pour fraude et corruption (son procès se déroule par intermittence depuis le début de l’année 2020). Mais il est aussi le Premier ministre israélien le plus ancien, et son idéologie expansionniste et raciste fait partie du courant dominant israélien. Toujours ethnocratie fondée sur le privilège juif, Israël est devenu, sous sa direction, un État nationaliste réactionnaire, un pays qui appartient désormais officiellement et exclusivement à ses citoyens juifs. Ou, pour reprendre les termes de la loi sur l’État-nation de 2018, qui consacre la suprématie juive : « Le droit d’exercer l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est propre au peuple juif. ». Il n’est pas étonnant que les Palestiniens et leurs partisans proclament : « La Palestine sera libre du fleuve à la mer. » Ce que de nombreux sionistes entendent comme un appel au nettoyage ethnique ou au génocide est, pour la plupart des Palestiniens, un appel à la fin de la suprématie juive sur l’ensemble de la terre – et la fin des conditions d’absence totale de liberté.

Il n’est pas surprenant que, dans la gauche étudiante, le mot « sioniste » soit devenu l’épithète de ceux qui s’opposent à l’égalité des droits et à la liberté des Palestiniens, ou qui, même s’ils prétendent approuver l’idée d’un État palestinien, persistent à penser que les désirs des Juifs israéliens, en vertu de la persécution de leurs ancêtres en Europe, l’emportent sur ceux des Arabes indigènes de Palestine. Mais, comme le rappelle Shlomo Sand dans Deux peuples pour un état ?, il existait un autre sionisme dissident, un « sionisme culturel » qui prônait la création d’un État binational fondé sur la coopération arabo-juive, et qui comptait parmi ses membres Ahad Ha’am, Judah Magnes, Martin Buber et Hannah Arendt. En 1907, le sioniste culturel Yitzhak Epstein a accusé le mouvement sioniste d’avoir oublié « un petit détail : il y a sur notre terre bien-aimée un peuple entier qui y est attaché depuis des centaines d’années et qui n’a jamais envisagé de la quitter ». Epstein et ses alliés, qui ont fondé Brit Shalom, l’Alliance pour la paix, en 1925, ont imaginé Sion comme un lieu de renaissance culturelle et spirituelle. Toute tentative de création d’un État exclusivement juif, avertissaient-ils, transformerait le sionisme en un mouvement colonial classique et entraînerait une guerre permanente avec les Arabes palestiniens. Après les émeutes arabes de 1929, le secrétaire de Brit Shalom, Hans Kohn, a dénoncé le mouvement sioniste officiel pour avoir « adopté la posture d’innocents blessés » et pour avoir évité « le moindre débat avec les gens qui vivent dans ce pays. Nous avons dépendu entièrement de la force de la puissance britannique. Nous nous sommes fixé des objectifs qui allaient inévitablement dégénérer en conflit. »

Mais ce n’était pas un hasard : le conflit avec les Arabes est essentiel pour le courant sioniste dominant. Pour les partisans du « sionisme musclé », comme l’a affirmé Amnon Raz-Krakotzkin, la création d’un État juif en Palestine permettrait aux Juifs non seulement de réaliser la « négation de l’exil » mais aussi, et paradoxalement, de se réinventer en tant que citoyens de l’Occident blanc – pour reprendre les termes de Herzl, en tant que « rempart de l’Europe contre l’Asie ». La vision de Brit Shalom de réconciliation et de coopération avec la population indigène était impensable pour la plupart des sionistes, qui considéraient les Arabes de Palestine comme des squatters de la terre juive sacrée. Et, comme l’a dit Ben-Gourion, « Nous ne voulons pas que les Israéliens soient des Arabes. Il est de notre devoir de lutter contre la mentalité levantine qui détruit les individus et les sociétés ». En 1933, Brit Shalom disparaît. Un an plus tard, Kohn quitte la Palestine en désespoir de cause, convaincu que le mouvement sioniste est sur une trajectoire de collision avec les Palestiniens et la région.

Le mouvement de Ben-Gourion était également en conflit avec ceux qui, comme Kohn et Arendt, sympathisaient avec l’idée d’un sanctuaire culturel juif en Palestine, mais rejetaient la vision maximaliste, excluante et territoriale de l’État associée à la création d’Israël en 1948. Les critiques juifs d’Israël qui puisent leurs racines dans le sionisme culturel de Magnes et de Buber – ou dans le mouvement antisioniste Jewish Labor Bund – se verront vilipendés comme des hérétiques et des traîtres. Dans Our Palestine Question, Geoffrey Levin montre comment les critiques juifs américains d’Israël ont été délogés des institutions juives dans les décennies qui ont suivi la formation de l’État. Après la guerre de 1948, la presse juive américaine a largement couvert, avec beaucoup de sympathie, le sort des réfugiés palestiniens : Israël n’avait pas encore déclaré qu’il ne réadmettrait pas un seul réfugié. « La question des réfugiés arabes est une question morale qui dépasse la diplomatie », écrivait en 1950 William Zukerman, rédacteur en chef de la Jewish Newsletter. « La terre que l’on appelle aujourd’hui Israël n’appartient pas moins aux réfugiés arabes qu’à n’importe quel Israélien. Ils vivent sur ce sol et y travaillent […] depuis mille deux cents ans […]. Le fait qu’ils aient fui dans la panique n’est pas une excuse pour les priver de leurs maisons ». Sous la pression israélienne, Zukerman a perdu son emploi de correspondant à New York pour le Jewish Chronicle, basé à Londres. Arthur Lourie, le consul général d’Israël à New York, se réjouit de son licenciement : « Un vrai MITZVAH » [Bonne action de nature religieuse, NdT]

Zukerman n’était pas le seul. En 1953, le rabbin réformateur américain Morris Lazaron a récité une prière d’expiation dans le camp de réfugiés de Shatila à Beyrouth, déclarant que « Nous avons péché » et appelant au rapatriement immédiat de cent mille réfugiés : en tant que membres de la « tribu des pieds errants », disait-il, les Juifs devaient se tenir aux côtés des réfugiés de Palestine. Le principal expert américain des réfugiés palestiniens, Don Peretz, était employé par l’American Jewish Committee (AJC). Après la guerre de 1948, il a travaillé avec un groupe de Quakers qui distribuait de la nourriture et des vêtements aux Palestiniens déplacés vivant sous le gouvernement militaire d’Israël. Horrifié de découvrir « une attitude envers les Arabes qui ressemble à celle des racistes américains », Peretz a écrit une brochure sur les réfugiés pour l’AJC. Esther Herlitz, consul d’Israël à New York, recommande à l’ambassade « d’envisager de lui creuser une tombe » dans le collège juif de Pennsylvanie où il enseigne. Peretz n’était pas un radical : il voulait simplement créer ce qu’il appelait « une plate-forme à partir de laquelle exprimer non seulement des éloges d’Israël, mais aussi une préoccupation critique à l’égard de nombreux problèmes auxquels le nouvel État a été confronté », en particulier « le problème des réfugiés arabes, la situation de la minorité arabe d’Israël ». Au lieu de cela, il s’est heurté à un « environnement émotionnel » qui rendait « aussi difficile la création d’une atmosphère propice à une discussion libre qu’il l’est aujourd’hui dans le Sud de discuter des relations interraciales. »

Parmi les épisodes les plus éclairants relatés dans le livre de Levin figure la campagne visant à salir la réputation de Fayez Sayegh, le principal porte-parole palestinien aux États-Unis dans les années 1950 et au début des années 1960. Originaire de Tibériade, « Sayegh comprenait parfaitement que tout flirt des Arabes avec les antisémites ternissait leur cause », écrit Levin, et se tenait donc à l’écart des néo-nazis et autres activistes antijuifs qui se présentaient à sa porte. Il s’est associé à un rabbin antisioniste, Elmer Berger, du Conseil américain pour le judaïsme, qui s’était déjà imposé comme critique du sionisme dans son livre de 1951, A Partisan History of Judaism, dans lequel il accusait le mouvement d’avoir adopté « le décret hitlérien de séparatisme » et d’avoir trahi le message universaliste du judaïsme. Décrit par un militant pro-israélien comme « l’un des polémistes les plus compétents que le judaïsme américain ait jamais eu à contrer », Sayegh était considéré comme particulièrement dangereux parce qu’il ne pouvait pas facilement être dépeint comme un antisémite. Dans leurs efforts pour combattre cet allié arabe d’un rabbin éminent, quoique controversé, qui n’a jamais succombé à la rhétorique antisémite, les militants sionistes ont été contraints d’inventer une nouvelle accusation : l’antisionisme était lui-même une forme d’antisémitisme. L’Anti-Defamation League a développé cet argument dans un livre en 1974, mais, comme le montre Levin, il était déjà en circulation vingt ans plus tôt.

Sayegh s’est finalement installé à Beyrouth, où il a rejoint l’OLP. Dans le sillage de la guerre des Six jours en 1967, la communauté juive américaine a connu ce que Norman Podhoretz a appelé une « sionisation complète ». Comme l’affirme Joshua Leifer dans son nouveau livre, Tablets Shattered, l’establishment juif est devenu de plus en plus « particulariste, sa rhétorique devenant plus brutale dans sa défense de l’intérêt juif ». Cet establishment continue d’exercer une influence sur les institutions américaines du pouvoir et de l’enseignement supérieur : la chute de Claudine Gay, la présidente de Harvard, orchestrée par le milliardaire sioniste Bill Ackman, n’en est qu’une illustration. Comme l’écrit Leifer, l’adhésion non critique au sionisme a « engendré une myopie morale » en ce qui concerne l’oppression des Palestiniens par Israël. La négation par l’extrême gauche du fait que le Hamas a commis des atrocités le 7 Octobre est reflétée par le négationnisme de génocide des Juifs américains qui affirment qu’il y a beaucoup de nourriture à Gaza et que la famine palestinienne est simplement une forme de théâtre.

Cette myopie morale a toujours été combattue par une minorité de Juifs américains. Il y a eu des vagues successives de résistance, provoquées par des épisodes antérieurs de brutalité israélienne : la guerre du Liban, la première Intifada, la deuxième Intifada. Mais la vague de résistance la plus importante est peut-être celle à laquelle nous assistons actuellement de la part d’une génération de jeunes Juifs pour qui l’identification avec un État explicitement illibéral et ouvertement raciste, dirigé par un proche allié de Donald Trump, est impossible à digérer. Comme l’a écrit Peter Beinart en 2010, l’establishment juif a demandé aux juifs américains de « laisser leur libéralisme à la porte du sionisme », pour s’apercevoir que « de nombreux jeunes juifs avaient laissé leur sionisme à la place. »

Le conflit décrit par Beinart est ancien. En 1967, I. F. Stone écrivait :

« Israël crée une sorte de schizophrénie morale dans la communauté juive mondiale. Dans le monde extérieur, le bien-être de la communauté juive dépend du maintien de sociétés laïques, non raciales et pluralistes. En Israël, la communauté juive se retrouve à défendre une société dans laquelle les mariages mixtes ne peuvent être légalisés, dans laquelle les non-Juifs ont un statut inférieur à celui des Juifs, et dans laquelle l’idéal est racial et excluant. Les Juifs doivent se battre ailleurs pour leur sécurité et leur existence même, contre des principes et des pratiques qu’ils se retrouvent à défendre en Israël. »

Pour de nombreux jeunes juifs libéraux américains, cette contradiction s’est révélée intolérable : les étudiants juifs ont constitué un nombre inhabituellement élevé de manifestants sur les campus.

Ils ont également essayé de développer ce que Leifer appelle « de nouvelles expressions de l’identité et de la communauté juives […] non liées au militarisme israélien ». Certains, comme Leifer, expriment une affinité pour le judaïsme traditionnel, voire orthodoxe, en raison de sa distance par rapport au libéralisme à tout crin du judaïsme américain, même s’ils déplorent les violations des droits humains commises par Israël. Les plus radicaux d’entre eux ont adopté un « nationalisme doux de la diaspora », reniant tout lien avec Israël, proclamant leur soutien au mouvement de boycott, de désinvestissement et de sanctions (BDS) et adoptant les symboles de la lutte palestinienne. Leifer est troublé par le fait que certains Juifs n’ont pas critiqué les attentats du 7 Octobre. Il les accuse d’être « insensibles à la vie d’autres Juifs, dont les ancêtres se sont réfugiés dans le jeune État juif en difficulté, plutôt qu’aux États-Unis. »

La réaction distante aux événements du 7 Octobre que des critiques comme Leifer trouvent si troublante, en particulier lorsqu’elle est exprimée par des Juifs de gauche, ne reflète peut-être pas tant l’insensibilité qu’un acte conscient de désaffiliation, nourri par la honte et un sentiment de complicité indésirable avec un État qui exige la loyauté des juifs du monde entier – ainsi qu’une répudiation de l’affirmation du mouvement sioniste selon laquelle les Juifs constituent un peuple unique et uni avec un destin commun. Le livre de Leifer est une critique de la prison juive, écrite de l’intérieur de ses murs : le « renoncement » à Israël, insiste-t-il, est impossible parce qu’il contiendra bientôt la majorité des Juifs du monde, « une révolution dans les conditions de base de l’existence juive ». Ceux qui privilégient leur appartenance à une communauté laïque plus large cherchent à se libérer complètement de la prison, même au risque d’être excommuniés en tant que « non-Juifs ». Pour ces écrivains et ces militants, dont beaucoup sont rassemblés autour de la revue Jewish Currents et de l’organisation militante Jewish Voice for Peace, la fidélité aux principes du judaïsme éthique exige qu’ils adoptent ce que Krakotzkin appelle « la perspective des expulsés » – qui, depuis 1948, sont palestiniens et non juifs.

« Nous n’avons pas d’Einstein connu, de Chagall, de Freud ou de Rubinstein pour nous protéger par un héritage de réalisations glorieuses », écrivait Edward Said à propos des Palestiniens en 1986. « Nous n’avons pas eu d’Holocauste pour nous protéger avec la compassion du monde. Nous sommes « autres » et opposés, une faille dans la géométrie de la réinstallation et de l’exode ». Les Palestiniens sont toujours « autres » dans le calcul moral des États-Unis et des puissances occidentales, sans le soutien desquelles Israël n’aurait pas pu mener son assaut sur Gaza. Mais ils peuvent désormais invoquer un génocide qui leur est propre et qui, s’il ne leur offre pas encore de protection, a largement contribué à diminuer le capital moral déjà érodé d’Israël. Les revendications palestiniennes sur la terre et la justice, déjà ancrées dans la conscience du Sud global, ont fait des percées extraordinaires dans celle de l’Occident libéral, ainsi que dans celle de la juiverie américaine, en grande partie grâce à Saïd et à d’autres écrivains et activistes palestiniens. La naissance d’un mouvement mondial d’opposition à la guerre d’Israël à Gaza et de défense des droits des Palestiniens est, à tout le moins, le signe qu’Israël a perdu la guerre morale parmi les gens de conscience. Alors que la cause palestinienne est liée à la justice internationale, à la solidarité entre les peuples opprimés et à la préservation d’un ordre fondé sur des règles, l’attrait d’Israël est largement confiné aux juifs religieux, à l’extrême droite, aux nationalistes blancs et aux politiciens démocrates de l’ancienne génération tels que Joe Biden, qui a mis en garde contre une « montée féroce » de l’antisémitisme en Amérique à la suite des manifestations, et Nancy Pelosi, qui a prétendu y déceler une « teinte russe ».

Lorsque le fondateur des Proud Boys, Gavin McInnes, et le président de la Chambre des représentants, Mike Johnson, sont descendus sur le campus new-yorkais de Columbia pour défendre les étudiants juifs contre les manifestants « antisémites » (parmi lesquels se trouvaient des juifs organisant des seders [Le séder (hébreu : סדר « ordre ») est un rituel juif hautement symbolique propre à la fête de Pessa’h, visant à faire revivre à ses participants, en particulier les enfants, l’accession soudaine à la liberté après les années d’esclavage en Égypte des enfants d’Israël, NdT], ils avaient l’air d’avoir convoqué une réunion du 6 Janvier. Bien qu’ils prétendent être isolés dans un océan de sympathie pour la Palestine, les partisans juifs d’Israël, comme l’État lui-même, ont de puissants alliés à Washington, dans l’administration et dans les conseils d’administration des universités.

Les réactions excessives et militarisées aux campements de Columbia, de l’UCLA et d’ailleurs, ainsi que les réponses furieuses des gouvernements britannique, allemand et français aux manifestations de Londres, Paris et Berlin, donnent la mesure de l’influence croissante du mouvement. Comme l’a dit Régis Debray, « la révolution révolutionne la contre-révolution ». L’évacuation des campements de solidarité par la police a rappelé que la rhétorique des « espaces sûrs » peut facilement se prêter à une récupération par la droite, ce qui est inquiétant pour tous ceux qui se soucient de la liberté d’expression et de la liberté de réunion. Le projet de loi sur l’antisémitisme récemment adopté par la Chambre des représentants menace d’étouffer le discours pro-palestinien sur les campus américains, puisque les administrations universitaires pourraient être tenues responsables de ne pas appliquer la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, qui fait l’amalgame entre l’antisionisme et l’antisémitisme. Comme les mesures anti-BDS adoptées par plus de trente États, la loi sur la sensibilisation à l’antisémitisme est l’expression de ce que Susan Neiman, écrivant sur la suppression du soutien aux droits des Palestiniens en Allemagne, a appelé le « maccarthysme philosophique », et conduira presque certainement à davantage d’antisémitisme, puisqu’elle traite les étudiants juifs comme une minorité privilégiée dont les sentiments de sécurité nécessitent une protection juridique spéciale. Le fait que la menace de l’antisémitisme soit instrumentalisée par les évangéliques de droite, qui ont par ailleurs fait cause commune avec les nationalistes blancs et les véritables antisémites, alors que les politiciens démocrates libéraux acquiescent, ne fait qu’ajouter à la qualité irréelle du débat aux États-Unis.

Après qu’un policier de la ville de New York a enlevé un drapeau palestinien au City College et l’a remplacé par un drapeau américain, le maire Eric Adams a déclaré : « Reprochez-moi d’être fier d’être Américain […] Nous ne cédons notre mode de vie à personne. » Il s’agissait bien sûr d’une expression ridicule de xénophobie – et on imagine mal Adams, ou tout autre politicien américain, faire une telle remarque à propos de ceux qui brandissent le drapeau ukrainien. (La police de New York a filmé le nettoyage du campus de Columbia pour une vidéo promotionnelle, comme s’il s’agissait d’un raid antiterroriste). Mais cette remarque est révélatrice du racisme occasionnel, souvent teinté de préjugés anti-musulmans et anti-arabes, qui est depuis longtemps dirigé contre les Palestiniens. Said a été surnommé le « professeur de la terreur », le département d’études du Moyen-Orient de Columbia « Birzeit sur l’Hudson ». Bari Weiss, l’ancienne chroniqueuse du New York Times qui se considère comme une « guerrière de la liberté d’expression », s’est fait les dents alors qu’elle était étudiante à Columbia en essayant de faire renvoyer des membres de la faculté d’études du Moyen-Orient. La campagne contre les universitaires palestiniens, qui a contribué à jeter les bases intellectuelles de l’attaque contre les campements, est instructive. Arafat s’est trompé lorsqu’il a déclaré que la plus grande arme des Palestiniens était le ventre de la femme palestinienne : c’est la connaissance et la documentation de ce qu’Israël a fait et fait encore au peuple palestinien. D’où le pillage par Israël du Centre de recherche sur la Palestine lors de l’invasion du Liban en 1982 et les attaques contre les professeurs susceptibles de faire la lumière sur une histoire que certains préféreraient étouffer.

Certains propos tenus sur les campus américains ont-ils glissé vers l’antisémitisme ? Certains partisans juifs d’Israël ont-ils été malmenés, physiquement ou verbalement ? Oui, bien que l’ampleur du harcèlement antijuif reste inconnue et contestée. Comme l’écrit Shaul Magid dans The Necessity of Exile, la question se pose également de savoir si « l’unique parapluie de l’antisémitisme » est le mieux à même de décrire tous ces incidents. « Qu’est-ce que l’antisémitisme s’il n’est plus accompagné d’oppression ? » demande Magid. « Qu’est-ce qui constitue l’antisémitisme lorsque les Juifs sont en fait les oppresseurs ? »

Au milieu de toute l’attention portée à la vulnérabilité accrue des Juifs, la vulnérabilité des étudiants palestiniens, arabes et musulmans n’a guère fait l’objet de discussions, et encore moins d’une commission universitaire ou d’un projet de loi politique pour y remédier. Contrairement aux juifs, les étudiants palestiniens, arabes et musulmans doivent prouver qu’ils ont le droit d’être sur le campus. Les Palestiniens – en particulier s’ils participent à des manifestations – risquent d’être considérés comme des « intrus », des infiltrés venus d’un pays étranger. En novembre dernier, trois étudiants palestiniens qui rendaient visite à des parents dans le Vermont ont été abattus par un fanatique raciste. L’un d’entre eux restera paralysé à vie. Biden n’a pas réagi à cette attaque ou à d’autres attaques contre les musulmans en déclarant que « le silence est synonyme de complicité », comme il l’a fait à propos de l’antisémitisme.

e refus du silence, le refus de la complicité, qui a conduit les étudiants de toutes origines dans les rues pour protester, au péril de leur avenir, bien plus que lors des manifestations de 2020 contre les meurtres de policiers. L’opposition au racisme anti-noir est acceptée par l’élite libérale. L’opposition aux guerres d’Israël contre la Palestine ne l’est pas. Ils ont bravé le doxxing, le mépris de l’administration de leur université, les violences policières et, dans certains cas, l’expulsion. D’éminents cabinets d’avocats ont annoncé qu’ils n’embaucheraient pas d’étudiants ayant participé aux campements.

L’establishment politique et la grande presse se sont montrés largement dédaigneux. Les commentateurs libéraux ont dénigré les étudiants en les qualifiant de « privilégiés », alors que nombre d’entre eux, en particulier dans les universités d’État, venaient de milieux pauvres et ouvriers. Certains ont affirmé que les manifestations concernaient en fin de compte l’Amérique et non le Moyen-Orient (elles concernaient les deux). Les manifestants ont également été accusés de faire en sorte que les Juifs ne se sentent pas en sécurité avec leurs dénonciations ritualisées du sionisme, de faire de la démagogie, de s’engager dans un fantasme de rébellion à la 1968, d’ignorer les cruautés du Hamas ou même de les justifier, de romancer la lutte armée dans leurs appels à « mondialiser l’intifada », d’être possédés par une ferveur manichéenne qui les rendait aveugles aux complexités d’une guerre qui impliquait de multiples parties, et pas seulement Israël et Gaza.

Il y a, bien sûr, une part de vérité dans ces critiques. Comme « Défendre la police », « De la rivière à la mer » est séduisant dans son absolutisme, mais aussi dangereusement ambigu, alimentant les adversaires de droite à la recherche de preuves d’appels au « génocide » contre les Juifs. Comme toujours, les manifestations ont revêtu une dimension théâtrale, certains étudiants s’imaginant participer au même drame que celui qui se déroule à Gaza, confondant le nettoyage sommaire d’un campement (« zones libérées ») avec la destruction violente d’un camp de réfugiés. Mais les attaques contre les manifestants – qu’il s’agisse de « priviléges », d’hostilité supposée à l’égard des Juifs ou de fanatisme – ne donnent pas une image fidèle d’un mouvement très large qui comprend des Palestiniens et des Juifs, des Afro-Américains et des Latinos, des chrétiens et des athées.

Malgré tous leurs faux pas, les étudiants ont attiré l’attention sur des questions qui semblaient échapper à leurs détracteurs : l’obscénité de la guerre d’Israël contre Gaza, la complicité de leur gouvernement qui arme Israël et facilite le massacre, l’hypocrisie de l’Amérique qui prétend défendre les droits humains et un ordre international fondé sur des règles alors qu’elle donne carte blanche à Israël, et la nécessité urgente d’un cessez-le-feu. Ils n’ont pas non plus été intimidés par la comparaison grotesque de Netanyahou entre les manifestations et les mobilisations antijuives dans les universités allemandes dans les années 1930 (où personne n’organisait de seder). Si Trump gagne, ils seront blâmés, de même que les électeurs arabes et musulmans qui ne peuvent se résoudre à voter pour un président qui a armé Bibi, mais ils ont le mérite d’avoir mobilisé le soutien en faveur d’un cessez-le-feu et d’avoir contribué à modifier le discours sur la Palestine.

La destruction de Gaza sera aussi formatrice pour eux que les luttes contre la guerre du Viêtnam, l’apartheid en Afrique du Sud et la guerre en Irak l’ont été pour les générations précédentes. Leur image d’un enfant assassiné par un État génocidaire ne sera pas Anne Frank, mais Hind Rajab, la fillette de six ans tuée par des tirs de chars israéliens alors qu’elle était assise dans une voiture et implorait de l’aide, entourée des corps de ses proches assassinés. Lorsqu’ils scandent « Nous sommes tous des Palestiniens », ils sont animés par le même sentiment de solidarité que celui qui a poussé les étudiants de 1968 à scander « Nous sommes tous des juifs allemands » après l’expulsion de France du leader étudiant juif allemand Daniel Cohn-Bendit. Ce sont des émotions dont aucun groupe de victimes ne peut rester à jamais le bénéficiaire privilégié, pas même les descendants des Juifs d’Europe qui ont péri dans les camps de la mort.

Comme l’a affirmé l’historien Enzo Traverso, une version particulière de la mémoire de l’Holocauste, centrée sur la souffrance juive et la fondation « miraculeuse » d’Israël, est devenue une « religion civile » en Occident depuis les années 1970. Les populations du Sud n’ont jamais été des paroissiens de cette église, notamment parce qu’elle est liée à une défense réflexive de l’État d’Israël, décrite en Allemagne comme un Staatsräson [raison d’Etat, NdT]. Pour de nombreux Juifs, imprégnés du récit sioniste de la persécution juive et de la rédemption israélienne, et encouragés à penser que 1939 pourrait être à portée de main, le fait que les Palestiniens, et non les Israéliens, soient perçus par la plupart des gens comme les Juifs eux-mêmes l’ont été autrefois – comme des victimes de l’oppression et de la persécution, comme des réfugiés apatrides – est sans aucun doute un choc. Leur réaction est naturellement d’orienter la conversation vers l’Holocauste ou les événements du 7 Octobre. Ces inquiétudes ne doivent pas être ignorées. Mais, comme l’écrivait James Baldwin à la fin des années 1960, « On ne souhaite pas (…) qu’un Juif américain nous dise que sa souffrance est aussi grande que celle du Noir américain. Ce n’est pas le cas, et l’on sait que ce n’est pas le cas d’après le ton même avec lequel il vous assure que c’est le cas. »

La question est de savoir comment, le cas échéant, ces mouvements peuvent contribuer à mettre fin à la guerre à Gaza, à l’occupation et à la matrice répressive de contrôle qui affecte tous les Palestiniens, y compris les citoyens palestiniens d’Israël, qui représentent un cinquième de la population. Alors que la justice de la cause palestinienne n’a jamais bénéficié d’une reconnaissance plus large ou plus universelle, et que le mouvement BDS (vilipendé comme « antisémite » et « terroriste » par les défenseurs d’Israël) n’a jamais attiré un soutien comparable, le mouvement national palestinien lui-même est dans un désarroi presque complet. L’Autorité palestinienne n’a d’autorité que le nom, c’est un gendarme virtuel d’Israël, honni et moqué par ceux qui vivent sous son autorité. Elle n’a pas été en mesure de protéger les Palestiniens de Cisjordanie contre la vague d’attaques de colons et de violences militaires qui a tué cinq cents Palestiniens au cours des huit derniers mois et a entraîné le vol de plus de 15 000 hectares de terres, une « gaza-fication » rampante. Les Palestiniens à l’intérieur d’Israël font l’objet d’une surveillance intense, risquent en permanence d’être accusés de trahison et sont laissés à la merci des gangs criminels qui tyrannisent de plus en plus les villes arabes.

L’avenir de Gaza est encore plus sombre, même en cas de trêve ou de cessez-le-feu à long terme. La proposition « Gaza 2035 » diffusée par le bureau de Netanyahou envisage d’en faire une zone de libre-échange de type « Golfe ». Jared Kushner a des vues sur les développements en bord de mer et la droite israélienne est déterminée à rétablir les colonies. Quant aux survivants de l’assaut israélien, le politologue Nathan Brown prédit qu’ils vivront dans un « super-camp » où, comme il l’écrit dans Deluge, un recueil d’essais sur la guerre actuelle : « La loi et l’ordre […] seront probablement gérés – si tant est qu’ils le soient – par des comités de camp et des gangs autoproclamés. » Il ajoute : « Cela ressemble moins à un lendemain de conflit qu’à un long crépuscule de désintégration et de désespoir. »

La désintégration et le désespoir sont, bien sûr, les conditions qui encouragent le « terrorisme » qu’Israël prétend combattre. Et il serait facile pour les survivants de Gaza de succomber à cette tentation, d’autant plus qu’on ne leur a donné aucun espoir d’une vie meilleure, et encore moins d’un État, ne leur faisant que des sermons sur la raison pour laquelle ils devraient transformer la bande en la prochaine Dubaï plutôt que de construire des tunnels.

Au cours des huit derniers mois, la Palestine est devenue pour la gauche étudiante américaine et britannique ce que l’Ukraine est pour les libéraux : le symbole d’une lutte pure contre l’agression. Mais tout comme les admirateurs de Zelensky ignorent les éléments illibéraux du mouvement national, les partisans de la Palestine ont tendance à négliger la brutalité du Hamas, non seulement contre les Juifs israéliens, mais aussi contre ses détracteurs palestiniens. Comme l’a écrit Isaac Deutscher, si « le nationalisme des exploités et des opprimés » ne peut être « mis sur le même plan moral et politique que le nationalisme des conquérants et des oppresseurs, il ne doit pas être considéré sans critique. »

Dans The Hundred Years’ War on Palestine (2020), Rashid Khalidi écrit que lorsque l’activiste pakistanais Eqbal Ahmad a visité les bases de l’OLP dans le sud du Liban, « il est revenu avec une critique qui a déconcerté ceux qui lui avaient demandé conseil. Bien qu’en principe partisan de la lutte armée contre les régimes coloniaux tels que celui de l’Algérie […] il se demandait si la lutte armée était le bon moyen d’action contre l’adversaire particulier de l’OLP, Israël. » Pour Ahmad, « le recours à la force n’a fait que renforcer un sentiment préexistant et omniprésent de victimisation chez les Israéliens, tout en unifiant la société israélienne, en renforçant les tendances les plus militantes du sionisme et en confortant le soutien d’acteurs extérieurs ». Ahmad ne nie pas le droit des Palestiniens à s’engager dans la résistance armée, mais il estime qu’elle doit être pratiquée intelligemment – pour créer des divisions parmi les Juifs israéliens avec lesquels un règlement, une nouvelle dispense libératrice basée sur la coexistence, la reconnaissance mutuelle et la justice, devrait finalement être conclu.

Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer une alliance entre Palestiniens et juifs israéliens progressistes du type de celle qui a flambé pendant la première Intifada. Les groupes qui recherchent une action commune entre Palestiniens et Israéliens existent toujours, mais ils sont moins nombreux que jamais et profondément en difficulté : les défenseurs du binationalisme esquissé par des personnalités aussi diverses que Judah Magnes et Edward Said, Tony Judt et Azmi Bishara, se sont pratiquement évanouis. On peut néanmoins se demander ce qu’Ahmad aurait fait du raid spectaculaire du Hamas le 7 Octobre, un assaut audacieux contre des bases israéliennes qui s’est transformé en massacres hideux dans une rave et dans des kibboutz. Son impact à court terme est indéniable : l’opération Al-Aqsa Flood a remis la question palestinienne à l’ordre du jour international, saboté la normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite, brisé le mythe d’une occupation sans coût et celui de l’invincibilité d’Israël. Mais ses architectes, Yahya Sinwar et Mohammed Deif, semblent n’avoir eu aucun plan pour protéger la population de Gaza de ce qui allait suivre. Comme Netanyahou, avec qui ils ont récemment figuré sur la liste des personnes recherchées par la Cour pénale internationale, ce sont des tacticiens impitoyables, capables d’une violence brutale et apocalyptique, mais qui n’ont guère de vision stratégique. « Demain sera différent », a promis Deif dans son communiqué du 7 octobre. Il avait raison. Mais cette différence – après l’exubérance initiale provoquée par l’évasion de la prison – est désormais visible dans les ruines de Gaza.

Huit mois après le 7 Octobre, la Palestine reste sous l’emprise et à la merci d’un État juif furieux et revanchard, toujours plus engagé dans son projet de colonisation et méprisant la critique internationale, régnant sur un peuple transformé en étranger sur sa propre terre ou en survivant impuissant, attendant la prochaine livraison de rations. La nation qui s’autoproclame « start-up » a mis à profit ses armes de surveillance pour conclure des accords lucratifs avec des dictatures arabes et propose une formation à la contre-insurrection aux escadrons de police en visite, mais son militarisme instinctif ne laisse aucune place à de nouvelles initiatives. Israël ne peut imaginer un avenir avec ses voisins ou ses propres citoyens palestiniens dans lequel il ne s’appuierait plus sur la force.

Le « Mur de Fer » n’est pas simplement une stratégie de défense : c’est la zone de confort d’Israël. La politique de la corde raide de Netanyahou avec l’Iran et le Hezbollah est plus qu’une tentative de rester au pouvoir. Ill s’agit d’une extension classique de la politique de « défense active » de Moshe Dayan. La violence ne cessera pas tant que les États-Unis n’auront pas interrompu les livraisons d’armes et n’auront pas forcé la main à Israël. Ce n’est pas près d’arriver : Netanyahou doit s’adresser au Congrès le 24 juillet, après avoir reçu une invitation onctueuse et bipartisane à partager sa « vision de la défense de la démocratie, de la lutte contre la terreur et de l’établissement d’une paix juste et durable dans la région ». L’appel au cessez-le-feu lancé par Joe Biden s’est heurté à un nouveau refus humiliant de la part de Netanyahou, qui sait que l’administration n’est pas prête de suspendre l’aide militaire ou de respecter l’une de ses propres « lignes rouges ». Mais le mouvement des campements et la dissidence croissante parmi les dirigeants démocrates progressistes, de Rashida Tlaib à Bernie Sanders, préfigurent un avenir dans lequel Washington ne fournira plus d’armes ni de couverture diplomatique pour les crimes d’Israël. Reste à savoir si les Palestiniens pourront conserver leurs terres jusqu’à ce jour, face aux fanatiques des colonies et aux nettoyeurs ethniques qui se sont emparés de l’État israélien.

Source : London Review of Books, Adam Shatz, 20-06-2024

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

petitjean // 17.07.2024 à 09h52

Pourquoi laissons nous faire ?
Pourquoi cette indifférence aux souffrances des palestiniens ?
Pourquoi, sur cette terre gorgée de sang, acceptons nous les massacres d’enfants et de femmes ?
Pourquoi ce silence des « grandes consciences » ?

QUI, QUI nous empêche de dénoncer, de condamner ce gouvernement israélien ?

4 réactions et commentaires

  • Fritz // 17.07.2024 à 08h29

    À propos : la Russie est exclue en tant que telle des JO de Paris, mais pas Israël.

  • petitjean // 17.07.2024 à 09h52

    Pourquoi laissons nous faire ?
    Pourquoi cette indifférence aux souffrances des palestiniens ?
    Pourquoi, sur cette terre gorgée de sang, acceptons nous les massacres d’enfants et de femmes ?
    Pourquoi ce silence des « grandes consciences » ?

    QUI, QUI nous empêche de dénoncer, de condamner ce gouvernement israélien ?

    • Linder // 17.07.2024 à 11h15

      Un devoir de mémoire à géométrie variable.

      Par exemple, le plus grand criminel de l’histoire est, selon le quotidien israélien Yediot Aharonot du 21/12/2006 est Guenrikh Iagoda. On ne peut accusé ce quotidien d’antisémitisme ou de négationnisme. Cette information était disponible sur Wikipedia mais le 4/07/2024, sur la base de critères qu’on n’applique jamais aux opposants à la propagande de l’OTAN, la citation a été retirée de encyclopédie.
      Ainsi, les crimes commis contre les juifs font, sans relâche, l’objet de campagnes d’informations mais les crimes dont ils sont coupables (on pourrait nommé aussi Kaganovitch (entre autre, famine en Ukraine que la propagande anti-russe attribue aux russes) ou Filip Goloshchokin (exécution du Tsar, famine au Kazakstan, et il n’a même pas de fiche wiki en français) sont oubliés ou attribués à d’autres (généralement aux russes qui sont pourtant victimes de leurs crimes). En tout cas, leur caractère juif est oublié, alors que dans les 10 plus grands criminels soviétiques, ils sont au moins 5 ou 6 (avec Trotsky, un ukrainien comme Zelensky, et Lénine, qui a aussi un grand père juif ukrainien) et qu’il n’y a aucun russe …

    • RGT // 17.07.2024 à 11h37

      Simplement parce que les gouvernements des « pays libres et civilisés » ont le même idéal oligarchique de domination et que les populations de leur propres pays son considérées comme des palestiniens corvéables à merci.

      Souvenez-vous simplement de la révolte des gilets jaunes…
      Quelques « ploucs mal sapés » qui ne faisaient pas partie de la caste au pouvoir (« hauts fonctionnaires » compris bien sûr) et qui revendiquaient seulement d’être écoutés.

      Bien sûr, ils ont été qualifiés de « suppôts de la haine et de l’extrême droite », de « hooligans » et de bien d’autres adjectifs peu reluisants afin que le reste de la population (qui n’avait pas réfléchi à sa propre situation) se fasse manipuler et embrigader pour ne pas basculer du « côté obscur de la Force ».

      Finalement, tous les « moins que rien » des pays « développés, démocratiques, défenseurs des droits de l’homme et humanitaires » ne sont que de simples palestiniens qui doivent être écrasés sous le joug de la violence « légale » d’états qui les considèrent comme de simples colonisés juste bons à permettre aux « princes » (la caste dirigeante) de vivre dans l’abondance.

      N’oubliez jamais que la France est composée d’un mélange de peuples différents qui ont été les premiers à être soumis par la violence à la dictature parisienne, bien longtemps avant les colonisations extérieures.

      Quand les peuples de ces provinces pourront-ils enfin se libérer de ce joug, comme les palestiniens ?

      Vous comprenez désormais pourquoi les « grandes démocraties » soutiennent toutes l’état d’Israël ?

      C’est simplement pour sauver leurs peaux.

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