Source : Treccani, Mario Del Pero
L’impression de se retrouver dans le passé, deux semaines en arrière par rapport à son propre pays, avec la possibilité de pouvoir intervenir pour influencer le cours des événements et façonner l’avenir : de pouvoir jouir du privilège d’avoir sous les yeux les récents événements, en guise d’avertissement sans équivoque. La frustration de ne pas pouvoir le faire ; de crier inutilement sur la Lune ; de se confronter à un public au mieux méfiant et inattentif, au pire hostile et irrité. Ce sont les sentiments que ressentent de nombreux Italiens vivant à l’étranger ; en France, peut-être, plus qu’ailleurs. Nous avons observé les mêmes dynamiques identiques à l’œuvre en Italie : sous-estimation de la menace que représente le Coronavirus, réticence à changer de mode de vie pour y faire face, minimisation, voire déni. Et nous nous sommes régulièrement cogné la tête contre le mur, essayant en vain d’alerter et de sensibiliser nos collègues, les suppliant de sortir de leur confortable torpeur, de prêter attention au cas italien : à cette « leçon d’histoire », simple, claire et si proche géographiquement et temporellement. Ceux qui, comme moi, travaillent dans les universités ont demandé à plusieurs reprises, et toujours sans succès, d’annuler ou de reporter la foison d’initiatives non essentielles (qui le sont, avouons-le, presque toutes) de nos centres de recherche : séminaires, journées d’étude, assemblées et réunions. Et d’accélérer la transition vers des formes d’enseignement à distance déjà adoptées non seulement par les universités italiennes en pleine tempête, mais aussi par de nombreuses universités nord-américaines, parmi lesquelles nos principales partenaires. Rien, rien du tout. Au mieux, des messages de solidarité pour l’exilé dans un pays en proie à une même épreuve ; au pire, des réponses de mépris suffisant (encore jeudi dernier, un collègue s’est vanté d’une prétendue étude de l’Organisation Mondiale de la Santé selon laquelle, en France, la situation était totalement sous contrôle et il y aura des assemblées et des réunions conviviales de 70 personnes et plus pour la semaine à venir).
Puis, la réalité brute et nue a été jetée à la face d’un pays incrédule et désorienté. D’abord avec le discours – grand, noble et fort – de Macron. Et puis avec le discours plus brutal du Premier ministre Édouard Philippe à un peuple qui dansait encore de façon irresponsable au bord du précipice, avec des brasseries remplies de jeunes (et de moins jeunes), les Gilets jaunes toujours dans la rue et les précautions les plus banales, à commencer par la distance minimale entre les gens, ignorées de façon flagrante. Il est difficile de dire quelle est la crédibilité de ces messages – et d’un monde politique de plus en plus faible et délégitimé –, d’autant plus s’il continue à faire preuve d’une irresponsabilité presque caricaturale, en évitant la suspension des élections municipales qui déplacent et mettent en contact des dizaines de millions de personnes. Cependant, la France entre pleinement dans un scénario italien : une escalade des mesures visant à ralentir au maximum la propagation du virus au prix de la paralysie du pays, de sa vie sociale, de ses activités productives, de ses mille manifestations culturelles.
Alors pourquoi nos avertissements n’ont-ils pas été pris en compte ? Pourquoi ont-ils glissé sur l’eau sans laisser de traces ? Pourquoi la leçon italienne a-t-elle eu si peu d’impact, conduisant la France à se défaire de l’extraordinaire avantage d’avoir deux semaines de retard dans l’histoire (pas seulement la France, il faut le dire ; ma femme travaille aux Pays-Bas et la dynamique a été à bien des égards identique) ?
Ces jours-ci, nous et d’autres collègues, italiens et étrangers, nous le sommes constamment demandé. Dans des groupes Whatsapp créés pour l’occasion, dans les échanges de courriers électroniques, dans les appels téléphoniques interminables, invariablement marqués par un crescendo de colère impuissante. L’explication la plus simple, vraie mais partielle, est que c’était l’Italie après tout. Un pays et une classe dirigeante peu crédibles ; et une crise qui peut donc s’expliquer par les stéréotypes faciles que tant d’observateurs étrangers appliquent à notre pays. Même dans les généreux messages de solidarité et de soutien – et ils n’ont pas manqué ces jours-ci – ou dans les questions quotidiennes attentives sur l’état de santé de nos proches en Italie, un certain paternalisme coulait, parfois sous forme de trace, parfois de manière plus explicite. Un sentiment de pitié envers un voisin que l’on aime, oui, mais qui est considéré comme le premier responsable de ses maux.
Bien que consolante, et faisant désormais partie intégrante d’un récit patriotique et néonationaliste qui se répand fortement en Italie, cette lecture est pourtant incomplète et, si elle est prise comme unique paradigme explicatif, elle est aussi très trompeuse. Il est donc utile, pour s’en rendre compte, d’annuler les deux semaines de décalage entre l’Italie et la France – et de placer la propagation du virus sur le même axe temporel. Car après avoir annulé ce décalage, n’exonérant que pour un instant la France de la grave culpabilité d’avoir dilapidé un privilège aussi immense, on découvre que les réactions ont été tout à fait identiques : qu’entre les noctambules des Navigli (NdT : canaux de Milan) et ceux qui ont chanté « une dernière pinte avant de mourir » dans les brasseries parisiennes le samedi soir, il n’y a pas de différence substantielle. Il y a un sens mal compris de la liberté individuelle, réfractaire à toute limite et contrainte ; il y a une notion des droits déclinée en termes purement individuels (et souvent hédonistes) et l’absence évidente de toute habitude de responsabilité collective ; et il y a l’immense effort pour sortir de l’attitude routinière selon laquelle le droit à la mobilité totale ne connaît ni obstacles ni contrôles. Tout cela coexiste de manière contradictoire avec la croyance persistante en la puissance imaginaire des frontières nationales (et, de fait, des stéréotypes nationaux). Dans un contexte européen et global de plus en plus intégré, on continue à croire qu’une pandémie de cette ampleur peut être confinée à Wuhan ou à la Chine, à Codogno ou au moins à l’Italie. C’est un imaginaire d’autant plus puissant qu’il est décroché de la réalité. Fou dans ses présupposés ; dangereux et, comme nous le voyons, même mortel dans ses conséquences. Mais c’est un imaginaire contre lequel nous, les Italiens de France (ou de Hollande), avons lutté et qui nous a finalement vaincus. Et depuis notre propre quarantaine, nostalgique et en deuil, savoir qu’on avait raison, mille fois raison, est aujourd’hui une vraiment trop maigre consolation.
Source : Treccani, Mario Del Pero
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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1 réactions et commentaires
Macron ‘grand, noble et fort’ ? En principe, l’Italie est le pays du bon goût. Mais à force de fréquenter des Français, l’auteur de cet article a dû perdre le contact avec la mère patrie. Il est temps qu’il y retourne ! D’autant que l’Italie sera sans doute débarrassée de cette première vague de la maladie bien avant nous, grâce à la relative inefficacité de son Etat !
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