Eric Juillot, notre collaborateur sur Les-Crises, vient de faire paraître un roman, Le Dixième cercle, aux éditions Maïa.
Quatrième de couverture :
Jacques Dorigny, un jeune résistant, est déporté dans un camp de concentration nazi. Par tous les moyens disponibles, il lutte jour après jour contre la dissolution morale et la destruction physique, avant de trouver refuge dans le songe et la contemplation.
Par-delà le récit de ses peines et de ses souffrances, mais aussi de ses joies fugaces, son épreuve est l’occasion d’explorer les dilemmes moraux auxquels condamne l’expérience du camp, la profondeur des liens qui l’unissent à ses proches ainsi que les modifications de son rapport au temps, du plongeon dans l’immédiate épouvante du quotidien à son élévation vers une forme d’éternité. Elle constitue aussi le cadre d’une méditation sur la possible grandeur de l’Homme face au néant.
3 extraits de l’ouvrage :
Peu de temps après l’arrivée au camp (page 29) :
Nous longeons un interminable alignement de baraques identiques à la nôtre, aux planches déjà vieillies, couvertes d’une patine grise. Gris. Tout est gris dans ce nouvel univers : la tenue des centaines d’hommes qui m’environnent, les marmites que certains ramènent aux cuisines, les outils que d’autres transportent, et la peau diaphane et fanée de tous. Même le silence, l’étrange silence qui règne au milieu de tant d’hommes, serait gris si je devais lui donner une couleur. La terre, enfin, le sol, même le sol est gris ; pas un brin d’herbe, pas une fleur, plus rien n’y pousse depuis longtemps.
Le soleil éclatant de cette matinée d’été n’ôte rien au caractère sinistre de notre monde monochrome et sale. C’est comme s’il ne brillait pas pour nous, comme si ses rayons, stoppés par une barrière invisible, ne pouvaient atteindre la surface où nous nous traînons, harassés et soumis. Comme s’il existait deux ordres différents de réalité, tout à fait distincts l’un de l’autre : un monde d’en haut, aérien et baigné de lumière, un autre d’en bas, dont les êtres, rivés à une glèbe puante, couverts de poussière, ne songent même plus à lever la tête. Seul l’uniforme des SS introduit dans notre environnement une rupture chromatique, tout sauf enchanteresse. Ces hommes en noir concentrent en eux la substance maléfique du camp. Ils en sont la force agissante, violente et implacable, et le froid qui en émane est celui de la mort, qui peut surgir à chaque instant.
Réflexion (page 55) :
Dans le camp, les liens que tissent les hommes obéissent à des principes élémentaires qui s’imposent à tous, comme autant de mécanismes vitaux d’adaptation. Dans les circonstances où nous sommes placés, la solitude, c’est la certitude de la mort à brève échéance, dans une détresse morale qui précède et accélère la déchéance physique. Face à la souffrance, face à la violence, l’homme seul ne peut rien. En revanche, soudé à ceux qui partagent son sort, il voit s’accroître ses capacités de résistance, comme si son ressort interne dépendait d’un arrimage externe.
Cela d’autant que la fraternité qui unit les déportés est d’une force proportionnelle à l’adversité qu’ils rencontrent. Plus grande est cette adversité, plus profonde est la fraternité. Aux forces de la mort qui menacent de l’écraser à chaque instant, l’homme répond en s’assimilant à ses semblables, et ce processus de fusion alimente en lui les forces de la vie grâce auxquelles il peut faire face. La condition élémentaire de la survie, celle sans laquelle il ne saurait en être question, c’est – paradoxalement – l’oubli de soi dans un tout auquel on s’amalgame, pour se nourrir de l’énergie que la relation fraternelle – et elle seule – insuffle à ceux qui s’y vouent, contre tous les réflexes égoïstes spontanés, suicidaires à court terme.
Après la mort d’un camarade (page 91) :
Le lit de De Conninck est resté vide. Aucun nouvel arrivant n’a pris sa place, et cela nous convient. Ce lit vacant est celui de notre ami ; tant que personne ne l’occupe, nous pouvons y projeter nos pensées, et en recueillir, lorsque nous le regardons, quelque chose d’ineffable qui nous apaise, comme si Marcel, qui a dormi maintes fois puis est mort sur ces planches, y avait laissé une empreinte, une part de lui-même que seuls nous, ses camarades, pourrions percevoir.
Ce lit que personne n’occupe est devenu le lieu où converge, en provenance des lits voisins, la somme des sentiments qui nous relient à notre cher défunt par-delà la mort. Il est le réceptacle physique de notre attachement moral. Quand le temps sera venu, nous transplanterons dans nos cœurs ce qui aujourd’hui ne peut en franchir le seuil ; toute la peine maintenue au-dehors, manifestation publique de notre affliction commune, passera alors au-dedans, et tapissera nos tréfonds d’une trame de tristesse dont l’épaisseur, loin de nous affaiblir, nous fortifiera.
Dans l’immédiat, nous aurions du mal à accepter l’installation d’un inconnu dans le lit de Marcel. Sa présence nous semblerait sacrilège. Mais cela fait bien dix jours qu’aucun nouveau déporté n’est arrivé dans notre baraque. À croire que la machine qui alimente notre usine à morts se détraque ; que ses bras de métal, étendus à l’échelle du continent, explosent en ferraille tordue sous les bombes des alliés. Le vivier dans lequel elle raflait des cohortes de suppliciés se réduit.
Le roman d’Eric Juillot, Le Dixième Cercle, est disponible ici ou chez votre libraire habituel : https://www.editions-maia.com/livre/le-dixieme-cercle/
1 réactions et commentaires
J’ai failli ne pas lire, je suis lassé de ces histoires de camps devenu le comparatif, la jauge absolue de ce que l’on doit penser comme souffrance.
Je lis les extraits et je suis soufflé.
C’est exactement ça l’humain et la souffrance et la force, la pugnacité, ce à quoi on se raccroche tous et toutes.
C’est plus que vrai, c’est incroyablement utile pour moi, mon âme, mon courage et mon espoir et mon action.
Encore une leçon, quand pourrais-je me dire sachant…
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