Les Crises Les Crises
15.octobre.202415.10.2024 // Les Crises

« Le Japon n’est plus une nation indépendante », le nouveau Premier ministre japonais règle ses comptes avec les États-Unis

Merci 20
Je commente
J'envoie

Shigeru Ishiba considère les relations comme « asymétriques », Washington dictant largement la politique étrangère de Tokyo.

Source : Responsible Statecraft, Walter Hatch
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Les responsables de l’alliance à Washington et à Tokyo ressentent une certaine anxiété aujourd’hui. Shigeru Ishiba a remporté la course à la direction du Parti libéral démocrate (LDP), ce qui signifie qu’il deviendra le prochain Premier ministre du Japon, succédant à Kishida Fumio, probablement mardi.

Ishiba, qui a 67 ans et a été élu pour la première fois à la Diète en 1986, s’est engagé à bouleverser l’alliance de sécurité entre les États-Unis et le Japon, vieille de 72 ans, une alliance bilatérale qui, ces dernières années, s’est concentrée sur le maintien de la primauté des États-Unis en Asie de l’Est et sur le blocage de la montée en puissance de la Chine. Il la considère (à juste titre, je pense) comme « asymétrique », Washington dictant largement la politique étrangère japonaise.

« Je ne pense pas que le Japon soit encore une nation véritablement indépendante », a écrit Ishiba, l’ancien ministre de la Défense, dans un livre publié juste avant la course à la direction.

Certains ont qualifié Ishiba de gaulliste. Il est assurément nationaliste. Lors de sa cinquième candidature à la tête du parti, il a suggéré que le Japon partage le commandement et le contrôle des troupes américaines sur le sol japonais et a même évoqué la possibilité de stationner quelques soldats japonais sur le territoire américain (Guam).

Le plus controversé, cependant, a été son appel général en faveur d’une « OTAN asiatique » qui inclurait non seulement le Japon, mais aussi la Corée du Sud et plusieurs pays d’Asie du Sud-Est. Cette proposition, si elle est adoptée (ce qui est peu probable à court terme), remplacerait le modèle d’alliances bilatérales et mini-latérales en étoile qui a vu le jour après la Seconde Guerre mondiale et qui est dominé par les États-Unis.

Les États-Unis ont environ 85 000 soldats stationnés dans des bases militaires dans toute l’Asie de l’Est, principalement au Japon et en Corée. Ils sont également à la tête d’alliances bilatérales avec les Philippines, la Thaïlande, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ils tentent d’attirer l’Inde, qui partage l’hostilité américaine à l’égard de la Chine, dans leur réseau en l’incluant, par exemple, dans le dialogue quadrilatéral sur la sécurité (Quad) avec le Japon et l’Australie.

La proposition d’Ishiba en faveur d’une alliance multilatérale de sécurité en Asie a suscité d’étranges rapprochements au sein de l’opposition. Pékin a condamné à plusieurs reprises tout cadre de type OTAN qui tenterait de contenir ou de confronter la Chine. Mais Washington n’apprécie pas non plus une proposition qui pourrait compromettre sa position centrale dans les réseaux de sécurité asiatiques. Un fonctionnaire de Joe Biden, s’exprimant sous le couvert de l’anonymat, a qualifié cette proposition de « fantaisiste », tandis que Daniel Kritenbrink, secrétaire d’État adjoint pour l’Asie de l’Est, l’a critiquée pour sa précipitation. « Il est trop tôt, a-t-il déclaré lors d’un forum à Washington, pour parler de sécurité collective dans ce contexte.

À Tokyo, les responsables de l’alliance sont tout aussi inquiets, mais ne paniquent pas. Nishimura Rintaro, associé à l’Asia Group Japan, reconnaît qu’Ishiba veut « changer fondamentalement » les relations de sécurité entre les États-Unis et le Japon. Mais il a ajouté : « Je me risquerais à imaginer que cela n’arrivera pas. »

En effet, les gardiens de l’alliance américaine et japonaise sont déjà passés par là. En 2009, le Parti démocrate du Japon a interrompu le long règne du parti conservateur LDP et a installé un Premier ministre de centre-gauche. Yukio Hatoyama avait fait campagne sur un programme qui avait alarmé les responsables de la sécurité et les analystes tant à Washington qu’à Tokyo. Par exemple, il a appelé à une coopération « fraternelle » avec les voisins asiatiques du Japon, y compris la Chine, et s’est engagé à réduire l’empreinte militaire des États-Unis à Okinawa, où se trouvent plus de 30 bases américaines. Après moins de neuf mois au pouvoir, Hatoyama a été contraint de démissionner.

Lors d’une récente interview pour un livre, j’ai demandé à l’ancien Premier ministre pourquoi il n’était pas parvenu à modifier la politique étrangère du Japon. Il a blâmé « l’Ampo Mura », le petit village d’initiés de l’alliance qui jouissent d’une influence en maintenant le statu quo transpacifique. Hatoyama a réservé ses plus vives critiques aux bureaucrates japonais des ministères de la Défense et des Affaires étrangères, ainsi qu’à leurs homologues américains.

Mais Shigeru Ishiba n’est pas Yukio Hatoyama. Bien qu’il souhaite rééquilibrer les relations entre les États-Unis et le Japon et qu’il soit favorable à un plus grand engagement avec Pékin, il est en réalité plutôt conservateur et faucon, même en ce qui concerne la Chine. Il est membre de Nippon Kaigi, le groupe ultranationaliste qui estime que le Japon n’était pas un méchant dans la Seconde Guerre mondial. Il est favorable à une augmentation des dépenses de défense, et il soutient ouvertement Taïwan. En août, Ishiba a provoqué la colère de Pékin en conduisant un groupe de législateurs à Taipei, où il a établi un parallèle entre l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les menaces qui pèsent sur la sécurité dans le détroit de Taïwan. Il a laissé entendre que le Japon devrait contribuer à dissuader toute invasion chinoise.

La Chine a peut-être favorisé Ishiba lors de la course à la direction du LDP, mais uniquement parce que les autres candidats étaient encore plus belliqueux. Le pire cauchemar de Pékin était Sanae Takaichi, le politicien d’extrême droite qui a remporté le premier tour de scrutin mais n’a pas réussi à rassembler une majorité.

Il est surprenant qu’Ishiba l’ait emporté au deuxième tour. Après avoir critiqué pendant des années les autres dirigeants du parti, en particulier l’ancien Premier ministre Shinzo Abe, il semblait peu susceptible d’obtenir leur soutien. Mais il est populaire auprès des électeurs du LDP, qui ont appris à apprécier son style anticonformiste, ainsi que ses loisirs excentriques (il construit des modèles réduits de trains, d’avions et de bateaux). Le parti, en proie à une chute dans les sondages à la suite d’un scandale de financement, a dû penser qu’Ishiba pourrait aider à sauver l’image du LDP avant les prochaines élections générales.

Les responsables de l’alliance vont maintenant devoir s’atteler à la tâche. Nicholas Szechenyi et Yuko Nakano, du Centre d’études stratégiques et internationales de Washington, indiquent que Ishiba « pourrait repousser les limites » de l’Alliance de sécurité américano-japonaise. Mais vous pouvez être sûrs qu’eux et leurs puissants amis des deux côtés du Pacifique riposteront. Très durement.

*

Walter Hatch est professeur émérite de gouvernement au Colby College. Il a effectué des recherches à l’université de Harvard et à l’université de Washington. Ses recherches portent sur les relations internationales, l’économie politique internationale et la politique de l’Asie de l’Est, en particulier le Japon et la Chine.

Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.

Source : Responsible Statecraft, Walter Hatch, 27-09-2024

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation. 

Commentaire recommandé

FoxTwo // 15.10.2024 à 08h55

Le Japon n’est « plus »… Le Japon n’est « pas » et n’a « jamais » été indépendant depuis 1945… Mais la position du ministre est symptomatique de la montée du nationalisme guerrier au Japon et surtout de la lente « décroissance » (enfin !) de l’empire américain dont s’éloignent les « affidés » (Japon, Arabie saoudite…).

2 réactions et commentaires

  • FoxTwo // 15.10.2024 à 08h55

    Le Japon n’est « plus »… Le Japon n’est « pas » et n’a « jamais » été indépendant depuis 1945… Mais la position du ministre est symptomatique de la montée du nationalisme guerrier au Japon et surtout de la lente « décroissance » (enfin !) de l’empire américain dont s’éloignent les « affidés » (Japon, Arabie saoudite…).

  • ToraToraToraLaGuerre // 15.10.2024 à 09h34

    Les « miracles »économiques du Japon et de l’Allemagne de l’après guerre ont eu raison de toute culpabilité pesante. Les vaincus devinrent des vassaux dynamiques et à nouveau assez puissants pour diviser et s’exclure de leur région respective pour prétendre au leadership. Le Japon complice des armées américaines en asie du sud est, les Allemands oeuvrant pour que jamais l’UE ne soit indépendante et européenne mais reste américaine. Leurs conforts économiques menacés par les angoisses et les agressions de l’Hégémon les conduisent à revenir à leur tradition militaire et violente des années 30 et 40, cette fois sous commandement américain ( une « OTAN asiatique » ! « L’Atlantique est si vaste ! » commenta M F Garaud ). Néo nazis en Ukraine et nostalgiques du soleil levant face à la Chine inspirent ces générations allemandes et japonaises prêtes à la guerre. Saurons nous leurs apprendre leur passé ? saurons nous essayer ?

  • Afficher tous les commentaires

Ecrire un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Charte de modérations des commentaires

Et recevez nos publications