C’est toujours la même chose lorsque les premiers ministres japonais se rendent à Washington pour un sommet à la Maison Blanche. Rien ne semble se passer et personne n’y fait attention, même lorsque des événements importants se produisent, alors que nous devrions tous y être attentifs. Et lorsque, finalement, nous y prêtons une attention passagère, nous avons généralement tout faux. En janvier 1960, lorsque le premier ministre Nobusuke Kishi s’est rendu à Washington, le président Eisenhower a félicité le criminel de guerre et signé un traité de sécurité auquel le public japonais s’est vigoureusement opposé. Cette semaine-là, Newsweek a désigné Kishi comme étant « ce vendeur japonais sympathique et avisé. »
Source : ScheerPost, Patrick Lawrence
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Kishi s’est révélé en effet être un bon vendeur. Trois ans plus tard, il a fait appel à la police armée pour expulser les parlementaires de l’opposition de la Diète et forcer la ratification du traité Anpo, comme l’appellent les Japonais [Le traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon a été signé le 19 janvier 1960 entre le Japon et les États-Unis, NdT]. Les membres de son parti, le Parti libéral démocrate (PLD) étaient les seuls présents lors du vote de ce traité. « Un personnage de 75 kg débordant de dignité, de dynamisme et de passion : une incarnation parfaite de l’étonnante résurgence de son pays », écrivait le TIME à propos de l’homme qui aurait dû être pendu une décennie plus tôt.
Et voilà que maintenant nous avons le premier ministre Fumio Kishida, qui a rencontré notre président Joe l’endormi dans le bureau ovale. Je ne sais pas ce que vaut Kishida ou dans quelle mesure il est fier de lui-même ou de sa nation, mais, dans un étonnant parallèle avec le sommet Kishi-Eisenhower, Joe Biden a encensé son virage radical vers le militarisme alors même que la Constitution pacifiste du Japon l’interdit.
La tradition est ancienne. Les américains du New Deal ont rédigé la constitution pacifiste du Japon peu après la capitulation d’août 1945. Mais depuis que l’administration Truman a déclenché la guerre froide en 1947, Washington a constamment et de manière diabolique fait pression sur les Japonais pour les inciter à la violer. « Faites plus » telle a été l’exhortation habituelle pendant mes années à Tokyo. Aujourd’hui, Kishida s’exécute. S’il incarne parfaitement une chose, c’est bien la soumission obséquieuse avec laquelle les cliques politiques conservatrices et nationalistes du Japon ont orchestré les relations avec les États-Unis depuis la défaite d’août 1945.
Dans les heures que Kishida a passées à la Maison Blanche, je vois la poursuite de la polarisation de la planète voulue par les États-Unis et la capitulation d’une autre nation auparavant capable de jouer un rôle de médiateur entre l’Est et l’Ouest, entre le Sud et le Nord, entre l’imperium américain et ses ennemis désignés, la Chine et la Russie en tête. La Suède, la Finlande et l’Allemagne ont déjà renoncé à cette place éminente dans l’ordre mondial au nom du soutien au régime en Ukraine. Aujourd’hui, le Japon leur emboîte le pas.
La chronologie menant au sommet Kishida-Biden est simple, et il est intéressant de la retracer. Biden s’est rendu à Tokyo en mai dernier pour rencontrer Kishida, récemment élu, et les deux hommes ont largement affiché leur engagement à « continuer de moderniser l’alliance, faire évoluer les missions au niveau bilatéral et renforcer les capacités conjointes, notamment en harmonisant les stratégies et en définissant de concert les objectifs prioritaires ». Il y a un mois, le gouvernement Kishida a annoncé qu’il allait augmenter le budget de la défense de 2023 de 7,3 milliards de dollars, soit la plus forte hausse de l’histoire du Japon d’après-guerre, et qu’il doublerait les dépenses de défense, pour atteindre 2 % du produit intérieur brut, au cours des cinq prochaines années. Pendant des décennies, Tokyo a maintenu les dépenses de défense à 1 % du PIB.
Avant son arrivée à Washington la semaine dernière, Kishida a effectué une grande tournée en Europe, s’arrêtant dans toutes les capitales du Groupe des 7, à l’exception de Berlin. Dans chacune d’entre elles, le message a été le même : Tokyo se considère désormais comme un membre à part entière de l’alliance occidentale et adhère pleinement à toutes ses valeurs. À Londres, Kishida a conclu un accord de défense réciproque permettant à chacun de déployer des troupes sur le sol de l’autre. Cet accord a été suivi quelques mois plus tard d’un accord Tokyo-Londres-Rome sur la mise au point conjointe d’un nouvel avion de combat.
Et on arrive maintenant au sommet du bureau ovale, au cours duquel les deux dirigeants se sont engagés, comme l’a dit le New York Times, un journal contrôlé par le gouvernement, « à travailler ensemble pour transformer le Japon en une puissance militaire capable de faire contrepoids à la Chine et pour renforcer l’alliance entre les deux nations afin que celle-ci devienne le pilier de leurs préoccupations en matière de sécurité en Asie ». Joe Biden, qui n’a aucun génie et décidément n’en rate pas une, a cru bon d’ajouter à sa déclaration officielle : « Le plus difficile est d’essayer de comprendre en quoi et où nous sommes en désaccord. » Tu as raison, Joe, c’est une réalité depuis 78 ans, et elle est plus amère que jamais.
Cette affaire est d’une importance capitale, oui, je veux dire qu’elle est comparable à celle des agissements de Kishi-Eisenhower au plus fort de la Première Guerre froide. Le LDP au pouvoir, qui a tenté sans succès de modifier la constitution pacifiste pour soustraire les Forces d’autodéfense de l’article 9 relatif à l’ « interdiction de guerre », « réinterprète » cet article régulièrement, il l’étire comme un élastique, depuis de nombreuses années. Shinzo Abe, le premier ministre nationaliste qui a été assassiné l’année dernière après avoir quitté ses fonctions deux ans plus tôt, a fait adopter par la Diète une loi autorisant les Forces d’autodéfense à s’engager dans des missions de combat à l’étranger.
Cela se passait en 2015. Kishida est maintenant allé plus loin, et dans un contexte bien plus hautement sensible. Il a transformé ce qui avait été en grande partie une question intérieure concernant la constitution en un véritable engagement au niveau mondial. Il a également amené le Japon à se hisser au rang de troisième puissance militaire mondiale après les États-Unis et la Chine et devant la France. Une grande partie des nouvelles dépenses de défense sera consacrée aux systèmes de missiles et aux navires de guerre qui permettront de déployer la puissance japonaise bien au-delà des îles et des zones maritimes dont Tokyo revendique la juridiction. Les missiles, qui comprendront des Tomahawks fabriqués aux États-Unis, auront la capacité de frapper des cibles sur le continent chinois.
Kishida, tout comme Kishi il y a une soixantaine d’années, doit maintenant faire adopter sa nouvelle « stratégie de défense » par la Diète. Je ne peux pas prédire ses chances politiques, mais je me joins aux nombreux Japonais qui espèrent qu’il échouera ou qu’il sera confronté à une lutte vigoureuse qui réveillera les Japonais et le reste d’entre nous et nous fera prendre conscience de ce que les cliques dirigeantes de Tokyo tentent de faire. Le Japon n’est pas, de par la loi et le sentiment national, censé être « une puissance militaire redoutable », comme le dit le Times de manière élogieuse. Depuis la fin de la guerre froide et la réalisation de l’égalité économique avec l’Occident, le Japon cherche à grand peine un nouvel objectif à atteindre. Renouveler son engagement en tant que principal hallebardier de Washington dans le Pacifique occidental n’est rien d’autre que le fruit d’une lâche récidive.
Il ne pourrait être plus clair que Tokyo vient de choisir de se ranger aux côtés de Washington dans la campagne d’hostilité et de provocation que les États-Unis mènent contre la République populaire de Chine. Il est également vrai que les cinq missiles chinois qui ont atterri dans les eaux territoriales japonaises à la suite de la fabuleuse visite de Nancy Pelosi à Taïwan l’été dernier ont influencé la ligne de conduite de Kishida, ne serait-ce qu’en lui offrant une ouverture politique.
Mais Tokyo aurait traité cette affaire différemment dans les années passées. Cela aurait été l’occasion d’un incident diplomatique, et aurait peut-être donné lieu à quelques sanctions temporaires contre des produits fabriqués en Chine dont les Japonais peuvent fort bien se passer. Mais le Japon aurait maintenu son délicat équilibre entre les États-Unis et la Chine continentale. J’en suis convaincu. Un premier ministre en visite à Washington ne se serait pas non plus exprimé sur le conflit en Ukraine, comme Kishida a pris l’habitude de le faire. Ça aussi j’en suis sûr.
Je ne vois pas en quoi la nouvelle déclaration d’allégeance du Japon offre plus de sécurité, et ne parlons pas du reste de l’Asie orientale. Washington souhaite avant tout faire monter les tensions dans le Pacifique. Kishida a, par maladresse – avec de nombreux précédents – coopéré à cette culture de la belligérance anti-chinoise.
Là aussi il y a un précédent. Les Japonais ont nourri une ambivalence prononcée quant à leur place dans le monde depuis qu’ils ont commencé à se moderniser dans les années 1870. Yukichi Fukuzawa, un éminent intellectuel de l’ère Meiji, a publié en 1885 un essai intitulé Datsu-A ron, On Departure from Asia. De nos jours, de nombreux raffinements ont été apportés à cette pensée. Nous avons datsu-A, nu-O, quitter l’Asie, rejoindre l’Occident, et datsu-A, nu-Bei, quitter l’Asie, rejoindre l’Amérique. Plus récemment : nu-A, datsu-O, rejoindre l’Asie, quitter l’Occident ; nu-A, nu-O, rejoindre l’Asie et l’Occident à la fois, et nu-A, shin-O, rejoindre l’Asie en étant simplement amical avec l’Occident.
Je trouve que zai-A, shin-O, qui se traduit par être asiatique, simplement amical avec l’Occident, est la plus étrange de ces variations : Être asiatique, ou exister en Asie (autre traduction), est un saut considérable après plus d’un siècle de confusion quant à l’identité nationale. Kishida vient de balayer cette notion au profit du vieux quitter l’Asie, aussi impossible que cela puisse être.
Cela suffit, pourrait-on dire, pour transcender une confusion persistante. Mais le gouvernement Kishida l’a fait de la pire des façons. La place du Japon ressemble à celle de l’Allemagne : son destin est de se tenir entre l’Ouest et l’Est, et il ne doit y avoir aucune ambiguïté à ce sujet.
Tout cela est désormais révolu. Je n’ai aucune idée de la place qu’occupera le Japon dans l’alliance de sécurité occidentale, mais je suis à peu près certain qu’il ne sera pas un partenaire à égalité. Depuis l’époque de Théodore Roosevelt, les États-Unis n’ont jamais considéré le Pacifique d’égal à égal. Plus ou moins subtilement, ils ne savent que le prendre de haut.
Si Shinzo Abe était un militariste et un nationaliste pur jus – Nobusuke Kishi était son grand-père – le parcours de Fumio Kishida offre une lecture moins évidente de la direction qu’il prend actuellement. Il est depuis longtemps une figure importante de la faction Kōchikai du PLD, l’une des plus anciennes du parti et, par tradition, composée de colombes de la politique étrangère qui privilégient la diplomatie et protègent l’article 9 de la constitution. D’autre part, il a été le ministre des Affaires étrangères d’Abe de 2012 jusqu’à ce que ce dernier quitte ses fonctions huit ans plus tard. Lorsqu’il a été élu premier ministre l’année dernière, Kishida s’est immédiatement prononcé contre les supposées agressions de la Chine, comme les appellent sans arrêt Washington, et j’aimerais que quelqu’un nous en donne enfin la liste, car je n’arrive pas à en trouver une seule.
Il existe une tradition chez les conservateurs japonais, et certainement au sein de son courant nationaliste dominant, une tradition que nous ne pouvons ignorer. Elle est subtile, paradoxale, et je trouvais autrefois difficile de l’expliquer à mes rédacteurs étrangers. Aussi virulent que soit le sentiment national des nationalistes japonais, ils se révèlent toujours être de la pâte à modeler dans les mains de Washington. Nobusuke Kishi offrait un excellent exemple de ce phénomène. Je pense que cela traduit un certain respect pour le vainqueur, profondément ancré dans la conscience de ceux qui sont précisément les plus enclins à défendre le Japon et la « japonitude » face aux intrusions rustres des « yeux ronds ».
Washington aimait Kishi pour les injustices qu’il exerçait à l’égard des citoyens japonais, mais Washington aimait aussi Abe pour son effort de révision pure et simple de la constitution que les Américains ont écrite et que les Japonais chérissent. Même s’il a échoué, Abe a donné à la question une nouvelle légitimité. Aujourd’hui, Washington aime Fumio Kishida, qui est suffisamment avisé pour ne pas toucher à la constitution et obliger Washington à adopter une autre des réinterprétations proposées par le Parti libéral démocrate. C’est une perte pour le Japon, pour l’Asie, pour nous tous.
Patrick Lawrence, correspondant à l’étranger pendant de nombreuses années, notamment pour l‘International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son livre le plus récent est Time No Longer : Americans After the American Century. [Le temps n’existe plus : les Américains après le siècle américain, NdT] Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
Source : ScheerPost, Patrick Lawrence, 21-01-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation.
Commentaire recommandé
Quelle honte , moi je ne pourrais entretenir AUCUNE relation avec l ‘état voyou Américain après Hiroshima et Nagasaki , ces gouvernements successifs sont abjects de soumission
9 réactions et commentaires
Quelle honte , moi je ne pourrais entretenir AUCUNE relation avec l ‘état voyou Américain après Hiroshima et Nagasaki , ces gouvernements successifs sont abjects de soumission
+32
AlerterC’est compliqué de ne pas entretenir de relations avec un pays qui occupe militairement tout ou partie du territoire national.
N’oublions pas que les deux bombes en question on présidé à la capitulation « sans conditions » du Japon … et accessoirement empêché les Soviets de prendre plus que les Kourilles , toujours occupées d’ailleurs.
+7
AlerterFaux.
Le Japon allait capituler, bombes nucléaires ou pas. Là encore, le narratif américain pour justifier cette terreur atomique. » Essais » grandeur nature ? Comme les bombardements français en Syrie.
+16
AlerterMieux encore :
(test gratuit des effets dévastateurs de chacun des deux types de bombe, U enrichi et Pu)
le Japon était promis aux russes à Yalta.
Ce fut aussi un moyen de le prendre pour eux par les mafieux occidentaux de l’Empire.
+2
AlerterDisons que depuis Hiroshima et Nagasaki, il faut dire que les Japonais ont largement gagné au change à devenir vassaux des USA. Ils sont passé d’un pays en ruine à l’une des plus grandes puissances économiques de la planète, avec un niveau de vie inégalé dans cette partie du monde jusqu’aux années 90 (après au niveau social, la crise des anneés 80 et tout ce qui a suivi continue de faire des dégâts)
+3
AlerterNormal. Le Japon doit rester le fidèle et obéissant serviteur de l’Amérique, cette puissance bienveillante qui protège les Japonais contre les barbares moscoutaires qui ont atomisé Hiroshima et Nagasaki, n’en déplaise aux révisionnistes.
[modéré]
+7
AlerterD’autant que les Japonais ont pris conscience, après la défaite, que leur gouvernement militaire n’était pas vraiment un bon gouvernement. Près à se battre jusqu’au dernier Japonais…
Le revirement de l’Empereur semble avoir sonné comme un sorte de réveil collectif. Soumis mais humains.
D’un extrême à l’autre, l’Occident s’est retrouvé paré de toutes les vertus.
Il faut du temps pour qu’un peuple voit la réalité derrière les apparences.
+3
AlerterCeux qui ont été écrasé sous des tapis de bombes sont restés…fidèles ( ou soumis!?) à l’envahisseur depuis..Corée du sud and co compris…
+1
AlerterComme pour les gouvernements japonais caniches, je ne comprends pas les gouv allemands.
Que se passe-t-il en Allemagne pour être aussi caniche de l’Empire ?
Car enfin, pourquoi se soumettre quand on a une si puissante économie
qui dépend surtout de l’UE et de la Chine ?
Peur des méchants etatsuniens ? Mais peur de quoi exactement ?
Comment accepter cet effondrement économique ?
Sauf à se réfugier dans la finance internationale et encore … je ne vois nulle-part l’intérêt de l’Allemagne (de ses dominants).
Tous semble se passer comme en France où les mafieux, l’élite se gave mais prend le risque des piques…
Un risque de violence de type quasi fasciste.
+3
AlerterLes commentaires sont fermés.