Source : The Deep State, Jefferson Morley, 25-10-2019
Edward Snowden, de son propre aveu, grandi comme un « métamorphe ». Son père travaillait comme garde-côte, sa mère pour les tribunaux du Maryland. Mais les apparitions de ses parents dans le nouveau recueil de souvenirs de Snowden, Permanent Record, sont fugaces et superficielles. Les influences les plus durables sur sa vie – ses unités socioculturelles parentales pour ainsi dire – étaient la fonction publique et l’Internet. Il ne semble pas avoir aspiré à autre chose qu’à travailler à l’intersection des deux.
Le titre du livre fait référence à la fois au but de Snowden et à ses craintes. Il espère raconter l’histoire définitive de la façon dont il est devenu un lanceur d’alerte et souligner ce qu’il considère comme un grand danger: c’est à dire que le gouvernement américain ait un dossier permanent de la vie de chacun en ligne. Il veut immortaliser son odyssée comme étant une mise en garde contre un pouvoir gouvernemental démesuré.
En tant que membre de la première génération à avoir grandi sur Internet, la personnalité de Snowden semble parfois plus numérique qu’analogique. Il n’avait pas d’auditoire, ni de meilleur ami, pas plus que de mentor. Il était plus à l’aise au sein des communautés virtuelles de jeu. Il ne se souvient que peu du lycée, si ce n’est d’avoir dormi en classe après être resté toute la nuit, éveillé, en ligne. Ses parents ont divorcé et il a dû faire face au « silence et aux mensonges » qui en ont résulté.
« J’ai réagi en me renfermant sur moi-même », écrit-il. « Je me suis retroussé les manches et ai décidé de devenir une autre personne, un métamorphe mettant le masque de tous ceux que j’aimais et dont j’avais besoin à l’époque. Au sein de la famille, j’étais fiable et sincère. Avec mes amis, joyeux et insouciant. »
Ses réalités sont virtuelles, elle n’appartiennent pas au vivant. Il suit une formation d’ingénieur informatique et obtient sa certification en tant que technicien. Lorsqu’il devient administrateur de systèmes sous contrat à la National Security Agency puis à la CIA, il trouve la culture du travail agréable, du moins au début.
« La communauté du renseignement essaie de donner à ses employés un certain anonymat de base, une sorte de page blanche sur laquelle inscrire le secret et l’art de l’imposture ». Il appelle cela le « cryptage humain » et admet que sa vie était codée.
« [M]es premières tentatives de piratage visaient à soulager mes névroses », admet-il. « Plus j’en savais sur la fragilité de la sécurité informatique, plus je m’inquiétais des conséquences de faire confiance à une machine non fiable. »
La vie du spécialiste de la technologie cryptée a été bouleversée par les attentats du 11 septembre. Au début, il a soutenu l’entrée en guerre des États-Unis contre Al-Qaïda. « Le plus grand regret de ma vie, c’est mon soutien irréfléchi et inconditionnel à cette décision » dit-il. Il voulait juste qu’on le félicite pour autre chose que ses compétences en informatique. « Je voulais montrer que je n’étais pas seulement un cerveau dans un bocal » écrit-il. « J’avais aussi un cœur et des muscles ». Il s’enrôle dans l’armée, mais pendant l’entraînement de base, ses jambes fragiles le trahissent. Il est réformé pour raisons médicales.
Comment être plus qu’un cerveau dans un bocal ? Le combat personnel de Snowden est de trouver un sens au-delà des limites de son éducation en ligne. Il est loyal à son double sur Internet, même s’il admet que c’est pathétique. Lors de sa première demande pour une habilitation sécurité, il décide de ne pas effacer ses messages « suprêmement idiots » postés dans différents groupes de discussion (il se rappelle avoir préconisé le bombardement des pays qui taxaient les jeux vidéo).
Puis il rencontre Lindsay, étudiante en art de 19 ans, – où cela ? – par le biais d’un service de rencontres en ligne, bien sûr. Elle était, dit-il, « absolument volcanique ». Il la juge « sexy », bien qu’il reconnaisse maintenant qu’elle était « gauche, bizarre et attachante de timidité ». Quand ils se rencontrent en personne, ils sont parfaitement compatibles. Elle l’écoute et critique sa garde-robe minable. A part Snowden, elle est la seule personne dans le livre qui prenne quelque peu vie.
C’est un homme ordinaire de l’ère numérique. Avec une petite amie et une habilitation sécurité, il est « au sommet du monde ». Il n’avait aucune opinion politique cohérente, seulement « un méli-mélo des valeurs avec lesquelles j’ai été élevé » – c’est-à-dire l’attirance pour la fonction publique – « et les idéaux que j’ai rencontrés en ligne, qui étaient vaguement libertaires ».
Mais justement, ce même manque d’éducation supérieure qui le rend naïf le rend aussi idéaliste quant au fonctionnement des agences de sécurité nationale. Dénué de prétention, il manque aussi de cynisme. Sans idéologie, il ne fait pas de rationalisations. Alors que ses collègues aident à faire fonctionner la machine de surveillance mondiale de la NSA sans questions ni réticences, il s’interroge sur cette chose que l’on appelle la Constitution. Il se met à en parcourir une copie à son bureau. Quand ses collègues réalisent ce qu’il lit, se souvient-il, « ils faisaient la grimace et battaient en retraite ».
Faiblesses
Snowden fait des observations incisives sur les faiblesses de la communauté du renseignement américaine (CR).
Au sujet de l’utilisation généralisée des sous traitants : « Il est inimaginable qu’une grande banque ou même une compagnie de médias sociaux embauchent des gens de l’extérieur pour travailler au niveau des systèmes. Dans le contexte du gouvernement américain, cependant, restructurer vos agences de renseignement pour que vos systèmes les plus sensibles soient gérés par quelqu’un qui ne travaille pas vraiment pour vous est ce qui a été considéré comme de l’innovation ».
Au sujet du manque d’introspection des techniciens : « Rien n’inspire plus d’arrogance qu’une vie passée à contrôler des machines incapables de critiquer. »
Et à propos de ses collègues complaisants. « Peu importe qu’ils soient entrés dans la CR par patriotisme ou par opportunisme : une fois entrés dans la machine, ils sont devenus des machines eux-mêmes. »
Devenir lanceur d’alerte devient le chemin emprunté par Snowden pour devenir quelqu’un. Il souscrit au quatrième amendement. Son travail l’amène à s’inquiéter du « droit des gens d’être protégés concernant leur personne, leur domicile, leurs documents et leurs effets personnels, contre les perquisitions et saisies abusives ». Il est surpris et perplexe que personne d’autre ne semble se soucier que son employeur saisisse l’équivalent numérique de « documents » de centaines de millions de personnes chaque jour sans quelque preuve que ce soit d’un acte répréhensible. Lorsque le directeur James Clapper, lors d’une audition au Sénat, nie que la NSA ait recueilli les métadonnées de centaines de millions de personnes, Snowden, qui a un accès d’administrateur système de grande portée, sait que Clapper ment. Il décide d’agir.
Snowden devient un voleur de secrets, c’est pourquoi certains l’accusent d’espionnage. Alors qu’il parcourt les réseaux de la NSA à la recherche de documentation sur le régime de surveillance, il sait comment couvrir ses traces numériques. Il accumule un énorme corpus de secrets: de puissants programmes de surveillance portant des noms comme TURBINE, TURMOIL [TOURMENTE, NdT], PRISM et XKEYSCORE [X-CLE-DE-LECTURE, NdT], des ordres secrets de la Cour de Surveillance du Renseignement Étranger (FISA court) et des mémorandums internes de la NSA.
Les mémoires de Snowden vacillent quelque peu à la fin. Il s’enfuit à Hong Kong avec son précieux butin, une histoire racontée avec plus de vivacité et de perspicacité dans le documentaire de Laura Poitras, Citizenfour [« Carrefour citoyen », NdT]. Il confie toutes les décisions concernant la publication des dossiers de la NSA à Poitras et Glenn Greenwald (qui ont ensuite fondé The Intercept), Ewen MacAskill du Guardian et Bart Gellman du Washington Post.
Le récit de Snowden dans lequel il s’efface, réfute efficacement les théories de conspiration à son sujet – qu’il a disparu pendant un certain temps à Hong Kong, qu’il a donné des documents aux Russes, que des vies ont été perdues à cause de ses actions. Il passe également sous silence un développement qui aurait perturbé un dénonciateur plus égocentrique (p. ex. Julian Assange). Il est ironique de penser que le dossier le plus complet de la performance de Snowden – la collection complète des dossiers de la NSA qu’il a constituée – est maintenant inaccessible.
En début d’année, The Intercept a congédié le personnel qui gérait les archives Snowden, ce qui a amené Poitras à dire qu’elle était « dégoûtée ». Bien que The Intercept ait produit des milliers de documents et des dizaines d’articles sur Snowden, parfois en collaboration avec des organismes de presse de premier plan en Allemagne, en Australie et ailleurs, la plupart des archives Snowden n’ont jamais été publiées.
Aujourd’hui, on ne sait pas quand et comment d’autres journalistes et historiens pourront y avoir accès. J’ai demandé à First Look Media, société mère de The intercept, de me fournir plus d’information et je publierai leur commentaire quand je le recevrai, si et quand je le reçois.
Aucune institution académique ne peut prendre en charge ces archives en raison de menace de poursuites judiciaires de la part du gouvernement. Tout comme Snowden et son épouse Lindsay à Moscou, l’ensemble de documents le plus exhaustif sur la surveillance de masse de la NSA gît dans les limbes. Ce n’est pas secret, mais ce n’est pas public non plus. Snowden a partagé son histoire, mais l’histoire plus large de la surveillance de masse en Amérique n’a pas encore été racontée.
——————
Ces archives rassemblent tous les documents divulgués par l’ancien contractuel de la NSA Edward Snowden, ils ont par la suite été publiés par The Intercept et d’autres médias. Ce n’est qu’une infime partie des documents de la NSA subtilisés par Snowden.
Les archives Snowden sont le fruit d’une collaboration de recherche entre Canadian Journalists for Free Expression (CJFE) et le projet Politics of Surveillance à la Faculté de l’information de l’Université de Toronto.
Source : The Deep State, Jefferson Morley, 25-10-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation.
Commentaire recommandé
Tout me semble se passer ici comme si, à défaut de pouvoir faire d’Edward Snowden une vulgaire vedette, on s’employait dès lors (par dépit?) à rien de moins que le déshumaniser et dévaloriser son œuvre.
Une personne doit incarner bien davantage de substance, d’envergure morale, de vision, de détermination et de courage pour seulement entreprendre ce qu’Edward Snowden a accompli… ce que ne semblent même pas soupçonner ceux qui en écrivent. Comme dans le cas de Julian Assange, c’est sans doute trop demander que nos minables médias, que le Pouvoir terrorise, se donnent une bonne fois la peine d’en rendre compte publiquement au profit de tous les citoyens. S’abstenir de donner à ceux-ci des idées leur convient, comme on sait, bien davantage.
1 réactions et commentaires
Tout me semble se passer ici comme si, à défaut de pouvoir faire d’Edward Snowden une vulgaire vedette, on s’employait dès lors (par dépit?) à rien de moins que le déshumaniser et dévaloriser son œuvre.
Une personne doit incarner bien davantage de substance, d’envergure morale, de vision, de détermination et de courage pour seulement entreprendre ce qu’Edward Snowden a accompli… ce que ne semblent même pas soupçonner ceux qui en écrivent. Comme dans le cas de Julian Assange, c’est sans doute trop demander que nos minables médias, que le Pouvoir terrorise, se donnent une bonne fois la peine d’en rendre compte publiquement au profit de tous les citoyens. S’abstenir de donner à ceux-ci des idées leur convient, comme on sait, bien davantage.
+23
AlerterLes commentaires sont fermés.