Après que le président Biden a promis d’imposer des « conséquences » à l’Arabie saoudite pour avoir réduit la production de pétrole l’année dernière, Mohammed ben Salman a menacé en privé de rompre les liens et de prendre des mesures de rétorsion économique, selon un document classifié des services de renseignement américains.
Source : The Washington Post, John Hudson
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
À l’automne dernier, le président Biden a promis d’imposer des « conséquences » à l’Arabie saoudite pour sa décision de réduire la production de pétrole dans un contexte de prix élevés de l’énergie et d’élections approchant à grands pas aux États-Unis.
En public, le gouvernement saoudien a défendu poliment ses actions par le biais de déclarations diplomatiques. Mais en privé, le prince héritier Mohammed ben Salman a menacé de modifier fondamentalement la relation américano-saoudienne vieille de plusieurs décennies et d’imposer des coûts économiques importants aux États-Unis si ces derniers prenaient des mesures de rétorsion contre les réductions de pétrole, selon un document classifié obtenu par le Washington Post.
Le prince héritier a déclaré « qu’il ne traiterait plus avec l’administration américaine », selon le document, promettant « des conséquences économiques majeures pour Washington. »
Huit mois plus tard, Biden n’a toujours pas imposé de conséquences au pays arabe et Mohammed a continué à dialoguer avec de hauts responsables américains, comme il l’a fait cette semaine avec le secrétaire d’État Antony Blinken dans la ville balnéaire saoudienne de Jeddah.
On ne sait pas si la menace du prince héritier a été transmise directement aux responsables américains ou si elle a été interceptée par des écoutes électroniques, mais son coup de théâtre révèle la tension qui règne au cœur d’une relation longtemps fondée sur le principe « pétrole contre sécurité », mais qui évolue rapidement à mesure que la Chine s’intéresse de plus en plus au Moyen-Orient et que les États-Unis évaluent leurs propres intérêts en tant que plus grand producteur de pétrole au monde.
Le document des services de renseignement américains a été diffusé sur la plateforme de messagerie Discord dans le cadre d’une vaste fuite de documents très sensibles relatifs à la sécurité nationale.
Un porte-parole du Conseil national de sécurité a déclaré : « Nous n’avons pas connaissance de telles menaces de la part de l’Arabie saoudite. »
« En général, de tels documents ne représentent qu’un instantané d’un moment donné et ne peuvent pas donner une image complète », a déclaré le fonctionnaire, sous couvert d’anonymat pour discuter d’un sujet de renseignement.
« Les États-Unis continuent de collaborer avec l’Arabie saoudite, un partenaire important dans la région, pour faire avancer nos intérêts mutuels et notre vision commune d’une région plus sûre, plus stable et plus prospère, interconnectée avec le monde », a ajouté le responsable.
L’ambassade saoudienne à Washington n’a pas répondu à une demande de commentaire.
Mohammed, 37 ans, est le dirigeant de facto de l’Arabie saoudite depuis que son père, le roi Salman, l’a nommé Premier ministre en 2022.
Biden, qui s’était engagé à faire de l’Arabie saoudite un « paria » lorsqu’il était candidat à l’élection présidentielle, ne communique guère avec le prince héritier, mais les principaux collaborateurs du président ont progressivement rétabli les liens avec lui dans l’espoir que les deux pays puissent travailler ensemble sur des questions urgentes, notamment un accord de paix recherché depuis longtemps au Yémen, un cessez-le-feu durable au Soudan, des défis en matière de lutte contre le terrorisme et des désaccords persistants sur l’approvisionnement en pétrole.
L’amélioration des relations a déçu les défenseurs des droits humains qui espéraient une rupture plus nette avec le royaume, compte tenu du rôle de Mohammed dans la supervision de la guerre au Yémen et de l’évaluation de la communauté du renseignement américain selon laquelle il a ordonné le meurtre du chroniqueur du Washington Post, Jamal Khashoggi, en 2018.
Mohammed nie avoir ordonné le meurtre, mais a reconnu qu’il s’était produit « sous ma surveillance. »
Les responsables américains affirment que les relations américano-saoudiennes sont trop importantes pour être délaissées, compte tenu du poids économique et politique de Riyad et de la cour que Pékin fait aux partenaires traditionnels des États-Unis au Moyen-Orient.
« Ensemble, nous pouvons réaliser de véritables progrès pour tous nos peuples, non seulement pour relever les défis ou les crises du moment, mais aussi pour définir une vision positive de notre avenir commun », a déclaré Blinken lors d’une conférence de presse conjointe à Riyad, jeudi, avec le ministre saoudien des Affaires étrangères Faisal ben Farhan.
Blinken a rencontré le prince héritier, également connu sous le nom de MBS, pendant une heure et quarante minutes mardi, au cours de sa visite de trois jours dans le royaume, ont indiqué des responsables américains. Les deux hommes ont eu une conversation « franche et ouverte » qui a porté sur les efforts des États-Unis pour négocier une normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite, sur le conflit au Yémen, sur les droits humains et sur les combats au Soudan.
À la suite des réunions de Blinken, des divergences semblent subsister sur les ambitions de l’Arabie saoudite de produire de l’énergie nucléaire, considérées par Washington et d’autres comme un risque potentiel de prolifération, et sur l’idée que les États-Unis ont le droit de réprimander le royaume pour son bilan en matière de droits humains.
Le ministre saoudien des Affaires étrangères a fait remarquer que si Riyad accueillait favorablement le soutien des États-Unis dans la mise en place de son programme nucléaire civil, « d’autres font des offres », rappelant ainsi de manière peu subtile que le royaume pourrait approfondir sa coopération avec la Chine dans le cadre de cette initiative.
En ce qui concerne les droits humains, il a adopté une attitude de défi, affirmant que les dirigeants saoudiens « ne cèdent pas à la pression. »
« Lorsque nous faisons quoi que ce soit, nous le faisons dans notre propre intérêt. Et je ne pense pas que quiconque croie que la pression soit utile, c’est pourquoi nous ne l’envisagerons même pas », a-t-il déclaré.
La visite de Blinken vient couronner un flux constant de réunions de haut niveau organisées par les États-Unis dans le royaume au cours des derniers mois, notamment par le conseiller à la Sécurité nationale Jake Sullivan, le directeur de la CIA William J. Burns, le principal conseiller de Biden pour le Moyen-Orient, Brett McGurk, et son principal responsable de la sécurité énergétique, Amos Hochstein.
Cette multiplication des rencontres semble servir de contrepoids aux relations personnelles glaciales entre Biden et Mohammed, a déclaré David Ottaway, spécialiste du Golfe au Wilson Center, notant que les deux dirigeants ne se sont pas parlés depuis leur rencontre à Riyad en juillet dernier.
« L’administration Biden a décidé qu’elle devait trouver un moyen de travailler avec MBS, même si Biden et lui ne se parlent toujours pas », a déclaré Ottaway.
Le pays, riche en pétrole, a cherché à se présenter comme un acteur mondial détaché de Washington. Ces derniers mois, Riyad a fait preuve d’une grande habileté diplomatique en mettant fin aux hostilités au Yémen, en rétablissant ses relations avec son ennemi juré, l’Iran, en réintégrant le président syrien Bachar el-Assad au sein de la Ligue arabe après plus d’une décennie d’interdiction et en mettant un terme à ses différends régionaux avec le Qatar.
« Riyad revient à une politique étrangère plus traditionnelle qui évite les conflits et favorise les accommodements avec ses rivaux », a déclaré Bruce Riedel, expert du Moyen-Orient à la Brookings Institution.
Les changements radicaux de la politique étrangère saoudienne interviennent alors que Washington recherche l’aide de l’Arabie saoudite sur certaines questions régionales. Quelques jours avant l’arrivée de Blinken, l’Arabie saoudite a annoncé qu’elle renforcerait les réductions de production de pétrole en juillet, en plus d’un accord plus large de l’OPEP visant à limiter l’offre de pétrole afin d’augmenter les prix – une décision à laquelle l’administration Biden s’est opposée.
« L’administration a un programme ambitieux pour Blinken en ce qui concerne la collaboration avec les Saoudiens : maintenir le cessez-le-feu au Yémen, en obtenir un au Soudan, combattre Daech, et surtout empêcher les prix du pétrole d’augmenter de manière incontrôlée », a déclaré Riedel.
Le plus difficile semble être de normaliser les liens entre l’Arabie saoudite et Israël, en particulier alors que les tensions israélo-palestiniennes s’aggravent sous le gouvernement de coalition d’extrême droite dirigé par le Premier ministre Benjamin Netanyahou.
« Biden a donné la priorité à la reconnaissance officielle d’Israël par l’Arabie saoudite. Il est peu probable que cela se produise en l’absence de progrès sérieux sur le dossier palestinien, a déclaré Riedel. La question palestinienne a encore de profondes résonances dans le royaume, en particulier pour le roi Salman. »
Certaines mesures prises par le gouvernement saoudien ont satisfait les responsables américains, notamment l’aide à l’Ukraine annoncée lors de la visite du ministre des Affaires étrangères à Kiev en février et les projets concernant une importante commande d’avions de ligne Boeing.
Les relations de l’Arabie saoudite avec la Chine, que les États-Unis considèrent comme leur principal concurrent en matière d’économie et de sécurité, ont également été évoquées lors de la conférence de presse de Blinken à Riyad. Le haut diplomate américain a réfuté toute suggestion selon laquelle les États-Unis forceraient l’Arabie saoudite à choisir entre Washington et Pékin.
Un second document des services de renseignement américains datant de décembre et ayant fait l’objet d’une fuite avertit que l’Arabie saoudite envisage d’étendre sa « relation transactionnelle » avec la Chine en achetant à Pékin des drones, des missiles balistiques, des missiles de croisière et des systèmes de surveillance de masse. Mais les autorités américaines affirment que ces avertissements étaient exagérés et qu’ils ne se sont pas concrétisés.
Le ministre saoudien des Affaires étrangères, interrogé lors de la conférence de presse de jeudi sur les relations de son pays avec la Chine, a insisté sur le fait qu’elles ne constituaient pas une menace pour le partenariat de sécurité de longue date entre l’Arabie saoudite et les États-Unis.
« La Chine est la deuxième économie mondiale. La Chine est notre premier partenaire commercial. Il y a donc naturellement beaucoup d’interactions […] et cette coopération est appelée à se développer, a-t-il déclaré. Mais nous avons toujours un solide partenariat de sécurité avec les États-Unis. Ce partenariat de sécurité est réactualisé presque quotidiennement. »
Source : The Washington Post, John Hudson, 08-06-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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Commentaire recommandé
L’Arabie saoudite déclarée « paria » un jour par Biden et le lendemain courtisée par le même pour influencer le prix de vente du pétrole dans l’intérêt des Etats-Unis !
En Arabie saoudite, ils ont bien compris que les Etats-Unis ne sont pas crédibles, qu’il n’est pas possible de leur faire confiance d’où le basculement des relations vers d’autres pays.
Le même Biden qui salue le fait que Poutine soit visé par une enquête pour crime de guerre et contre l’humanité par la Cour internationale de justice mais les Etats-Unis n’ont pas souhaité signer l’accord pour cette CPI, menaçant le personnel de la CPI si des soldats américains sont inquiêtés ! La raison : ils ont beaucoup plus de crimes de guerre et contre l’humanité à leur débit que tout autre pays dans le monde… Bref : faites ce que je dis, pas ce que je fais.
Le vent tourne…
6 réactions et commentaires
L’Arabie saoudite déclarée « paria » un jour par Biden et le lendemain courtisée par le même pour influencer le prix de vente du pétrole dans l’intérêt des Etats-Unis !
En Arabie saoudite, ils ont bien compris que les Etats-Unis ne sont pas crédibles, qu’il n’est pas possible de leur faire confiance d’où le basculement des relations vers d’autres pays.
Le même Biden qui salue le fait que Poutine soit visé par une enquête pour crime de guerre et contre l’humanité par la Cour internationale de justice mais les Etats-Unis n’ont pas souhaité signer l’accord pour cette CPI, menaçant le personnel de la CPI si des soldats américains sont inquiêtés ! La raison : ils ont beaucoup plus de crimes de guerre et contre l’humanité à leur débit que tout autre pays dans le monde… Bref : faites ce que je dis, pas ce que je fais.
Le vent tourne…
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Alerter« Les États-Unis continuent de collaborer avec l’Arabie saoudite, un partenaire important dans la région, pour faire avancer nos intérêts mutuels et notre vision commune d’une région plus sûre, plus stable et plus prospère, interconnectée avec le monde », a ajouté le responsable.
Comme un petit goût de vomi dans la bouche…
+24
AlerterÀ mon avis, les actions menées par les États-Unis et leurs alliés pour la défense de leurs intérêts, communs, ont invité les pays réunis sous l’acronyme BRICS et d’autres comme l’Arabie saoudite à se réunir pour le défense de leurs de leurs intérêt, réciproques. Le monde financier se bipolarise entre une partie utilisant le dollar et l’autre la future monnaie des BRICS garantie par l’or et les matières premières.
En ce sens, l’Arabie saoudite pourrait faire valoir ses réserves de pétrole comprises entre 15-20% de l’ensemble des réserves mondiales.
+5
AlerterOn peut se demander si les US vont laisser faire sans réagir se qu’ils considèrent comme la sortie de leur orbite d’un des piliers de leur hégémonie mondiale avec le pétrole et les pétro-dollars ? et aussi leur principal point d’appui au moyen-orient ?
Comme une renversement par la rue (ou l’opposition) n’est guère possible, peut-être vont ils essayer un renversement par des militaires déçus de ne plus recevoir leurs joujoux pour faire la guerre aux yéménites ou encore un attentat ?
On peut aussi imaginer que MBS, les chinois et les russes ont prévu le coup et qu’ils anticiperont.. comme lorsqu’ils avaient prévenus Erdogan du coup d’état des militaires de l’armée de l’air en juillet 2016.
A suivre…
+11
AlerterL’article laisse entendre que les Etats-Unis en auraient pincé pour « un accord de paix recherché depuis longtemps au Yémen, […] ». Il faut vraiment avoir l’estomac bien accroché pour encaisser cela. A ma connaissance c’est la Chine qui s’est démenée pour qu’un tel accord soit conclu.
Toujours un petit complexe de supériorité au Washington Post ?
+10
AlerterDécidément le monde devient bien étrange et bien dangereux, je crois que l’on nous a mentis en nous vendant la mondialisation heureuse qui a bénéficié au capital et aux classes supérieures et provoqué la paupérisation des travailleurs non qualifiés en Occident (qui sont soumis à la concurrence des autres pays à bas coûts). Conséquences que l’on paie cher aujourd’hui avec la montée du complotisme, le délitement de la société et les révoltes sporadiques (gilets jaunes et émeutes urbaines en France, mais si on élargit notre champ de vision c’est comme ça un peu partout dans le monde, pour diverses raisons), on a gagné du pouvoir d’achat à court terme mais on s’est appauvris sur le long terme, y compris intellectuellement (les ravages de l’idéologie néolibérale et du capitalisme de connivence), sans oublier la montagne de dettes publiques, privées et financières partout dans le monde.
Ce n’est pas comme si l’on avait essayé une première mondialisation fin du XIXème siècle qui a enclenché 2 guerres mondiales.
Et ça va être difficile de faire un retour en arrière avec une population mondiale qui continue de croître et une partie grandissante du monde totalement dépendant de cette mondialisation (énergie et matières premières).
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