Source : London Review of Books, Seymour M. Hersh, 24-01-2019
Seymour M.Hersh
Quand George H.W. Bush, alors vice président est arrivé à Washington en janvier 1981, il ne paraissait guère plus qu’un personnage de second plan par rapport à Ronald Reagan, l’ancienne vedette qui avait été élu de façon écrasante sur la plus grande scène du monde. Il faudrait écrire biographie sur biographie, toutes peu concluantes pour essayer de combler les nombreuses lacunes concernant les deux mandats de Reagan en ce qui concerne son sens politique apparemment aigu, et la facilité avec laquelle il a semblé gérer la présidence. On a toujours considéré Bush comme un politicien prudent qui suivait les pas de son brillant prédécesseur – peut être parce qu’il imaginait que sa récompense serait d’avoir la voie libre vers l’élection présidentielle de 1988. Il serait le premier ancien directeur de la CIA à atteindre le sommet.
Il existait une autre image de Bush : celle des militaires et des professionnels civils qui travaillaient pour lui sur les questions de sécurité nationale. Contrairement au président [Reagan], il savait exactement ce qu’il se passait et comment faire avancer les choses. Pour eux, Reagan était « un simplet » qui ne comprenait rien, et n’essayait même pas de comprendre. Un ancien haut fonctionnaire du bureau de la gestion et du budget [OMB] m’a décrit le président comme « flemmard, juste flemmard ». Reagan, a expliqué le fonctionnaire, insistait pour qu’on lui présente un résumé en trois lignes des décisions budgétaires importantes, et l’OMB en a conclu que la façon la plus facile de s’en sortir était de lui présenter trois chiffres – un très élevé, un très bas et un entre les deux – que Reagan approuvait systématiquement. Plus tard, on m’a dit qu’au sein de la Maison-Blanche, on appelait ce procédé « l’option Boucle d’or ». Les estimations complexes du renseignement l’ennuyaient. Toujours courtois et aimable, il griffonnait pendant les séances d’information sur la sécurité nationale ou bien, tout simplement, n’écoutait pas. Il aurait été alors naturel de se tourner plutôt vers le directeur de la CIA, mais c’était William Casey, ancien homme d’affaires et assistant de Nixon dont la nomination par Reagan en récompense pour sa gestion de la campagne électorale de 1980 avait été très controversée. Selon les professionnels du renseignement travaillant avec l’exécutif, Casey était imprudent, mal informé et bien trop bavard avec la presse.
Bush était différent : il comprenait les choses. Sous sa direction, une équipe d’agents militaires a été mise sur pied qui a contourné l’establishment de la sécurité nationale – y compris la CIA – et n’était aucunement soumise au contrôle du Congrès. Elle était dirigée par le Vice-amiral Arthur Moreau, brillant officier de marine connu sous le nom de « M » par les gens du premier cercle. Plus récemment, en tant que chef adjoint des opérations navales, il avait participé à l’élaboration de la nouvelle stratégie maritime des États-Unis, qui visait à restreindre la liberté de mouvement de l’Union soviétique. En mai 1983, il a été promu au rang d’assistant du chef d’état-major interarmées, le Général John Vessey, et au cours des deux années suivantes, il a supervisé une équipe secrète – opérant en partie à partir du bureau de Daniel Murphy, le Chef de Cabinet de Bush – qui a mené en secret au moins 35 opérations clandestines contre le trafic de drogue, le terrorisme et, surtout, a perçu l’expansionnisme soviétique dans plus de vingt pays, dont le Pérou, le Honduras, le Guatemala, le Brésil, l’Argentine, la Libye, le Sénégal, le Tchad, l’Algérie, la Tunisie, le Congo, le Kenya, l’Égypte, le Yémen, la Syrie, la Hongrie, l’Allemagne de l’Est, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Géorgie et le Vietnam.
L’équipe restreinte et non officielle de Moreau, composée principalement d’officiers de la marine, était chargée des opérations à l’étranger jugées nécessaires par le vice-président. Le lien du groupe avec Bush était indirect. Il y avait deux intermédiaires, connus pour leur proximité avec le vice-président et leur capacité à garder des secrets : Murphy, amiral à la retraite qui avait été directeur adjoint de Bush à la CIA et, dans une moindre mesure, Donald Gregg, conseiller de Bush pour la sécurité nationale et autre vétéran des opérations secrètes de la CIA. L’équipe de Moreau travaillait principalement dans une salle située près du Centre de Commandement Militaire National, au rez-de-chaussée du Pentagone. Ils pouvaient aussi occuper discrètement un bureau ou deux, si nécessaire, dans un coin du bureau de Murphy, qui se trouvait près de celui de Bush, dans le vieux bâtiment administratif, près de la Maison-Blanche.
L’administration Reagan avait été secouée par une vague d’expansionnisme Soviétique et des attaques internationales qui avaient commencé avant que le président ne prenne ses fonctions. En 1979, avant même leur incursion en Afghanistan, les soviétiques avaient déjà pris possession de l’ancienne base aérienne de Cam Ranh Bay, dans l’ex-Sud Vietnam, qui avait été largement reconstruite et modernisée par les États-Unis alors qu’ils perdaient la guerre. C’était pourtant une base lourde de symboles pour les marines tant américaine que britannique – en décembre 1941, trois jours après Pearl Harbor, des bombardiers japonais opérant en piqué à partir de Cam Ranh coulèrent deux des principaux cuirassés britanniques – et la décision soviétique d’y étendre sa zone d’influence fut considérée par certains grands amiraux comme un affront alarmant. Et une augmentation révolutionnaire de la capacité américaine à intercepter et décoder la circulation des signaux soviétiques dans l’année précédant l’arrivée au pouvoir de Reagan a conduit des analystes de la National Security Agency à la découverte d’un réseau d’agents soviétiques dormants sur le territoire des États-Unis, dont beaucoup occupaient des emplois fédéraux et avaient accès aux données de sécurité nationale – ce que la Maison Blanche de Carter craignait.
Un ancien officier militaire qui avait travaillé en étroite collaboration avec Moreau se rappelait les premières tensions qui avaient poussé Bush à cibler de plus en plus les opérations soviétiques. Les actions de Moreau visaient à limiter l’influence soviétique sans provoquer d’affrontement. « Nous avons vu les Russes régler leur politique intérieure et étendre leur sphère économique » ajoute-t-il. « Les militaires russes étaient devenus beaucoup plus compétents, grâce à leurs progrès technologiques, en génie nucléaire et dans le domaine de l’espace. Ils avaient confiance dans leur économie planifiée, pensaient que le contrôle étatique de l’éducation depuis le berceau jusqu’à la tombe fonctionnait, et il semblait que les Russes étaient partout en pleine expansion. Nous étions sur la pente descendante ; notre armée post guerre du Vietnam était en lambeaux; le moral était au plus bas et le peuple américain avait une attitude antimilitariste. Il y avait un sentiment de faiblesse générale, et les Russes en profitaient. Ils avaient mis au point le MIRV » – un missile porteur de plusieurs ogives nucléaires – mettaient sur roues des ICBM [missiles balistiques intercontinentaux] et « renforçaient leurs silos nucléaires. C’est à ce moment-là qu’il est devenu évident que le président dérivait et qu’il n’était pas un leader efficace ».
En 1983, il était clair pour ceux qui travaillaient pour la Maison-Blanche à la sécurité nationale que Reagan ne voulait ou ne pouvait s’occuper des questions de renseignement ou de contre-espionnage. Bush était apparu, par défaut et en privé, comme le décideur le plus important dans le monde du renseignement américain. « Il tirait les ficelles », dit l’officier. « Nous menions de petites opérations limitées et discrètes, avec une chaîne de commandement militaire. Ce n’était pas des programmes à long terme. Nous pensions pouvoir redoubler d’efforts contre les Soviétiques sans que personne ne s’en mêle. Et nous pensions le faire de telle sorte que personne ne pourrait voir ce que nous faisions – ou comprendre qu’il y avait un plan directeur. Par exemple, les articles publiés au sujet de notre programme Star Wars [Guerre des étoiles NdT]] regorgeaient d’informations erronées et ont obligé les Russes à mettre en danger leurs agents dormants au sein du gouvernement américain en leur ordonnant de faire une tentative désespérée pour savoir ce que les États-Unis étaient en train de faire. Mais nous ne pouvions prendre le risque de révéler le rôle de l’administration et de courir le risque d’une nouvelle période McCarthy. Il n’y a donc pas eu de poursuites. On a asséché la source, coupé les accès et on a laissé les espions flétrir sur pied ». Une fois identifiés, les espions soviétiques dormants qui travaillaient au sein de l’administration fédérale ont été peu à peu virés ou mutés à des postes moins importants, dans l’espoir que cette opération discrète de contre-espionnage masquerait les progrès dans les capacités des États-Unis à déchiffrer les communications sensibles des Soviétiques. « Personne au sein de l’état-major inter-armée n’a jamais cru que nous allions construire Star Wars », continue l’officier, « mais si nous pouvions convaincre les Russes que nous pourrions survivre à une première frappe, nous gagnerions la partie ». Le but du jeu était de trouver un moyen de changer le statu-quo du système nucléaire appelé « Destruction réciproque assurée » [MAD : Mutual Assured Destruction, mad=fou NdT] ou du moins d’avoir l’air de le faire. « Nous voulions que les Russes pensent que nous avions réussi à retirer le M de MAD ». [c’est à dire supprimer le terme « réciproque », NdT]
Au début, poursuivit l’officier : « Il y avait une réelle crainte que les Russes ne soient des colosses. Ce que nous avons trouvé, c’est une incompétence totale ». L’équipe de Moreau a été abasourdie de constater à quel point il était facile d’inverser le cours de l’influence soviétique – des offres généreuses de dollars et d’armes américaines y suffisaient généralement. Dans le Tiers-Monde – dans des pays comme le Tchad, le Sénégal et la Côte d’Ivoire – l’offre d’équipements électroniques et de communication de pointe s’est révélée précieuse. « C’est simple, on n’aimait pas les Russes à l’étranger », a déclaré l’officier. « C’étaient des rustres avec des vêtements de mauvaise qualité et des chaussures en carton. Leurs armes ne fonctionnaient pas. C’était un village Potemkine [Village Potemkine : décor en trompe l’œil érigé lors de la visite de Catherine II en Crimée en 1787 NdT]. Mais chaque fois que nous trouvions qu’une mission soviétique était d’une incompétence totale, le milieu du renseignement Américain pensait que c’était un subterfuge de la part des soviétiques. Le problème, c’est que ça n’en était pas un. Nous nous sommes rendu compte que le renseignement américain avait besoin de la menace de la Russie pour obtenir son argent. Ceux d’entre nous qui dirigeaient les opérations étaient également stupéfaits de l’incompétence de la presse américaine . On pouvait faire ce genre de trucs partout dans le monde et personne ne posait de questions ».
Au début, le Congrès et la constitution, pas plus que la presse, ne représentaient un obstacle aux opérations secrètes de Bush et Moreau. Le seul membre du Congrès qui savait ce qui se passait était Dick Cheney, ami proche et confident de Bush depuis l’époque où ils travaillaient ensemble dans l’administration Ford. En 1976, à la suite de l’enquête du comité Church sur les abus de la CIA, des comités permanents du renseignement avaient été créés tant au Sénat qu’à la Chambre [des représentants.] Ils étaient chargés de demander des comptes à la CIA et aux services de renseignement. Mais tous les membres de l’équipe secrète du vice-président avaient bien compris que ces comités pouvaient être contournés, même si les lois régissant les activités secrètes de renseignement avaient été renforcées : la loi exigeait désormais que toutes les opérations secrètes de la CIA et du renseignement militaire soient communiquées aux comités par un document écrit officiel appelé « finding » [note secrète. Dans le texte nous garderons ce terme de « finding » qui est particulier à cette situation, signifiant tout à la fois conclusions, action envisagée,demande de permission, NdT]. Mais il y avait une grosse lacune dans la législation, de l’avis des hommes du vice-président. « Pour simplement poser une question, il n’y avait pas besoin de « finding » », dit l’officier, « et donc, nous faisions des demandes de routine par l’intermédiaire des chefs d’état major interarmées et du conseil national de sécurité pour pour obtenir de la CIA leur évaluation des renseignements récoltés. Notre philosophie de base était que nous menions des opérations militaires » – et non de renseignement – « et n’avions donc pas à en informer le Congrès. Nous pouvions donc opérer légalement sans passer par l’étape « finding » ». Il décrivait ici une procédure ingénieuse pour contourner la loi : procédure qui serait utilisée de nouveau après le 11 septembre 2001, lorsque Cheney, alors vice-président, déclencha une guerre sans fin contre le terrorisme. « La question pour Moreau était de savoir comment tirer parti de ce que la CIA avait à offrir – ses équipes, avec leurs compétences linguistiques, ses réseaux et ses atouts à l’étranger », déclara l’officier. L’inconvénient était que si nous utilisions la CIA dans un contexte de renseignement, nous devions obtenir un « finding ». Nous avons décidé de contourner la loi en ayant recours à des agents de l’agence pour des fonctions que nous avons nommées « agents de liaison ». L’étape suivante consistait à « placer des agents de la CIA dans des unités militaires en tant qu’agents de liaison travaillant pour Moreau. Casey savait que sa CIA était laissée de côté et donc il devint plus actif là où il le pouvait – en Amérique latine. Par mesure de précaution, l’équipe préparait des notes écrites [findings NdT] lors de l’utilisation d’hommes ou d’informations de la CIA – mais elles étaient placées » dans un « coffre-fort », et ne seraient produites que si quelqu’un au Congrès découvrait ce qu’il se passait.
Moreau méprisait Casey et, selon l’officier, « pensait que la CIA était un organisme détraqué qui ne se souciait pas des conséquences de ses opérations secrètes ». Il se souvenait que Moreau avait parlé à ses subordonnés de l’état-major secret : « Je rends des comptes au vice-président et vous, enfoirés, vous me rendez des comptes à moi. L’agence n’a de comptes à rendre à personne – ni au président, ni au Congrès, ni au peuple américain. Ses agents feront tout ce qu’ils voudront pour défendre leur mission, qu’ils définissent eux-mêmes ». L’élimination des dirigeants de la CIA a été essentielle aux opérations de Moreau – et cela tout en utilisant leurs ressources là où c’était nécessaire, en partie grâce aux bons offices de Dan Murphy, qui avait de nombreux contacts au sein de l’agence. « Dès le début, notre philosophie a été de ne pas faire de publicité », a dit l’agent. L’engagement formel de l’agence impliquerait des « findings » et s’appuierait sur « les gros bras/les tâcherons de la CIA » – les unités paramilitaires – « qui étaient considérés comme trop stupides et trop incompétents ». Mais en n’utilisant que l’armée, nous avons inconsciemment jeté les bases de ce que nous avons maintenant – un commandement des opérations spéciales interarmées complètement hors de tout contrôle civil.
Un des confidents de Moreau était Alfred Gray Jr, un marine qui était passé du rang de soldat au rang de général. C’était quelqu’un à qui on pouvait faire confiance pour faire le sale boulot considéré comme inévitable dans la lutte contre la propagation du communisme dans le tiers – monde. Au début des années 1980, Gray était un général de division deux étoiles qui avait sous ses ordres une division de marines ; il deviendrait commandant des marines en 1987. S’il fallait faire du mal à quelqu’un , alors ce serait fait, et sans laisser de trace. « Gray était vulgaire et dur comme l’acier », poursuivit l’officier. « Il nous dit : « Je peux m’en occuper. On a des gars qui savent faire ce genre de trucs ». Et à la différence de la marine, les marines, eux, sont organisés. Chaque fois qu’il y a deux marines ensemble, il y en a un qui est le supérieur de l’autre ». Au fur et à mesure de l’accélération de l’activité de l’équipe, m’a dit l’agent, ils ont commencé à dresser des « listes noires ». La CIA nous a fourni des listes de criminels venant des dossiers de la Drug Enforcement Agency, du ministère de la justice et de la National Security Agency, dont une grande partie était centrée sur la guerre contre la drogue et les opérations anticommunistes, au Mexique, en Colombie, au Pérou, en Équateur et, bien sûr, au Nicaragua. Nous faisions à l’époque la même chose que ce que fait l’administration aujourd’hui – la seule différence c’est qu’aujourd’hui c’est devenu officiel avec le JSOC [Joint Special Operations Command = commandement subordonné au United States Special Operations Command chargé de diriger et de coordonner les unités des forces spéciales des différentes branches de l’armée américaine NdT]. À l’époque, on utilisait les marines et la Force Delta, et tout comme aujourd’hui, on n’avait aucune raison de dire quoi que ce soit aux chefs d’état-major. La stratégie de Moreau c’était d’agir en amont pour prévenir le terrorisme. « Pourquoi attendre que l’attentat se produise ? »
Les activités de Moreau sont restées secrètes et, comme je l’ai appris alors que je couvrais cet aspect de l’histoire, ceux qui étaient au courant de ses activités à l’époque restent sceptiques quant à la possibilité de les raconter aujourd’hui. « Je sais de quoi vous parlez », m’a dit un haut fonctionnaire de la Défense. « Et Art Moreau était exactement comme « M ». Mais vous travaillez dans un secteur qui reste hautement confidentiel, et même aujourd’hui, révéler les rudiments de nos réseaux de renseignement est peut être un sujet trop sensible. Je doute qu’il existe encore des dossiers sur ce sujet ».
Au cours de l’année 1983, l’équipe de Moreau s’est vue assigner une cible beaucoup plus difficile que les Soviétiques : le terrorisme au Moyen-Orient. Soixante-trois diplomates américains, des experts du renseignement et des militaires, ainsi que des employés civils, ont été tués lorsque l’ambassade américaine à Beyrouth a été bombardée en avril 1983, et six mois plus tard, 241 militaires, pour la plupart des marines, ont été tués dans une attaque contre une caserne de l’aéroport de Beyrouth. L’ambassade des États-Unis au Koweït a été bombardée en décembre de cette même année, et il y a eu une vague d’enlèvements de ressortissants occidentaux – parmi lesquels William Buckley, le chef de l’antenne de la CIA à Beyrouth, mort en captivité.
Mouammar Kadhafi était une cible particulière. « En 1981, Kadhafi commençait à devenir de plus en plus bizarre », dit l’officier. « Il avançait ses pions en direction de notre hémisphère, vendant des missiles sol-air à l’Argentine, des hélicoptères d’attaque Hind au Nicaragua, fournissant de l’aide au Pérou, soutenant le gouvernement au Venezuela, et même traitant avec le Front populaire de libération de la Palestine. Il a également fermé le golfe de Sidra à notre 6ème flotte. Nous devions protéger la Libye. Kadhafi était une menace militaire et pétrolière majeure, et il est devenu une cible stratégique. »
Un assassinat a été planifié, en utilisant les agents actifs de la CIA de Casey en Libye, dit l’officier, et en raison de l’implication de la CIA, l’administration a dû informer les dirigeants du Congrès de certains aspects du plan via un « finding » [note secrète NdT] hautement confidentiel. Rapidement il y eut une fuite au Congrès, c’est du moins ce que pensa l’équipe de Moreau, et l’opération fut annulée – apparemment les gens de Moreau continuèrent de soutenir l’opposition libyenne. En mai 1984, le Front national pour le salut de la Libye, un groupe d’opposition qui serait plus tard soutenu clandestinement par la CIA, échoua dans une tentative d’attentat contre Kadhafi. Selon des rapports rendus publics, huit rebelles furent tués ainsi que quatre-vingts soldats du gouvernement. M. Kadhafi réagit en exécutant trois membres des Frères musulmans et en arrêtant et torturant des milliers d’autres. L’un des Américains impliqués dans le complot était le major-général Richard Secord, qui avait démissionné de l’armée de l’air en 1983 après avoir été accusé d’avoir eu des relations inappropriées avec un ancien officier de la CIA. M. Secord, qui avait eu une longue carrière dans les opérations spéciales, a plaidé coupable en 1989 pour un chef d’accusation de mensonge au Congrès sur son rôle dans l’affaire Iran-Contras, mais il n’a jamais été question qu’il passe ne fût-ce qu’un seul jour en prison. Sa peine de deux ans de liberté surveillée a été annulée l’année suivante.
On trouve une description indirecte des opérations de Moreau dans The Reagan Imprint (2006) de John Arquilla, qui enseignait dans le cadre du programme d’opérations spéciales de l’École supérieure de la marine américaine. Arquilla écrit au sujet d’un mémorandum secret de la Maison-Blanche daté de 1984 – NSDD 138 – qui autorisait « le sabotage, le meurtre… les raids préventifs et de représailles, la tromperie et un programme de collecte [de renseignements] considérablement élargi, visant les personnes soupçonnées d’extrémisme et celles considérées comme leurs sympathisants ». Arquilla a signalé que le mémorandum (qui n’a été déclassifié qu’en 2009) a suscité une vive controverse au sein du gouvernement et que la directive n’a jamais été complètement mise en œuvre. Il a ajouté qu’au début, Bush « lui même était plutôt tiède par rapport à ce projet, mais qu’il finit par y devenir plus favorable. »
Très vraisemblablement, Arquilla en savait plus qu’il ne voulait ou ne pouvait en écrire, en témoigne son allusion assez claire à Bush. L’officier se souvient de l’amère querelle interne au sujet du mémorandum, promulgué bien après le début des activités de l’équipe de Moreau. « L’ironie était, bien sûr », dit l’officier, « qu’au fur et à mesure que nous remportions des succès étonnants, l’administration s’en attribuait le mérite et tant la défense que l’agence en rejetait la responsabilité sur l’autre ».
On avait, au début des années Reagan, quelques indices quant à la véritable autorité de Moreau. Une histoire de l’armée américaine parue en 2010 concernant la décision de 1983 d’envahir l’île caribéenne de la Grenade fait état d’un article d’Edgar Raines, du Centre d’histoire militaire de l’armée américaine. Il mentionne une série de réunions secrètes de planification au cours desquelles Moreau, bien que subalterne, « était et de loin le plus influent… Les idées de Moreau parvenaient donc à atteindre les échelons les plus élevés du gouvernement. Ça faisait de lui une force dont il fallait tenir compte ». Raines note que Moreau avait réussi à diriger les décisions opérationnelles les plus délicates vers le Groupe des situations spéciales, un comité composé des plus hauts responsables politiques et présidé par Bush. Rien de tout cela n’a été rendu public à l’époque. *
Un mémorandum rédigé en avril 1984 par Richard Kerr, alors directeur adjoint de la CIA, et déclassifié en 2008, note que Moreau et son équipe mettaient à l’écart les « productions » de l’agence – ses rapports de renseignement et ses estimations –, et que celles-ci ne parvenaient pas au directeur des chefs d’état-major interarmées. « J’ai l’impression », s’est plaint Kerr, « que si nous voulons passer outre l’Amiral Moreau pour faire passer des documents, nous devrons les envoyer par l’intermédiaire d’un greffier avec une note … demandant que l’envoi soit porté à l’attention du directeur ». Moreau lui-même recevait l’éventail complet des documents de la CIA. « Les intérêts de l’amiral Moreau », ajoute Kerr, « concernent tous les sujets, partout dans le monde ».
On trouve un autre indice dans l’autobiographie de Colin Powell publiée en 1995 – il était assistant militaire du secrétaire à la défense, Caspar Weinberger, au moment de l’invasion de la Grenade. Powell a écrit que Moreau
« était venu me voir un matin avec une étrange révélation. Le bureau du secrétaire ne recevait qu’une partie des informations les plus intéressantes que la NSA glanait sur les réseaux De son propre chef, Art avait décidé de partager avec [lui] ce matériel non publié. Ce que j’ai lu m’a rendu furieux… Le contenu des messages déjà était suffisamment surprenant, mais ce qui m’a tout autant troublé, c’est la question de savoir pourquoi le bureau du secrétaire devait être tenu en dehors de tout ça. »
Powell, qui partageait le scepticisme de son patron quant à la valeur d’une guerre contre le terrorisme, montra les documents interceptés à Weinberger. Weinberger – tout aussi furieux – demanda d’où ils provenaient. « J’ai expliqué », écrit Powell, « qu’ils nous avaient été livrés « en contrebande » par l’amiral Moreau, qui les avait obtenus de la NSA ». « Et n’est-ce pas moi qui contrôle l’Agence de la sécurité nationale [NSA NdT] ? » demanda Weinberger. Mais rien dans le livre de Powell ne laissait entendre que lui, ou Weinberger, aient contesté l’accès de Moreau à des documents interceptés jugés trop sensibles pour le secrétaire à la défense.
« Bush était tétanisé à l’idée que le président pourrait commettre la faute de dire à des étrangers ce qui se passait, et il traînait dans les parages du bureau ovale », a dit l’officier. « On ne savait jamais si le président allait se mettre à parler d’une opération en Chine ou au Vietnam »**. Lors de réunions importantes sur la sécurité nationale, on tenait Reagan à l’écart des problèmes en lui donnant un script. « Avant les réunions, mes collègues et moi rédigions pour le président un document de travail qui ressemblait à un scénario de film, parce que pour « le vieux », les scripts étaient des références absolues. Nous mettions constamment le script à jour, parce que si nous faisions une erreur stupide, il la lirait. On discutait entre nous de quels mots et expressions mettre en exergue ». Dans Deadly Gambits [Manœuvres mortelles NdT], son étude de 1984 sur la maîtrise des armements, Strobe Talbott a montré ce qui se passait lorsque Reagan n’avait pas de scénario. Au cours d’une conversation avec un groupe de membres du Congrès sur le contrôle des armes, le président a soudain proclamé : « Les missiles terrestres ont des ogives nucléaires, alors que les bombardiers et les sous-marins, non ». « Au moment où il prononçait ces mots », écrit Talbott, « il a baissé la voix et a hésité, comme s’ il avait oublié son texte et savait qu’il y avait quelque chose qui ne collait pas tout à fait dans sa tentative d’improvisation ».
Selon l’officier, Casey était une autre source de tension. Par son attitude il « voulait donner l’impression d’être un super agent-secret mais en interne tout le monde s’en fichait, parce qu’il manquait de jus. On savait qu’il était sur la pente descendante et qu’il vivait sur ses lauriers d’agent de l’OSS » – le bureau des services stratégiques, prédécesseur de la CIA pendant la guerre. C’est vrai, il avait dirigé la campagne électorale de Reagan, c’est vrai aussi qu’il avait piloté l’opération américaine en Afghanistan, mais les militaires travaillant avec Moreau le trouvaient « bizarre, imprévisible, incontrôlable et malhonnête ». Murphy s’était assuré d’être tenu au courant des faits et gestes de Casey . Le directeur de la CIA avait connu son heure de gloire au Nicaragua, alors que Reagan et Casey avaient une peur panique du gouvernement sandiniste, le considérant comme une grave menace pour les États-Unis. Casey avait obtenu ce qu’il voulait grâce à – fait rarissime – une erreur de jugement de Moreau, qui avait enrôlé le lieutenant des marines Oliver North dans l’équipe secrète. L’histoire des Iran-Contra [ou « Irangate », dans laquelle plusieurs hauts-fonctionnaires ont soutenu un trafic d’armes vers l’Iran, en autorisant le transfert de sommes d’argent aux contras, groupes armés du Nicaragua, NdT] vue de l’intérieur de l’opération Moreau, n’a pas grand-chose à voir avec ce qui a été publié. Bush, connu de ses amis et collaborateurs sous le nom de « Coquelicot » [Poppy], s’inquiétait aussi du Nicaragua et de Daniel Ortega, le leader sandiniste, et joua un rôle déterminant dans la décision d’apporter un soutien américain clandestin à la force d’opposition nicaraguayenne connue sous le nom de Contras. L’équipe de Moreau, inévitablement , a été impliquée : choix risqué pour le groupe, parce que le Congrès avait adopté un amendement interdisant l’utilisation de fonds américains pour soutenir l’opposition nicaraguayenne. Il n’y avait aucun doute quant au rôle de Bush dans ce qui allait devenir le scandale Iran-Contra. « Dan Murphy et Poppy travaillaient ensemble pour trouver des solutions pour les Contras », dit l’officier. « Ils voyaient Ortega comme celui qui transformerait le Nicaragua en un état fantoche vassal de la Russie. « On ne peut pas tolérer ça. C’est notre pré carré. Nous nous devons de protéger le Guatemala, le Honduras et le Panama ». Donc moi et mes collègues de l’équipe de Moreau avons écrit un rapport confidentiel sur les opérations secrètes menées contre Daniel Ortega. »
Mais il était important de garder Casey à l’écart, dit l’officier, afin de « protéger nos véritables opérations ». Malheureusement, la personne chargée de la protection de l’équipe interne du vice-président était Ollie North, alors membre du conseil national de sécurité [NSC NdT]. « Nous étions dans différents secteurs de la Maison-Blanche » – lieu où la conspiration était permanente – et « le travail de North était de tenir Moreau au courant de toutes les opérations de la NSC. North était un infiltré ». Et il fut évident pour l’équipe Moreau que les opérations de la CIA dirigées par Casey en soutien aux Contras allaient échappaient à tout contrôle. Casey s’était activé à recueillir illégalement des millions de dollars pour les Contras auprès de citoyens américains « concernés » et de pays étrangers, dont l’Arabie saoudite et le Brunei, dont les dirigeants cherchaient les faveurs de la Maison Blanche. « Moreau pensait que les actions de Casey en soutien aux Contras étaient un non-sens, et de plus, une bombe à retardement », déclara l’officier. « Ce qui avait commencé comme une opération discrète conçue par Moreau pour influencer l’opinion publique au Nicaragua était en train de devenir un enjeu politique. Donc Moreau appelle son Ollie, son homme à tout faire, et lui dit de s’impliquer dans le dossier Contra pour l’empêcher de devenir incontrôlable. Il a fait le mauvais choix. North était loyal et enthousiaste, mais il était vraiment trop con ». North pensait que suivre Casey servirait son plan de carrière – mais l’opération tourna au fiasco après l’enlèvement à Beyrouth, en 1984, de Buckley par des membres du groupe qui allait bientôt s’appeler le Hezbollah.
Un plan fut élaboré pour vendre des missiles antichars et sol-air à l’Iran, via les Israéliens, en échange de l’aide iranienne à la libération de Buckley et des autres prisonniers (l’administration Reagan voyait d’un très mauvais œil le gouvernement de l’Ayatollah Khomeini, qui avait renversé le shah en 1979). Les bénéfices de ces ventes d’armes serviraient ensuite à financer le soutien à l’opposition nicaraguayenne – en violation directe de l’interdiction décrétée par le Congrès. « Ollie a fait appel à Dick Secord, à des dissidents iraniens et à des financiers texans, et c’est là que c’est devenu totalement incontrôlable », a déclaré l’agent. « On est en train de devenir dingues. Si on ne gère pas ça correctement, toute notre structure va s’effondrer. C’est ainsi que nous » – les anciens membres de l’équipe de Moreau qui travaillaient encore pour Bush – « avons raconté l’histoire au magazine libanais ». Il faisait référence à un article, publié le 3 novembre 1986 par le magazine Ash-Shiraa à Beyrouth, qui décrit l’accord d’échange « armes contre otages ». Il refusa de dire comment l’information avait été transmise au magazine, ni ne reconnut que par cette fuite, le groupe de Moreau avait agi avec autant d’égoïsme et aussi peu de considération pour les conséquences, que ce dont Moreau accusait la CIA. L’officier a expliqué que tous avaient bien saisi que le scandale serait très rapidement rendu public et que le Congrès interviendrait. « Nos objectifs étaient de protéger l’opération Moreau, de limiter la possible exposition du vice-président et de convaincre l’administration Reagan de limiter la gestion des opérations secrètes de Bill Casey. Il n’a fallu qu’une allumette pour allumer le feu. C’était : « Oh mon Dieu. Nous payions une rançon à l’Iran pour les otages. » »
Fin 1985, Moreau était parti : sur recommandation de Bush, il avait reçu sa quatrième étoile et avait été récompensé pour son service sous double casquette, et sous haute pression, à la Maison Blanche, par une nomination au poste de commandant des forces navales américaines en Europe et des forces de l’OTAN en Europe du sud. Il y avait un autre facteur : le 1er octobre 1985, l’amiral William Crowe avait remplacé John Vessey à la direction des chefs d’état-major interarmées. L’impressionnant amiral Crowe avait été briefé jusqu’à un certain point, sur les opérations clandestines internes au bureau du vice-président. « Il a eu vent de ce qui se passait », dit l’officier. Crowe a rapidement démantelé l’équipe secrète de Moreau et ses officiers ont été remis en service dans la marine. Il n’y aurait pas d’opérations non déclarées sous son commandement. En novembre de la même année, le toit aurait pu s’effondrer quand le scandale Iran-Contra éclata publiquement. L’enquête du Congrès qui suivit s’est concentrée sur Reagan, sur ce qu’il savait ou pas. Ni Bush ni Moreau n’étaient dans la ligne de mire. Quant à Casey, on diagnostiqua chez lui une tumeur cérébrale en décembre 1986 et il quitta son poste quelques jours après. Il décéda cinq mois plus tard.
Si Casey n’était pas tombé malade, m’assura l’officier, « il aurait été le bouc émissaire et aurait payé pour le patron » – le président. Bush, dont la campagne pour l’élection de 1988, qui semblait sans problème, était menacée, a commencé à paniquer face au scandale naissant. Il avait joué un rôle majeur dans ce plan voué à l’échec; une enquête approfondie pourrait fort bien révéler les quelques 35 opérations secrètes – dont un grand nombre avaient été couronnées de succès – que lui et le groupe Moreau avaient précédemment menées. Les « findings » [notes secrètes NdT] soigneusement préparées par l’équipe, dont aucune n’avait été transmise au Congrès, furent détruites, tout comme les autres documents de l’unité des opérations extraordinaires. Moreau fit une grave crise cardiaque en décembre 1986, alors qu’il était en service, et il décéda peu après dans un hôpital militaire à Naples.
L’usage du secret, les rivalités internes et l’illégalité avaient voué le projet de Moreau à l’échec, mais, en dépit de tous ses défauts, il s’en trouvait certains, dans l’institution militaire, pour estimer, tout comme Moreau, que des efforts extraordinaires étaient nécessaires pour combattre le terrorisme international. « Comme c’est ironique », m’a dit un haut responsable de la défense, « étant donné tout l’intérêt que suscite aujourd’hui la guerre secrète, que l’association d’agents trop zélés, parfois mal inspirés, et de responsables administratifs pointilleux aient gâché une vraie occasion de prévenir les actions d’ Al-Qaïda et de lancer une guerre des décennies avant le 11 septembre 2001. »
En 1986, tandis que le scandale Iran-Contra devenait toxique, le problème immédiat pour le vice-président Bush était sa survie politique. Trop de personnes de l’extérieur – des hommes comme Oliver North – en savaient trop. Le vice-président a commencé à tenir un journal – avec des éléments faux, de toute évidence – à la fin de 1986, alors que le scandale faisait l’objet d’une enquête du procureur spécial Lawrence Walsh. Ce n’est qu’après la défaite de Bush à l’élection présidentielle de 1992 que ce journal fut remis à Walsh dans le cadre de son enquête, malgré des assignations à comparaître remontant à 1987. Il commence par la phrase suivante : « Nous sommes en novembre 1986, début de ce qui, je l’espère, sera un journal fidèle à la réalité, au moins 5 et peut-être 15 minutes par jour d’observations consacrées à ma campagne présidentielle de1988 ». Mais Bush fut incapable de se retenir, se demandant à plusieurs reprises si North et son proche collaborateur au conseil de sécurité nationale, l’amiral John Poindexter, « feraient ce qu’ils auraient à faire » lorsqu’ils témoigneraient devant le Congrès. « Ce qu’ils auraient à faire », bien sûr, c’était que North et Poindexter mentent et ne disent pas ce qu’ils savaient de l’implication de Bush. À un moment, Bush fait référence à des allégations dans les médias selon lesquelles il n’aurait pas avoué son rôle dans ce scandale, et ajoute : « Ce qui était suggéré étant que j’étais lié d’une certaine façon au détournement de fonds vers les Contras, ou que je menais une guerre secrète » – ce qui, bien sûr, était précisément ce qu’il avait fait. Plus tard, au sujet de l’accord « armes contre otages », il dit : « Je suis l’une des rares personnes qui connaissent tous les détails, et il y a beaucoup de critiques et de désinformation dans tout ça. Ce n’est pas un sujet dont nous pouvons parler. »
L’inconscient de Bush sembla encore une fois échapper à tout contrôle lorsqu’il fut convoqué en décembre 1986 par la commission Tower, un groupe d’enquête de trois membres mis sur pied par la Maison-Blanche dans une tentative ratée de mettre fin à l’enquête Walsh. « Le témoignage devant la Commission Tower, s’est, je pense, bien passé », a écrit Bush. « Je leur ai fait plusieurs suggestions… par exemple, plus aucune opération menée par le CNS; c’est la CIA qui pilotera les opérations secrètes, officialisera les projets des équipes du CNS ; bien sûr [plus] de notes orales, et c’était une erreur de ne pas avoir supervisé ces opérations secrètes. Personne n’aurait imaginé que ce genre de choses se passait ». Il décrivait une fois de plus ce que le groupe de Moreau avait fait. Si, comme l’équipe d’avocats de Bush l’avait bien compris, le journal avait été remis plus tôt, cela aurait donné lieu à beaucoup d’autres interrogatoires et probablement même à une mise en accusation.
C’est à contrecœur que Walsh mit fin en 1993 à son enquête, qui était loin d’être satisfaisante. Les condamnations obtenues par son équipe lors du procès ont par la suite été annulées ou suspendues, comme ce fut le cas pour North ; d’autres condamnés furent amnistiés par Bush avant qu’il ne quitte son poste. L’un des derniers actes de Walsh fut de déterminer s’il y aurait des poursuites contre Bush pour son refus initial de remettre son journal. Il estima que non, après avoir conclu qu’il y avait peu de chances que la poursuite soit fructueuse. La même conclusion générale avait été tirée par Christian Mixter, un avocat principal de l’équipe de Walsh, deux ans plus tôt, avant que l’existence du journal ne soit connue. Alors qu’il y avait beaucoup de preuves que Bush avait assisté à la plupart des réunions importantes concernant l’affaire des Iran-Contras, a écrit Mixter, son rôle « d’agent auxiliaire » du président le rendait moins susceptible d’être pénalement responsable des actes qu’il avait commis. L’analyse de Mixter n’a été rendue publique qu’en 2011.
Il n’existe aucune preuve que Walsh ou l’un des avocats de son cabinet ait découvert l’existence du groupe d’opérations spéciales de Moreau, bien qu’il ait été clair pour certains qu’il y avait autre chose à découvrir. John Barrett, qui enseigne maintenant à la faculté de droit de l’université St John à New York, a passé cinq ans à travailler pour Walsh et en est sorti, comme il me l’a dit, avec « un sentiment très fort que l’eau était bien plus profonde que ce qu’on pouvait voir. Et qui pouvait savoir ce qu’il y avait au fond. J’en ai conclu que nous étions à la merci du pouvoir exécutif ». Il a ajouté qu’Archibald Cox, professeur de droit à Harvard et responsable de l’enquête du Watergate en 1973, avait été en mesure de demander l’aide de John Dean – l’avocat de la Maison-Blanche qui a témoigné en public au sujet de la dissimulation présidentielle. A la différence de Cox, « nous n’avions aucun agent dans la place ».
Les équipes de presse de Washington était également laissés dans l’ignorance. Scott Armstrong, un journaliste de Washington qui a passé des années à faire des recherches sur la politique américaine vis à vis de l’Iran, s’est souvenu d’un déjeuner agréable qu’il a partagé avec Don Gregg, le conseiller de Bush pour la sécurité intérieure, bien après l’enquête Iran-Contra. Inévitablement, la conversation a porté sur l’époque Iran-Contra et Armstrong a dit à Gregg que lui et d’autres journalistes s’étaient toujours interrogés sur son rôle. La réponse de Gregg, telle qu’Armstrong s’en souvenait, a été grossière et obscure : « Vous les gars [de la presse], vous étiez toujours en train de me renifler le cul, et vous êtes passés complètement à côté de Dan Murphy ».
[*]J’ai passé la plus grande partie de l’année 1987 à travailler sur un documentaire au sujet de l’invasion de la Grenade, diffusé début 1988 sous le titre Operation Urgent Fury [nom de code de l’opération NdT], . Des entretiens ont été menés avec un bon nombre de décideurs militaires et civils – ceux qui étaient connus – y compris des généraux haut gradés et des fonctionnaires du département d’État qui ont dû travailler en étroite collaboration avec Moreau – et je n’ai pas entendu prononcer son nom une seule fois.
[**] Pour Bush, rôder aux alentours du Bureau ovale était une habitude. Zbigniew Brzezinski, qui avait été le conseiller de Carter pour la sécurité nationale, m’a dit qu’on lui avait demandé d’informer le président au début de son premier mandat au sujet de la menace soviétique. Quand il eut terminé son résumé, dit-il, il demanda à Reagan s’il avait des questions. Reagan a répondu : « Vous connaissez celle du juge noir récemment élu dans le Mississippi ? » Brzezinski répondit que non. Reagan expliqua que le juge, après avoir appris par son greffier que l’affaire impliquait une accusation de viol, a dit : « Eh bien, amenez l’enculée et l’enculeur ». Et voilà, c’est tout. On conduisit Brzezezinski hors du Bureau ovale et Bush était là, en train d’attendre, impatient d’entendre la réponse de Reagan au briefing. « J’ai dit qu’il m’avait raconté une blague », se souvient Brzezinski. Le vice-président a répondu : « Oh non. Pas celle du juge du Mississippi. »
Source : London Review of Books, Seymour M. Hersh, 24-01-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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Commentaire recommandé
Bush avait promis aux Russes de ne pas étendre l’OTAN vers l’est. Nous savons aujourd’hui que ce n’était qu’un mensonge. L’anti-communisme n’est que le cache-sexe de quelque chose de plus profond : le racisme à l’encontre des Russes.
18 réactions et commentaires
Bush avait promis aux Russes de ne pas étendre l’OTAN vers l’est. Nous savons aujourd’hui que ce n’était qu’un mensonge. L’anti-communisme n’est que le cache-sexe de quelque chose de plus profond : le racisme à l’encontre des Russes.
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AlerterEt le racisme a l’égard des russes est lui-même le voile qui cache quelque chose de plus profond encore : la hantise de ne pas être les » élus », les uniques héritiers de l’empire (ex-) chrétien et (ex-)romain.
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AlerterJ’aurais d’ailleurs tendance à penser que le racisme anti-russe, dans sa structure, est très semblable au racisme anti-juif : la haine de ce qui est très proche mais en même temps différent et surtout concurrent.
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Alerter@Sandrine
Étrangement, la francophobie Américaine s’apparente beaucoup à l’antisémitisme Russe. Pas mal de blagues (et de rhétorique) Russes des années 90 contre les juifs soviétiques ont été directement recyclées aux US contre les Français dans les années 2000.
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Alerter« le racisme anti-russe, dans sa structure, est très semblable au racisme anti-juif »
Cela se vérifie en Ukraine.
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AlerterQuel est le seul peuple en Europe à n’avoir jamais été vaincu par les anglo-saxons ? La Russie. Ceci répond à celà.
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AlerterRacisme, vraiment ou simplement la haine à l’égard de tout ce qui peut menacer leur suprématie ? Cette explication aurait l’avantage de convenir tant à l’égard de l’URSS que des Russes, qu’à l’égard de l’Irak de S. Hussein puis de l’Iran, la Libye ou le Venezuela. Ou les pays se soumettent à ce « père » tyrannique ou il les brise sans égard pour les civils ou quelque institution que ce soit. Je n’ai pas souvenir que la haine des Russes était tellement élevée à l’époque où ils étaient dirigés (ou plutôt détruit) par Boris Eltsine.
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Alerter» une enquête approfondie pourrait fort bien révéler les quelques 35 opérations secrètes – dont un grand nombre avaient été couronnées de succès – que lui et le groupe Moreau avaient précédemment menées. »
Mais… mais… mais… ce sont des complots! Les complotistes auraient-ils donc raison? Je ne puis le croire.
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AlerterVoir ce qu’en dit Frédéric Lordon, j’ai l’impression qu’il en a fait le tour :
https://www.les-crises.fr/le-complotisme-de-lanti-complotisme-par-frederic-lordon/
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AlerterBonjour, article intéressant sur une période pas si lointaine et qui présente beaucoup de similitudes avec la situation d’aujourd’hui. Il me semble néanmoins, et c’est dommage car cela nuit à la fluidité de la lecture et à la précision des informations, que la traduction pourrait être améliorée. Le vocabulaire et les acronymes militaires sont apparemment mal maîtrisés. Bonne journée.
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AlerterNotamment « finding » qui pourrait être traduit par « procès-verbal » dans un contexte administratif. Ça allégerait déjà pas mal ce texte qui est quand même un très très gros morceau.
P.S. j’en profite pour re-re-redemander un login au cas où
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AlerterIl vaut mieux insister sur la section traduction entraide. C’est vrai que l’équipe manque de mains.Merci
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AlerterPeut-être pourriez-vous envisager de rejoindre l’équipe des traducteurs? Elle manque de contributeurs.
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AlerterPourquoi pas. Si mes compétences sont suffisantes. Comment faut-il faire ?
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AlerterIl faut aller sur « l’entraide traduction » et demander des login. Ca prend un peu de temps mais ne pas se décourager. Bonne chance et bienvenue!
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Alerter« l’expansionnisme soviétique » un marronnier éculé ….Comme si l’économie soviétique pouvait pouvaient se permettre ce luxe réservé aux impérialismes occidentaux! L auteur malveillant appelle expansionnisme l’aide au développement qui a sévèrement affecté le niveau de vie des gens. Cf l’aide à Cuba par exemple quand les soviétiques achetaient tout le sucre dont il ne savaient que faire!
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AlerterExcellent article du Seymour Hersh à son meilleur. Au delà il y a une question; la différence d’attitude vis à vis des USA et de leurs intérêts de la part du président Mitterrand. Il est ferme face à eux avec Reagan. En 1986 il refuse que les avions US qui vont bombarder la Libye en représailles contre un attentat visant des GI à Berlin, survolent la France. Quelques années à peine, sous la président de Bush, il leur cède tout allant jusqu’à engager la France dans le conflit en Irak renonçant même à la voie de sortie diplomatique qu’il avait mise au point.
La question de pose :avec quoi Bush « tenait il » Mitterrand ?
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AlerterMoreau est mort au bon moment, non ? Je ne dis pas qu’il a été assassiné mais son équipe et Bush ont eu beaucoup de chance avec sa mort et celle de Casey. Comme quoi, ça tient à pas grand chose
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