Les affaires judiciaires relatives au climat sont sur le point de devenir beaucoup plus intéressantes.
Source : Truthout, Kate Yoder, GRIST
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Plus d’une vingtaine d’actions en justice intentées par des villes et des États visent à faire juger les entreprises du secteur des combustibles fossiles pour avoir trompé le public sur le changement climatique. Mais elles sont restées en suspens dans les limbes juridiques pendant une demi-décennie, les entreprises ayant déployé toutes sortes de manœuvres pour les bloquer. Aujourd’hui, ces actions en justice sont déclenchées par une source inattendue : la Cour suprême, dominée par les conservateurs.
Lundi, les juges ont rejeté les requêtes de Chevron, Shell, BP et d’autres compagnies pétrolières visant à renvoyer ces affaires depuis les tribunaux d’État où elles ont été intentées vers les tribunaux fédéraux, instance considérée comme plus favorable à l’industrie. Le rejet de la Cour suprême met fin à une longue bataille judiciaire, puisque cela veut dire que les affaires instruites par les tribunaux du Colorado, du Maryland, de Californie, d’Hawaï, de Rhode Island et d’autres encore peuvent enfin suivre leur cours – et potentiellement se transformer en procès devant un jury.
« Devoir expliquer ses mensonges devant un jury est le pire cauchemar de l’industrie » , a déclaré Richard Wiles, président du Center for Climate Integrity, une organisation de défense de l’environnement.
La vague de procédures a commencé en 2017, lorsque des villes et des comtés de Californie ont poursuivi une série de compagnies pétrolières, gazières et houillères en invoquant les lois de protection des consommateurs de l’État qui interdisent la publicité mensongère. Les poursuites ont été déclenchées par des révélations montrant qu’ ExxonMobil connaissait les dangers de la combustion des combustibles fossiles depuis 1977, mais avait publiquement jeté le doute sur les données scientifiques et s’était efforcé de bloquer toute législation susceptible de restreindre la pollution par le carbone.
Depuis des années, les compagnies pétrolières tentent de faire renvoyer ces procès devant les tribunaux fédéraux, en soutenant qu’il ne s’agissait pas vraiment de lois sur la protection des consommateurs, mais de la question plus générale du changement climatique, qui relève de la compétence du gouvernement fédéral. Les uns après les autres, les juges ont rejeté ce raisonnement, jusqu’à ce que la question soit portée jusqu’à la Cour suprême. Le mois dernier, l’administration Biden a exhorté la Cour à laisser ces procès devant les juridictions des États, ce qu’elle a fini par faire.
Selon la liste des ordonnances publiées par la Cour lundi, il apparaît que le juge Brett Kavanaugh souhaitait entendre les arguments d’ExxonMobil et de Suncor Energy, mais qu’il n’y avait pas assez de juges de son côté. Le juge Samuel Alito s’est récusé pour des raisons non précisées, bien que certains aient noté qu’il possède des actions chez Phillips 66 et ConocoPhillips, parmi les entreprises de combustibles fossiles qui font pression pour que ces affaires soient portées devant les tribunaux fédéraux.
« Au bout de presque six ans, les choses sont enfin sur le point de devenir intéressantes », a déclaré Karen Sokol, professeure de droit à l’université Loyola de la Nouvelle-Orléans. Ces batailles procédurales ne sont pas seulement chronophages, elles ont aussi été passablement barbantes. Les médias et le public ne sont tout simplement pas captivés par le débat ésotérique sur la question de savoir si une affaire relève des tribunaux fédéraux ou des tribunaux d’État, explique Karen Sokol.
Les groupes industriels ont déploré la décision de la Cour suprême. Un avocat de Chevron a déclaré à Reuters qu’il restait persuadé que ces procédures seraient finalement rejetées par les tribunaux d’État parce que l’ampleur du problème exigeait une réponse fédérale. Un avocat de la branche juridique de la National Association of Manufacturers a déclaré que la décision de la Cour suprême risquait de créer un « patchwork d’approches des tribunaux d’État à l’égard d’importantes questions de politique publique qui sont intrinsèquement fédérales et mondiales par nature ».
La longue période d’attente a au moins eu le mérite de renforcer les accusations contre les compagnies pétrolières, des révélations récentes venant étayer la thèse voulant que celles-ci avaient compris les fondements scientifiques du changement climatique, mais qu’elles avaient dit autre chose au public. Une étude réalisée au début de l’année a révélé que les scientifiques de la compagnie Exxon avaient déjà prévu le changement climatique avec une précision étonnante il y a 40 ans, en quantifiant la manière dont leurs projections correspondaient aux changements de température dans le monde réel. Au cours des derniers mois, une enquête du Congrès sur le rôle joué par l’industrie des combustibles fossiles dans la désinformation du public sur le changement climatique a permis de publier des centaines de pages de documents qui seront produits lors des citations à comparaître à venir. Un courriel interne d’un employé de Shell datant de 2020 indique ,par exemple, que la campagne publique de l’entreprise en faveur d’une réduction à zéro de ses émissions de carbone « n’a rien à voir avec nos plans stratégiques ».
Et maintenant que les procédures judiciaires peuvent se poursuivre, il est probable que d’autres éléments de preuve seront découverts. La prochaine étape importante avant un procès est la « découverte », au cours de laquelle les deux parties tentent de découvrir des éléments de preuve qui pourraient les aider à plaider leur cause devant le tribunal. Cela pourrait être le cas de nouveaux documents concernant ce que les compagnies pétrolières ont appris de leurs scientifiques en interne et dans quelle mesure les dirigeants ont supprimé ces informations ou les ont déformées publiquement. Des employés de l’industrie pourraient également être appelés à répondre à des questions.
« Le système de découverte est très puissant quand il s’agit de dévoiler des informations cachées », plus efficace que certaines agences fédérales, a déclaré Sokol. Une grande partie de ce que le public a appris sur les efforts déployés par l’industrie du tabac pour dissimuler le lien entre cancer du poumon et tabagisme, par exemple, est le fruit de la procédure de communication des pièces. Les fabricants de tabac ont payé des centaines de milliards de dollars en indemnités.
Il n’est toutefois pas garanti que le public puisse consulter ces documents ou les transcriptions des témoins dans les affaires relatives au climat. L’industrie pourrait faire valoir que ces informations relèvent du « secret commercial », a déclaré Wiles. C’est aux juges qu’il revient de décider quelles preuves seront divulguées.
Les documents pourraient être publiés au compte-gouttes, les avocats les joignant à leurs plaidoyers comme preuves à l’appui, selon Wiles, mais il n’est pas exclu qu’ils soient divulgués en une seule fois. Dans le récent procès intenté par Dominion Voting Systems contre Fox News pour diffamation, par exemple, le juge a publié des centaines de pages de documents dans l’intérêt du public, montrant que le personnel de l’entreprise de médias s’était moqué en privé des théories du complot concernant l’élection de 2020, tout les soutenant à l’antenne. Si les compagnies pétrolières décident de régler les affaires de protection des consommateurs avant d’engager un procès, l’une des conditions pourrait être que les documents soient rendus publics, comme cela a été exigé dans le cadre des règlements des procès relatifs au tabac et aux opioïdes.
La procédure de communication des pièces pourrait prendre un certain temps – et les compagnies pétrolières disposent de multiples moyens pour faire encore traîner ces procédures en longueur – mais elles pourraient finalement se retrouver devant des jurys, et là, les compagnies pétrolières devront se défendre d’accusations relatives à une série de tromperies bien documentées, et cela, devant des personnes en chair et en os. Et comme ces affaires se dérouleront toutes dans des tribunaux d’État différents, l’industrie devra mener chaque bataille séparément. « Il nous suffit de gagner dans deux ou trois États pour arriver à quelque chose », a déclaré Wiles, en faisant référence aux villes et aux États qui poursuivent les compagnies pétrolières. « Ils doivent en fait gagner dans tous les États. »
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Source : Truthout, Kate Yoder, GRIST, 30-04-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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6 réactions et commentaires
Ces entreprises sont sûrement mortes de rire car il n’y a aucune preuve scientifique qu’elles aient commis un délit. Certes le droit est le royaume de l’imagination d’où leur volonté d’empêcher les actions juridiques des écolos, mais les avocats de ces entreprises devraient gagner facilement leurs procès et sans doute obtenir des dommages et intérêts.
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AlerterEn effet, je les vois bien se réfugier derrière leur petit doigt en arguant que le client peut faire des médicaments, des engrais, des explosifs, des routes, de la pollution plastique, de l’éléctricité pollutante, du transport polluant avec le produit de leur industrie… oubliant au passage les externalités du processus de production.
L’éternelle question du pourquoi, comment et à quel prix …ce n’est pas juste une décision de justice ; c’est un choix de societé.
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Alerter@ Patrique // 03.06.2023 à 08h51
…/… La vague de procédures a commencé en 2017, lorsque des villes et des comtés de Californie ont poursuivi une série de compagnies pétrolières, gazières et houillères en invoquant les lois de protection des consommateurs de l’État qui interdisent la publicité mensongère. Les poursuites ont été déclenchées par des révélations montrant qu’ ExxonMobil connaissait les dangers de la combustion des combustibles fossiles depuis 1977, mais avait publiquement jeté le doute sur les données scientifiques et s’était efforcé de bloquer toute législation susceptible de restreindre la pollution par le carbone. …/…
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Alerter« Ces batailles procédurales ne sont pas seulement chronophages, elles ont aussi été passablement barbantes. Les médias et le public ne sont tout simplement pas captivés par le débat ésotérique sur la question de savoir si une affaire relève des tribunaux fédéraux ou des tribunaux d’État »
Et ce n’est qu’un début. Le système judiciaire américain fait qu’on ne connaîtra pas l’issue de cette bataille juridique avant un très long moment. Comme disait l’autre, la décision de la Cour suprême n’est pas le commencement de la fin, mais la fin du commencement… Mais elle va permettre un grand déballage bien avant le lointain verdict. Il me tarde de savoir ce que vont dire les grands financiers du camp climatosceptique (les frères Koch etc) quand on confrontera les preuves de la catastrophe climatique à venir qu’ils ont accumulées (et cachées) depuis des décennies avec les campagnes de dénigrement du mouvement écologique qu’ils ont financées à l’aide de spots télé mensongers.
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Alerter« Le système judiciaire américain fait qu’on ne connaîtra pas l’issue de cette bataille juridique avant un très long moment. »
La plupart des systèmes judiciaires de la plupart des pays(et des organisations internationales), qui sont en réalité les seuls contre-pouvoirs officiels pacifiques des pouvoirs politiques, sont en général très largement sous-financés, ce qui facilite la corruption de leurs employé-e-s(trop peu nombreux-ses).
Par ailleurs, alors qu’il se trouve de nombreux bénévoles/volontaires spécialisé-e-s, dévoué-e-s à toutes les causes dans les domaines les plus divers, le milieu très fermé des juristes et autres avocats est parmi les plus « intéressés » des milieux professionels.
Comment, dans ces conditions, mettre en cause les injustices et les infractions perpétrées par les « puissants »?
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AlerterLa raison du plus
fortriche est toujours la meilleure, particulièrement dans les pays qui, comme les USA, basent leur « valeurs » sur la capacité d’une personne ou d’une entreprise à accumuler les profits (toujours au détriment de TOUS les autres, le saccage de l’environnement se faisant au détriment des « gueux » mais ils l’ignorent).Nous sommes donc partis pour une bataille qui va durer des décennies, comme pour le tabac, l’amiante et bien d’autres cas qui ont été glissés sous le tapis.
Quant aux USA, ce « pays idéal », la justice appartient bel et bien à celui qui a les moyens de l’acheter.
Si le combat contre les cigarettiers a été finalement gagné ce n’est PAS parce que la justice de ce pays fait bien son travail, c’est simplement parce que les actionnaire$ sont allés planquer leur fric dans des placements plus rentables…
Tout comme en France pour l’amiante… Les procédures ont été lancées quand les les actionnaire$ des entreprises qui engrangeaient les plus gros bénéfices on décidé d’aller planter leurs profits ailleurs et que la branche s’est cassée la gueule toute seule…
Et dans le cas de l’amiante, c’est au final le con-tribuable qui a payé l’addition pour indemniser les victimes…
C’est beau le capitalisme et les sociétés : Les actionnaires empochent des profits monstrueux puis refourguent leurs « bébés » à des pigeons (souvent l’état corrompu d’ailleurs) ou mettent la clé sous la porte quand ça sent le roussi et c’est l’ensemble de la communauté (sans les actionnaires bien sûr) qui paye les pots cassés.
Quand devront-ils réellement payer ?
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