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26.décembre.201426.12.2014 // Les Crises

[Livre exceptionnel] Les marchands de doute, de Naomi Oreskes et Erick Conway

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Suite de l’article sur le parallélisme Scientifiques / Médias / Population.

Je vous recommande aujourd’hui un livre exceptionnel, et je pèse mes mots : Les marchands de doute, aux éditions Le Pommier.

C’est vraiment un des livres les plus épatants que j’ai lus depuis plusieurs années.

Le pitch

 Ce livre décrit dans une formidable enquête journalistique comment on a façonné l’opinion publique en lui instillant du doute sur des sujets où il n’y en avait plus, pour retarder l’adoption de mesures.

Ce livre traite analyse ainsi dans le détail les stratégies dilatoires mises en oeuvre dans le cas du tabac, les pluies acides, le tabagisme passif et, cerise sur le gâteau, le réchauffement climatique, dont le président Lyndon Johnson disait en 1965 que :

« Notre génération a modifié la composition de l’atmosphère à l’échelle globale en […] augmentant régulièrement la quantité de gaz carbonique résultant de combustibles fossiles. » [Président Lyndon Johnson, message spécial au congrès en 1965]

Mais :

« Le problème avec les Américains, c’est qu’ils ne lisent jamais le compte rendu de la réunion précédente. » [Adlaï Stevenson]

En fait, outre les aspects mercantiles évidents, le raisonnement de certains « experts » est toujours le même : s’il y a un problème collectif réel et grave, il va falloir agir. Donc, il va falloir des lois. Donc plus d’État. Donc moins de liberté individuelle. Donc on va tous mourir égorgés par les communistes. Accepter ceci, c’est « accepter la réalité de l’échec du marché. C’est reconnaître les limites du capitalisme de marché ». « Mais comme le remarqua avec sagesse le philosophe Isaiah Berlin, la liberté pour les loups signifie la mort des agneaux ».

Car le plus formidable dans ce livre, c’est qu’on découvre non seulement que la plupart des « scientifiques » qui soutiennent l’innocuité des choses ne sont en rien des spécialistes du sujet, mais que, pire que tout, on retrouve les mêmes qui niaient les méfaits du tabac 30 ans plus tard nier le réchauffement climatique ! La plupart étant aussi pour les raisons évoquées de féroces néoconservateurs puissamment anticommunistes dans les années 1950 et 1960.

L’argument central

Je résume l’argument fondamental, qu’il faut bien comprendre, en extrayant une citation de la conclusion :

Les protagonistes de notre histoire firent du doute une marchandise parce qu’ils comprirent […] que le doute fonctionne. Et il fonctionne parce que nous avons une vision erronée de la science. Nous pensons que la science produit des certitudes. Par conséquent, si la certitude fait défaut, nous pensons que la science fait défaut ou n’est pas achevée. […] Mais l’histoire nous montre que la science ne produit pas de certitudes. Elle ne fournit pas de preuves. Elle ne fournit qu’un consensus d’experts, fondé sur l’examen minutieux des faits et de leur organisation.

Écouter les « deux versions » sur un problème a du sens lorsqu’il s’agit de débats politiques au sein d’un système biparti. Mais lorsqu’une question scientifique est débattue, il peut y avoir trois, quatre, une douzaine d’hypothèses en compétition qui font l’objet de recherches. […] La recherche produit des preuves qui peuvent finir par régler la question posée. (…] Les « deux versions » disparaissent alors pour ne laisser qu’une connaissance scientifique acceptée. Il peut rester des questions non résolues […] mais en ce qui concerne la question réglée, il n’y a plus que le consensus de l’opinion des experts. C’est cela, la connaissance scientifique. […]

Depuis 1660, la science s’est développée de façon plus qu’exponentielle, mais l’idée fondatrice est demeurée la même : les idées scientifiques doivent s’appuyer sur des faits, et être soumises à acceptation ou rejet. […] Quel que soit l’ensemble des faits, à la fois l’idée et ce qui la soutient doivent être évalués par un jury composé de pairs de la discipline. Tant qu’une opinion n’est pas passée à travers ce filtre – le jugement par les pairs -, ce n’est pas plus qu’une opinion. Seules sont considérées comme des savoirs les idées qui sont acceptées par le collège des experts. […] Inversement, si l’opinion est rejetée, le scientifique honnête est supposé accepter ce jugement, et se tourner vers d’autres problèmes. En science, on n’est pas censé s’accrocher jusqu’à épuisement des opposants. […]

Le journalisme moderne ignore cette réalité. Nous croyons que si quelqu’un n’est pas d’accord, ce désaccord mérite considération, que c’est la règle du jeu. Nous ne comprenons pas que, dans de nombreux cas, cette personne a déjà reçu la considération qu’elle méritait dans les cadres institutionnels de la science. [Lorsque les scientifiques négativistes] exprimèrent leurs opinions auprès du grand public, ils s’écartaient des protocoles institutionnels qui, pendant 400 ans, avaient garanti la véracité des énoncés scientifiques.

Nombre des points de vue de nos contradicteurs avaient déjà été discutés dans les cercles scientifiques et n’avaient pas franchi le test de l’évaluation par les pairs. Ces points de vue ne pouvaient par conséquent être considérés comme scientifiques, et nos protagonistes auraient dû aller travailler sur d’autres questions. En un sens, il furent de mauvais perdants. Les arbitres avaient rendu leur verdict, mais nos contradicteurs refusèrent de s’y plier. […] Normalement, les scientifiques confrontent leurs résultats dans les lieux consacrés au travail scientifique – universités, laboratoires, agences gouvernementales, conférences et ateliers. Ils ne lancent pas de pétitions, en particulier pas de pétitions publiques, dont les signataires peuvent ne rien comprendre au sujet en question. […]

De plus, dans la plupart des cas, ils n’avaient même pas soumis leurs idées à l’évaluation des pairs. […]

Nous devons faire confiance aux experts scientifiques sur des sujets de science, parce qu’il n’y a pas d’autre alternative crédible. Et comme les scientifiques n’ont (dans la plupart des cas) cas de patente, nous devons faire attention à ce qu’ils sont vraiment – en nous informant que ce qu’ils ont fait, leurs recherches passées et présentes, les lieux où ils soumettent leurs résultats pour évaluation et les sources de financement qu’ils reçoivent. […]

Prendre des décisions rationnelles, c’est agir à partir des informations dont nous disposons, même si nous devons accepter qu’elles soient sans doute imparfaites et que nos décisions devront peut-être être revues et révisées à la lumière d’une information nouvelle. Car, même si la science ne délivra pas de certitude, elle a tout de même un passé d’une remarquable robustesse. […]

Au début des années 1960, un des épidémiologiques les plus connus au monde, Robert Browing, qui, au début, ne croyait pas que fumer pouvait être mortel, fini par admettre que la masse des faits suggérait que c’était bien le cas. En réponse à ceux qui en doutaient encore et qui réclamaient encore plus de données, il écrivit : « Tout travail scientifique est incomplet – qu’il s’agisse de travail expérimental ou d’observation. Tout travail scientifique est susceptible d’être contredit ou modifié par l’avancement des connaissances. Ceci ne doit pas pour autant nous inciter à ignorer ce que nous savons déjà, et à remettre à plus tard une action à laquelle nos connaissances nous incitent à un moment donné. Qui sait si le monde ne va pas finir cette nuit ? Certes, mais sur la base de ce que nous savons, la plupart d’entre nous se prépareront à se rendre au travail à 8h30 demain. » […]

Une confiance aveugle occasionnera autant de problèmes qu’une défiance totale. Mais sans une certaine confiance en nos experts patentés – les hommes et les femmes qui ont dédié leur vie à décortiquer des questions difficiles sur le monde naturel dans lequel nous vivons -, nous sommes paralysés, ne sachant plus si nous devons nous préparer pour aller au travail le lendemain matin. […]

S.J. Green, directeur de recherche pour le British American Tobacco, qui reconnaissait finalement que son industrie s’était mal comportée, non seulement moralement, mais aussi intellectuellement, déclara : « L’exigence d’une preuve scientifique est toujours la bonne formule pour l’inaction et la temporisation, et c’est d’habitude la première réaction du coupable. Le fondement adéquat d’une prise de décision, bien sûr, c’est tout simplement ce qui parait raisonnable dans les circonstances du moment. »

La métaphore du procès

Les auteurs emploient également la métaphore très éclairante du procès. Par exemple, le débat autour du réchauffement climatique est comme un procès pour meurtre où vous seriez juré.

Vous n’avez pas assisté au meurtre de visu, mais il va vous falloir juger. Par hypothèse, il va vous falloir faire confiance, analyser les preuves, écouter les experts et, enfin, décider. Peut-être un expert contredira les 49 autres unanimes. Peut-être l’avocat de la défense expliquera-t-il que l’arme du crime a été placée chez lui par les policiers ou le prévenu évoquera-t-il un homme en noir qui l’aura obligé à tuer sa femme, ou que son ADN a été volontairement placé sur les lieux par le vrai coupable. L’avocat de la défense demandera en permanence de nouvelles « preuves définitives », pour acquérir la « certitude ». Mais c’est impossible, par nature.

Ainsi, vous n’aurez aucune certitude. Mais vous condamnerez si vous estimez que vous doute sont en dessous d’un niveau raisonnable.

Sur le réchauffement climatique, la communauté des experts ne doute plus. Quelques pourcents continuent le combat, mais ils sont trop peu nombreux pour que le grand public ou les médias doivent les prendre en considération – qu’ils continuent à essayer de convaincre leurs pairs dans les cénacles clos de la science, et cessent de paralyser l’action – sans quoi, on acquittera 100 % des prévenus faute de certitude absolue.

Donner de l’audience à ces idées (qui DOIVENT être exposées, rappelons-le, mais pas dans le grand public, il y a des lieux pour cela), au nom de « démocratie », « débat », « équilibre », « liberté de pensée », c’est en fait prendre parti contre la science, et contribuer à semer le doute, pour récolter l’inaction. Et sur de nombreux sujets, l’inaction est criminelle – comme cela le serait d’offrir le 20 heures au professeur XXX, payé par les cigarettiers, qui expliquerait qu’il pense que le tabac ne donne pas le cancer, ou qu’on attrape pas le SIDA par le sexe… Ce serait irresponsable.

Plus largement, et face au très large consensus scientifique, on peut dès lors se demander « mais que faut-il de plus à ceux qui doutent pour que nous agissions » ? 100 % des scientifiques d’accord ? Cela n’arrivera jamais – entre les incompétents, les super égos, ceux qui ont l’esprit de contradiction et, surtout ceux achetés par les industriels .. 100 ans d’observation de plus ? Oui, c’est sûr que cela serait mieux, mais il sera probablement bien trop tard… Bref, tout est bon pour ne rien faire face aux problèmes…

Bonus exclusif

Si le sujet vous intéresse, j’ai obtenu l’accord de l’éditeur (que je remercie – et achetez ce livre si ce sujet vous plait !) pour reproduire l’introduction du livre, que vous pouvez télécharger ici.

Les marchands de doute

Commentaire recommandé

madake // 26.12.2014 à 03h14

Je vais lire cet ouvrage, mais la lecture de l’introduction me fait terriblement penser à deux autres ouvrages portant non seulement sur le réchauffement climatique, mais sur la consommation en général et la santé.

Si Olivier accepte ces citations, voici les titres :
24h sous influences, de Roger Lenglet

et si vous voulez aller plus loin, avec moultes citations d’ouvrages et de références

la fabrique du mensonge, de Stéphane Foucart.

Y sont exposés avec une limpide clarté la mécanique mise en oeuvre, permettant à de puissants lobbies et regroupements d’intérêts industriels, de financer des « scientifiques » pour contrer, semer le doute, discréditer des chercheurs et des travaux, par des procédés cyniques et impliquant une mécanique bien rôdée.
Ces ouvrages et ces procédés sont effrayants, par le déni de responsabilité qu’ils montrent, mais surtout parce qu’ils impliquent obligatoirement une infrastructure, des juristes et des réseaux de communication profondément intégrés dans les réseaux de tous les médias, et surtout des finalités allant contre les intérêts des populations…
De suite celà pose la question :
Qui les finance?
Pour qui travaillent-ils?
depuis quand ces réseaux sont-ils à l’oeuvre?
Car il serait bien naïf d’imaginer, candidement, qu’ils aient pu être créé pour l’occasion du moment.
Ils sont en place depuis de longues années, et n’envisagent pas de prendre leur retraite.
Vous y apprendrez, comment les producteurs de pesticides sèment le doute sur la disparition des abeilles, comment on met en place de la contestation du réchauffement climatique, l’opération Heidelberg, comment les cigarettiers ont engagé à l’année des cabinets d’avocat, de scientifiques, pour lancer des contrefeux sur les nuisances du tabagisme, comment on a zappé tout contrôles des nano-produits, au prétexte que les nanos ne sont pas des produits chimiques, mais qu’ils relêvent de la physique quantique…
Un éclairage cru, sur les rouages des transnationales, et leurs vues sur le monde

141 réactions et commentaires - Page 2

  • Caramba! // 26.12.2014 à 19h25

    Je ne suis pas scientifique mais un enfant de 5 ans comprendrait le problème.
    Nous vivons sur une planète protégée par l’atmosphère.
    Rien ne sort de notre bulle, la pollution que nous créons reste prisonnière de notre bulle.
    Il est naif de penser que notre pollution disparait par enchantement.
    Elle se stocke tout simplement.En 60 ans de machinisme, nous avons crée bcp de pollution.
    Plus que depuis l’avènement de l’Homo.
    Forcément, à un moment donné, y aura un gros blème.
    C’est comme dans une pièce fermée où vous mettriez 50 fumeurs de cigares.Si vous n’ouvrez jamais la porte, ils mourront axphyxiés.

      +2

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    • Richard // 26.12.2014 à 20h30

      Argument? Même sans fumée, cinquante personnes enfermées dans une pièce finissent asphyxiées également.

        +4

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  • theuric // 26.12.2014 à 21h35

    L’imbécile croit toujours que remettre en question reviendrait à remettre en cause.
    Le doute n’est que le questionnement du monde, il est donc logique que l’on puisse apposer du doute sur le doute lui-même.
    Peut-on découvrir de la nouveauté lorsque le sens du monde est d’évidence?
    Parce que, après tout, cherchons-nous à comprendre le monde ou à lui donner sens?
    Seulement ne faire que donner sens au monde ne risquerait-il pas de nous égarer dans les méandres des apparences toujours trompeuses?
    Une théorie n’a-t-elle pas pour but premier de rendre compte des invariants passés, présents et futurs, d’où sa valeur absolue de son caractère prédictif?
    Et la valeur d’un fait observé n’est-elle pas en relation directe avec le temps nécessaire pour que ce fait observé se développe?

      +1

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  • MESSAGE DE MODERATION // 26.12.2014 à 21h38

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    Merci pour la culture des lecteurs de donner des liens qui permettent d’étayer les affirmations et de ne pas se contenter d’affirmations gratuites comme
    “S’il y avait réchauffement climatique réel sur cette planète, ce qui n’est pas le cas”,
    ou
    “La fonte des glaces est un mythe pour tenter de conforter le nouveau dogme du réchauffement climatique ”

    Les messages visés sont supprimés (et ceux y avaient répondu, pour raison de lisibilité du blog), à vous de les re-créer le cas échéant en les étayant, le but du blog n’est pas que chacun arrive et raconte ce qui lui passe par la tête et de faire une discussion de café, mais d’expliciter des positions et de fournir des éléments qui permettent à chacun d’avancer dans ses réflexions.

    Relire la charte du blog si besoin.
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      +6

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