Les Crises Les Crises
7.décembre.20247.12.2024 // Les Crises

Les relations Chine-Inde s’appaisent. Qu’est-ce que cela signifie vraiment ?

Merci 22
J'envoie

Les deux puissances ont décidé de se désengager militairement de leur frontière commune – un premier pas, selon certains.

Source : Responsible Statecraft, Kudrat Wadhwa
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Juste avant le sommet des BRICS de 2024, qui s’est tenu la semaine dernière en Russie, le ministère indien des Affaires étrangères a fait une annonce : un accord de désengagement historique entre l’Inde et la Chine.

Selon cet accord, les deux parties réduiront le nombre de leurs troupes aux deux points de friction non résolus à la frontière entre l’Inde et la Chine et reprendront leurs patrouilles habituelles d’avant leur affrontement frontalier meurtrier de 2020. Plus tard, lors du sommet, le Premier ministre Narendra Modi et le président chinois Xi Jingping ont tenu une réunion bilatérale, qui a été beaucoup plus civile que leur réunion de l’année dernière, signalant un dégel dans les relations tendues entre l’Inde et la Chine.

Cette nouvelle est particulièrement importante pour les États-Unis, qui se sont rapprochés de l’Inde au cours des dernières décennies, partant du principe qu’il s’agissait d’un partenaire potentiellement puissant pour contrebalancer la Chine.

L’Inde et la Chine entretiennent des relations largement pacifiques, bien que parfois tendues, depuis le milieu du XXe siècle, lorsque l’Inde a obtenu son indépendance des Britanniques et que le parti communiste chinois a créé la République populaire de Chine. L’Inde a été le premier pays non communiste d’Asie à reconnaître la République populaire de Chine (RPC) en 1950. Mais les relations entre l’Inde et la Chine se sont détériorées en 1959, lorsque l’Inde a accordé l’asile au Dalaï Lama et lui a permis d’établir un gouvernement tibétain en exil, tout en accueillant des milliers de réfugiés tibétains.

Plus tard, les deux pays se sont affrontés lors de la guerre sino-indienne de 1962, qui s’est terminée lorsque la Chine a déclaré unilatéralement un cessez-le-feu en novembre de la même année, et que les troupes chinoises se sont retirées sur leur position d’avant-guerre. Au fil des ans, l’Inde s’est également opposée à ce que la Chine arme et soutienne le Pakistan, le plus grand adversaire de New Delhi, doté de l’arme nucléaire.

Au cours des cinquante dernières années, sous le règne de Modi, les relations entre la Chine et l’Inde ont connu des hauts et des bas, même si les deux pays continuent à entretenir des liens économiques solides. (La Chine demeure le principal partenaire économique de l’Inde.) Lorsque des troupes chinoises ont pénétré dans des zones traditionnellement surveillées par l’Inde le long de leur frontière contestée, appelée la « ligne de contrôle effective » (LAC), une mêlée a éclaté entre les deux parties dans la vallée de Galwan en juin 2020, entraînant la mort de plus de 20 soldats indiens et d’au moins 4 soldats chinois.

Les Chinois ont justifié leurs actions en disant qu’ils s’opposaient aux projets d’infrastructure indiens de leur côté du coude de Galwan, tandis que les Indiens affirmaient que le pont qu’ils avaient construit se trouvait à plus de sept kilomètres de la LAC, bien en deçà de la zone qui leur avait été attribuée.

L’affrontement a eu lieu au plus fort de la pandémie de Covid et, lorsque l’intrusion chinoise a eu lieu, les principaux médias indiens, qui considèrent généralement le Pakistan comme la plus grande menace pour Delhi, ont attiré l’attention de l’opinion publique sur un autre ennemi : la Chine. Les présentateurs des journaux télévisés ont régulièrement qualifié le SRAS-CoV-2 ou le Covid de « virus de Wuhan », bien que de nombreux experts médicaux aient rejeté ce terme en le qualifiant de xénophobe. En l’espace d’une semaine, le gouvernement indien a interdit TikTok, qualifiant l’application de média social de « menace pour la souveraineté et la sécurité de l’Inde. »

L’industrie cinématographique hindie a suivi le gouvernement : les réalisateurs indiens ont promis de ne pas distribuer leurs films sur le marché chinois. La même tendance a été observée dans les médias chinois, avec le journal nationaliste Global Times en tête.

Dans ce contexte, le nouvel accord, ainsi que la rencontre ultérieure entre Modi et Xi Jingping, lors du sommet des BRICS en Russie, pourraient changer radicalement la dynamique entre les deux grandes superpuissances d’Asie.

Bien que l’Inde ait connu une croissance économique significative depuis l’arrivée au pouvoir de Modi, les bénéfices ont été inégalement répartis et le taux de chômage du pays reste élevé. Cela signifie que si l’Inde veut continuer à prospérer, elle a besoin des investissements chinois, selon Sushant Singh, conférencier au département d’études sud-asiatiques de l’université de Yale. Singh, qui a servi dans l’armée indienne pendant 20 ans, a déclaré que la pression croissante exercée par les géants indiens de l’industrie, tels que le groupe Adani, qui souhaitent embaucher des travailleurs chinois et faire plus d’affaires avec le pays en général, pourrait avoir contribué à la détente entre Modi-Xi et l’Inde.

Quelle est donc la place des États-Unis dans tout cela ? « Il n’y a pas de danger à faire trop de cas des efforts déployés cette semaine par Modi et Xi », peut-on lire dans un article publié la semaine dernière par l’Atlantic Council. L’auteur, Frederick Kempe, patron du Council, affirme que pendant des décennies, Washington a vu à tort le reste du monde à travers « le prisme de ses propres ambitions en matière de sécurité » et qu’il est crucial de comprendre la politique étrangère de l’Inde selon son propre point de vue.

L’Inde est membre à la fois de la Quad et de l’Organisation de coopération de Shanghai, et bien sûr des BRICS. Cela correspond également à la position historique du pays pendant la Guerre froide, lorsqu’il a choisi de rejoindre le mouvement des non-alignés, une coalition de pays en développement qui ne souhaitaient pas « choisir » un camp entre le bloc capitaliste dirigé par les États-Unis et le bloc communiste dirigé par l’Union soviétique.

À l’époque, l’Inde penchait davantage pour le socialisme et, sous la Première ministre Indira Gandhi, elle a signé le traité indo-soviétique d’amitié et de coopération en 1971. « C’est l’héritage d’aujourd’hui. Lorsque Modi embrasse Poutine, il est ancré dans l’expérience soviétique », a déclaré Eric Olander, fondateur du China Global-South Project, un projet qui documente l’influence de la Chine dans les pays du Sud. Bien que la proximité entre Poutine et Modi puisse rendre Washington nerveux, étant donné les déclarations publiques de Poutine et de Xi sur leur volonté de défier l’hégémonie occidentale et d’établir un ordre mondial multipolaire, il est important de comprendre que l’Inde marche à son propre rythme.

« L’Inde n’est ni occidentale et ni anti-occidentale », a déclaré le ministre indien des affaires étrangères, S. Jaishankar, lors d’une conférence au début de l’année, ajoutant que les relations de l’Inde avec l’Occident s’amélioraient « de jour en jour. »

Lors du sommet des BRICS qui s’est tenu la semaine dernière à Kazan, Poutine a dévoilé la proposition de la Russie de mettre en place un système de paiement des BRICS, le BRICS Pay, dans le cadre des efforts plus vastes déployés par la Chine et la Russie pour dédollariser leurs économies. L’Inde, cependant, ne partage pas exactement les mêmes ambitions : pour Modi, il ne s’agit pas seulement d’un désir de s’attaquer au dollar américain, mais plutôt d’un désir d’hégémonie de la roupie indienne, selon Singh. « Une monnaie des BRICS serait le yuan, pas la roupie. Si c’était la roupie, les Indiens l’apprécieraient », a-t-il ajouté.

« En tant qu’Américains, nous croyons encore à un schéma simple de type « bon contre mauvais » : soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous », a déclaré Olander. « Mais l’Inde est profondément attachée à son autonomie stratégique. Je ne vois pas un dirigeant indien s’aligner totalement sur l’une ou l’autre des grandes puissances. »

Selon Singh, le rapprochement entre Modi et Xi soulèvera à Washington des questions sur l’utilité politique de l’Inde pour la grande stratégie des États-Unis, questions que certains secteurs américains se posent déjà. Ils se demanderont : « L’Inde est-elle vraiment la tête de pont, le rempart contre la Chine que les États-Unis recherchent ? » a-t-il déclaré.

Ou, comme l’a affirmé Kempe de l’Atlantic Council : « [l’Inde] ne sera ni pro-américaine ni anti-chinoise. Elle agira en fonction de la manière dont elle calcule ses propres intérêts nationaux. »

*

Kudrat est journaliste et rédacteur en chef en Inde. Les opinions exprimées par les auteurs sur Responsible Statecraft ne reflètent pas nécessairement celles du Quincy Institute ou de ses associés.

Source : Responsible Statecraft, Kudrat Wadhwa, 30-10-2024

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation. 

Commentaire recommandé

Fritz // 07.12.2024 à 12h13

En 1992, un journaliste américain de Time avait posé cette question à Narasimha Rao, Premier ministre indien :
« Quel sens a votre politique de non-alignement maintenant que la guerre froide est terminée ? »

Le prédécesseur de Modi avait répondu :
« Ce n’est pas parce qu’il ne reste qu’un seul bloc que nous devons nous aligner dessus ».

Les dirigeants zeuropéens seraient bien inspiré de méditer cette sagesse indienne. Mais c’est trop leur demander.

11 réactions et commentaires

  • Lt Briggs // 07.12.2024 à 10h42

    « « L’Inde n’est ni occidentale et ni anti-occidentale (…) Elle agira en fonction de la manière dont elle calcule ses propres intérêts nationaux » »

    C’est la voix de la sagesse. Refuser l’agenda guerrier occidental et sa vision binaire des relations internationales doit être un impératif. L’Inde n’a aucun intérêt à devenir le pion d’une autre puissance, quelle qu’elle soit.
    L’autre danger c’est de se cantonner à une haine stérile de l’occident, et donc à prendre le contre-pied systématique des politiques américaines, ce qui signifierait à coups sûr une stratégie incohérente tant les positions à Washington sont changeantes car soumises tous les 4 ans à un mauvais cirque électoral.
    L’Inde de Modi a su trouver un subtil équilibre sur le plan international, non pas par un dangereux isolement, mais au contraire à travers des partenariats variés jusqu’ici relativement peu contraignants que sont l’OCS, les BRICS et le quad. C’est une puissance stabilisatrice. Qu’elle bascule nettement vers l’un ou l’autre camp, elle lui donnerait alors un avantage certain, mais abandonnerait du même coup sa neutralité et se retrouverait entraînée dans un potentiel conflit dévastateur.

      +6

    Alerter
    • Fritz // 07.12.2024 à 12h13

      En 1992, un journaliste américain de Time avait posé cette question à Narasimha Rao, Premier ministre indien :
      « Quel sens a votre politique de non-alignement maintenant que la guerre froide est terminée ? »

      Le prédécesseur de Modi avait répondu :
      « Ce n’est pas parce qu’il ne reste qu’un seul bloc que nous devons nous aligner dessus ».

      Les dirigeants zeuropéens seraient bien inspiré de méditer cette sagesse indienne. Mais c’est trop leur demander.

        +10

      Alerter
    • Dominique65 // 08.12.2024 à 09h15

      En fait, aucun des dirigeants des pays évoqués ici n’a déclaré être anti-occidental. Par contre, ils sont contre l’hégémonie occidentale. Ce n’est pas la même chose.

        +5

      Alerter
  • Fritz // 07.12.2024 à 12h15

    Ce n’est pas le sujet de l’article, mais j’aimerais un ou quelques articles sur l’annulation de l’élection présidentielle en Roumanie, à quelques heures du second tour.
    https://www.lefigaro.fr/international/roumanie-la-cour-constitutionnelle-annule-l-election-presidentielle-sur-fond-de-suspicion-d-ingerence-russe-20241206
    Lisez les commentaires des lecteurs, beaucoup ne sont pas dupes : c’est un coup d’État anti-démocratique, avalisé par l’UE-OTAN.

      +9

    Alerter
  • Ke20 // 07.12.2024 à 13h02

    D’après ce que je comprends , Modi est au pouvoir depuis 50 ans ?

      +2

    Alerter
    • Lt Briggs // 07.12.2024 à 14h03

      C’est une coquille en effet. L’article original disait « In the past half-decade, under Modi’s reign », et a été traduit par « Au cours des cinquante dernières années, sous le règne de Modi » alors qu’il aurait fallu écrire « Au cours de la dernière demi-décennie, sous le règne de Modi ».

        +3

      Alerter
    • Fritz // 07.12.2024 à 14h05

      Il y a cinquante ans, le Premier ministre indien était… Indira Gandhi !

        +0

      Alerter
  • Fritz // 07.12.2024 à 13h09

    Xi Jinping et Modi se rapprochent ? Pourquoi ?…. Bon sang mais c’est bien sûr !
    https://www.fnac.com/a17649541/Julien-Theron-Le-Pacte-des-autocrates
    Quand j’ai vu ce bouquin à la Fnac, je suis resté hilare un bon quart d’heure. J’avoue avoir lu seulement les première et quatrième de couverture pour ne pas pis·ser de rire sur la moquette.

      +6

    Alerter
  • Lt Briggs // 07.12.2024 à 14h18

    Dans la même veine, je vous « conseille » ce bouquin : https://www.fnac.com/a13698012/Bernard-Henri-Levy-L-Empire-et-les-cinq-rois
    Tout y est : lutte inexpiable du Bien contre le Mal, raccourcis, amalgames, terrorisme intellectuel, etc.

      +5

    Alerter
  • Myrkur34 // 08.12.2024 à 06h09

    https://www.lepoint.fr/monde/le-cricket-une-passion-indienne-30-12-2023-2548654_24.php#11

    Niveau passion, l’Inde est raide dingue du cricket. (voir ci-dessus)

    Pour l’adjacent de l’article, à part avoir lu le bouquin de Boulet « Dans la peau d’un intouchable » mais çà date un petit peu quand même.. Et pour la Chine, le début c’est Tintin et l’interjection  » sale niak » dans le Lotus Bleu d’un honorable correspondant de l’Oncle Sam, dans la concession internationale de Shangaï..
    Pour pousser plus loin que la page souvenir, Inde+Chine+Pakistan pour les trois plus grands du coin =+ de trois milliards d’habitants ! Moi çà me fait peur un peu comme pour les fourmis manioc..
    Pourquoi voulez vous donc qu’ils se mettent la pâtée comme deux fois les européens au 20ième siècle ? D’une part, il suffit d’externaliser sa pression démographique constante sur la vaste planète et d’autre part attendre le gap de fin du monde occidental.
    Bien sûr, cela fait très yakafaukon comme argumentation mais dés fois être juste con cela permet d’advenir, sans même aucun malentendu. :o)

      +1

    Alerter
  • RV // 10.12.2024 à 13h49

    Aucun commentaire ne l’évoque, pas plus que l’article, j’ai lu je ne sais plus où, donc je ne peux citer la source, que ce rapprochement de la Chine avec l’Inde, pourrait être en rapport avec la préparation de sa confrontation « annoncée » avec les États-Unis d’Amérique du Nord notamment en mer de Chine.

      +1

    Alerter
  • Afficher tous les commentaires

Les commentaires sont fermés.

Et recevez nos publications