Source : The Guardian, Julian Border, 27-01-1999
Mercredi 27 janvier 1999
Une nouvelle preuve révèle que l’architecte involontaire de la chasse aux sorcières de McCarthy était un agent soviétique. Julian Border parle de l’étrange cas de Samuel Dickstein.
Comme les pathologistes essayent d’expliquer une bizarre épidémie virale, les historiens américains se sont penchés sur le cas du phénomène McCarthy depuis une cinquantaine d’années, s’acharnant à expliquer comment un petit groupe de législateurs, le comité des activités anti-américaines de la Chambre, a réussi à paralyser la démocratie américaine et à marquer une génération entière. Mais le grand et ironique secret à propos de la formation du comité n’émerge que maintenant, à Moscou. Selon des dossiers du KGB récemment déterrés, le fondateur du comité, l’homme qui a pavé le chemin de la chasse aux sorcières du sénateur Joe McCarthy, était un espion soviétique.
Il s’appelait Samuel Dickstein, élu démocrate de Manhattan qui a créé le prototype du Comité en 1934 comme moyen de traquer les nazis locaux. Sa campagne contre la propagation du fascisme américain et son poste d’après-guerre comme juge à New York, sont honorés par une collection commémorative de ses écrits dans les Archives des Juifs Américains.
Mais pour le NKVD ( précurseur du KGB), Dickstein était un homme important, bien que dérangeant, un agent qui, à cause de ses penchants mercenaires, mérita le nom de code « Crook » (Escroc). Pendant seulement un peu plus de deux ans, à la veille de la seconde guerre mondiale, ses contacts pensaient qu’il valait son pesant d’or. Ce fut la seule fois, et autant qu’on le sache, la dernière, que les maîtres soviétiques de l’espionnage ont réussi à « acheter » un membre du Congrès.
La carrière d’espion de Dickstein a été révélée aujourd’hui au grand jour grâce à un accord passé par les éditeurs américains Random House avec un réseau de « vieux briscards » du KGB, l’Association des Officiers Retraités du KGB. En échange d’un gros paiement cash, deux chercheurs, Allen Weinstein, expert en espionnage américain, et Alexandre Vassiliev, un agent russe en retraite, ont eu environ deux années, entre 1994 et 1996 pour fouiller dans un tas de dossiers du KGB. Ils ont été alors en mesure de comparer ce qu’ils avaient trouvé avec les interceptions américaines des communications de renseignements soviétiques de l’époque.
Dans leur livre, The Haunted Wood, Weinstein et Vassiliev décrivent une Amérique inusuelle, où certains des plus riches et des plus brillants de l’ère New Deal ont rivalisé pour espionner pour le compte de Staline. Ce fut le point culminant de la gauche américaine. The Haunted Wood décrit un monde où : « Des communistes déclarés ou cachés, des socialistes démocratiques, des ouvriers agricoles militants, et les démocrates fidèles à Roosevelt ont trouvé un terrain d’entente au sein des nombreuses nouvelles agences et des anciens ministères du gouvernement de FDR (Franklin Delano Roosevelt) ». Les espions qui ont poussé dans ce ferment sont apparus sous de nombreuses formes. À côté de Dickstein, qui vendait ses services principalement pour de l’argent, il y avait des mordus égalitaristes de la politique du New Deal, devenus espions par conviction antifasciste, et la fille de l’ambassadeur américain à Berlin, qui le faisait pour l’amour et le sexe.
Un autre traître démasqué par Weinstein et Vassiliev est Lawrence Duggan, chef de la section sud-américaine du département d’État de Roosevelt, qui apparemment mourrait d’envie de porter un coup secret en faveur du socialisme.
Selon Boris Bazarov, chef de la section de Washington, Duggan a dit à ses contacts soviétiques : « La seule chose qui l’a maintenu à son poste détestable au département d’Etat où il n’est pas sorti de son smoking pendant deux semaines, assistant tous les soirs à une réception, c’était l’idée d’être utile à notre cause ». D’après les documents du NKVD, Duggan se présentait comme un membre typique d’un groupe substantiel de jeunes intellectuels américains, qui comprenaient Alger Hiss, une autre étoile montante du département d’État à la fin des années 30. Leur foi en « l’american way of life » avait été ébranlée par le crash de Wall Street et la Dépression, et ils voyaient l’Union Soviétique comme le plus efficace et dernier bastion contre Hitler.
Dickstein était différent. Il avait 42 ans quand il prit contact pour la première fois avec des agents soviétiques en 1937. Alors, il était membre du Congrès pour le Lower East Side depuis 15 ans, et très impliqué dans le monde corrompu de la politique de la « grande cité ». Il y a des preuves qu’il avait demandé des dessous de tables pour aider des immigrants à obtenir des visas américains.
Dans The Haunted Wood, ce new-yorkais né en Lituanie apparaît comme un joueur blasé et cynique. Il donnait un prix à ses informations, et laissait savoir qu’il était disponible pour la meilleure enchère. Il a commencé à proposé des détails sur des Russes de droite vivant aux États-Unis, mais en arriva à procurer des renseignements secrets sur le budget de guerre de 1940.
Il exigea 2 500 dollars par mois pour son travail et il se plaignait amèrement quand on lui proposa à la place un cinquième de cette somme. C’est à ce moment que ses contacts l’ont appelé le « Crook » (escroc). L’un d’eux a noté dans son rapport à Moscou : « Nous sommes pleinement conscients d’à qui on a affaire. « Crook » justifie complètement son nom de code. C’est un type sans scrupules, cupide, qui consent à travailler pour l’argent, un arnaqueur très malin ». Lorsque les Soviétiques ont suspendu les paiements – en soupçonnant (avec une certaine justification) qu’ils étaient victimes de ragots largement accessibles à des prix absurdement élevés – Dickstein s’est plaint qu’il avait été payé par les services secrets britanniques « sans qu’il se posent de questions ».
Weinstein, un observateur de l’espionnage américain expérimenté, déclara que lui et Vassiliev (qui vit à présent en Angleterre) furent incapables de prouver les affirmations de Dickstein prétendant être un agent anglais à temps partiel, car nos dossiers de renseignements de cette époque restent sous scellés. « C’était ce qu’il prétendait, c’était peut-être de la vantardise. Pour le moment on ne peut rien affirmer », dit Weinstein.
Mais le contact soviétique de Dickstein, Peter Gutzeit, l’a pris au mot et fut pris de court par une promiscuité aussi osée : « Nous sommes choqués », pleurnicha Gutzeit devant ses supérieurs, « mais c’est normal ». Dickstein voyait clairement que la vente de secrets était un à-côté lucratif de son travail législatif, maximisant le rendement financier de ses fonctions. Mais en feuilletant certains de ses dossiers personnels aux Archives nationales, il est au moins possible de concevoir un autre aspect, plus sympathique de Dickstein.
Les dossiers suggèrent qu’il est allé à la recherche des roubles du NKVD seulement après que sa croisade autoproclamée contre les nazis eut macéré dans un Congrès imprégné d’antisémitisme pour se transformer dans la chasse aux sorcières anti-rouge que cela est finalement devenu.
Dans une allocution à la radio de décembre 1933, Dickstein a exposé le cas de son Comité spécial sur les activités anti-américaines. En tant que président du Comité de l’immigration et de la naturalisation, il a déclaré qu’il avait découvert suffisamment de preuves de l’infiltration allemande « pour définir le gouvernement nazi ici comme la menace la plus dangereuse pour notre démocratie qui ait jamais existé ».
Il a attiré l’attention sur de nouvelles organisations pro-nazies qui avaient vu le jour aux États-Unis, comme les Friends of New Germany, et les Silver Shirts of America, qui défendaient la création d’une société aryenne pure sur le plan racial et la ségrégation des Juifs.
Lorsque sa proposition fut présentée à la Chambre en mars 1934, elle rencontra cependant une résistance déterminée. Un membre du Congrès a mis en garde contre une « enquête sur le gouvernement allemand ou la soi-disant » persécution « des Juifs en Allemagne ».
Un autre membre du Congrès, du Texas, a écrit des paroles sur la tolérance de son État à l’égard des Juifs. « J’ai toujours été ami avec la race juive. Nous avons joué ensemble quand nous étions enfants… Certains de mes amis les plus proches dans la vie étaient juifs. Dans tous les endroits du Texas où j’ai vécu, il n’y a eu aucune discrimination contre les Juifs ». En tant qu’immigrant juif lui-même, Dickstein aurait été aussi conscient des réalités des Etats du sud de l’Amérique que de la détresse des Juifs en Allemagne. Mais pour gagner sa récompense, il a dit ce qu’on attendait de lui, promettant au Congrès que : « Ce comité n’a rien à voir avec les affaires menées en Allemagne… Nous ne sommes pas intéressés par ce qui se passe en Allemagne ». Dickstein a obtenu son comité, mais la présidence a plutôt été confiée à John McCormack du Massachusetts, qui a réparti ses enquêtes de façon égale entre les sympathisants nazis américains et divers groupes de gauche, y compris les syndicats. En 1937, Dickstein a commencé à chercher d’autres débouchés pour son zèle anti-nazi et est devenu un agent soviétique rétribué.
Lorsque le comité a été reconstitué en 1938 sous le nom de House Un-American Activities Committee (HUAC) (Comité des activités anti-américaines de la Chambre) sous la direction de Martin Dies, homme de droite, il s’est consacré presque entièrement à la poursuite des présumés communistes. Dickstein n’a pas réussi y obtenir un siège. En 1939, il a regardé impuissant, les chemises brunes américaines, sous la direction du « Führer américain », Fritz Kuhn, se rassembler dans Madison Square Garden.
N’ayant pas accès aux rouages internes du HUAC, il a perdu de son intérêt pour ses maîtres espions soviétiques. Après lui avoir payé un total de 12 000 dollars (actuellement, environ 133 000 dollars), le NKVD décida en 1940 qu’il causait plus de problèmes qu’il n’en valait.
Après cinq autres années au Congrès, Dickstein a servi comme juge à New York jusqu’à sa mort en 1954. Le sénateur Joseph McCarthy est tombé en disgrâce la même année, mais à cette époque, la création mutante de Dickstein avait fait fureur aux États-Unis.
Le comité lui-même a continué tant bien que mal jusqu’en 1976, année où le Congrès l’a finalement éliminé. Les dommages qu’il a causés à la société américaine sont encore visibles aujourd’hui – par exemple dans l’aversion presque physique pour le socialisme et la social-démocratie. Après toutes ces années, il est tout à fait approprié de constater que c’était l’idée d’un traître.
Source : The Guardian, Julian Border, 27-01-1999
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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