Source : ACRIMED, Benjamin Lagues, 02-10-2018
Le 12 septembre dernier, le Parlement européen a adopté une directive sur les droits d’auteurs, laquelle crée un droit voisin qui instaurera une taxation des grands groupes numériques (Google, Facebook…) permettant de mieux rémunérer les médias qui leur fournissent du contenu. Le principe : de la même manière que les radios paient la SACEM pour diffuser de la musique afin que les auteurs soient rémunérés, les grandes plateformes numériques, comme par exemple Google et Facebook, devront dorénavant payer pour la diffusion des articles, photographies et vidéos qu’ils référencent et mettent ainsi à disposition des internautes. Un objectif sans doute salutaire, mais servi par un dispositif qui a attiré de nombreuses critiques. Et comme à l’accoutumée, le débat médiatique fut instrumentalisé et pollué par les dirigeants des médias dominants se présentant comme les remparts de la démocratie contre l’hydre des « GAFA ».
L’adoption de cette directive a donné lieu à des prises de position particulièrement clivées par tribunes interposées. Les opposants à la directive [1] mobilisaient trois séries d’arguments. Avec, en premier lieu, la conviction que la mise en œuvre d’un droit voisin constitue une solution court-termiste, contre-productive et dangereuse aux difficultés économiques de la presse, qui revient à institutionnaliser et à accentuer la dépendance des producteurs d’information envers les revenus publicitaires, d’une part, et les plateformes numériques, d’autre part. Certains acteurs ont également mis en garde contre un risque de glissement du dispositif d’un droit d’auteur vers un droit d’éditeur – les titres de presse, chaînes de télévision ou sociétés de production captant l’essentiel des revenus rétrocédés par les plateformes au détriment des journalistes, des auteurs, des photographes ou des réalisateurs. Enfin, des militants de l’internet libre redoutent que le dispositif s’avère liberticide : en mettant en péril le droit de citation ; en ratifiant un modèle économique et institutionnel qui repose sur la collecte et l’exploitation des données personnelles des internautes – tant par les plateformes numériques que par les éditeurs de presse ; en instituant, derrière le filtrage automatisé des contenus, une forme de censure préalable que les plateformes numériques auront la charge d’appliquer.
Du côté des défenseurs de la directive, on met essentiellement en avant deux arguments, qui en réalité n’en font qu’un. Dans une tribune parue le 29 août et signée par 70 journalistes européens, Sammy Ketz, directeur du bureau de l’AFP à Bagdad, souligne à quel point produire de l’information de première main, notamment dans les pays en guerre, coûte cher. Et il ajoute qu’il est inique et intenable que des entreprises comme Google et Facebook continuent à faire des milliards de profit en diffusant des informations sans en rémunérer en retour les producteurs, qui se trouvent qui plus est, pour la plupart, exsangues financièrement. Et comme la directive a également reçu le soutien de plus de 200 personnalités du « monde de la culture » – parmi lesquelles des dirigeants de médias comme l’AFP, TF1, France Télévisions ou Radio France – qui ont signé une tribune initiée par la ministre de la Culture en personne [2], la plupart des médias dominants ont fait campagne en faveur du texte en débat au Parlement européen, et en particulier pour le « droit voisin ».
C’est ainsi qu’on a pu lire, dans une tribune intitulée « Pour la survie de la presse, les géants du Net doivent payer », signée par les directeurs d’agences d’information européennes, dont Fabrice Fries, président de l’AFP, qu’« en vingt ans, les géants du Net ont laminé les médias dits historiques, en dépit des efforts de ceux-ci pour développer, le plus souvent avec succès, une audience numérique. ». L’inénarrable Laurent Joffrin était au rendez-vous dans l’éditorial du 10 septembre de Libération pour dénoncer avec toute la mesure qu’on lui connait « Les pirates contre la presse », et le danger, au cas où la directive européenne n’aurait pas été adoptée, d’assister à une prochaine « mort de la presse ». Le registre est le même au Monde, où un éditorial publié le 11 septembre sous un titre alarmiste (« Google, Facebook : menaces sur l’information »), assure qu’il était question lors de ce vote d’« un défi démocratique majeur ».
Étrange cadrage éditocratique, pourtant : le problème de la presse est évidemment bien plus large et bien plus ancien que le manque de revenus issus de la publicité en ligne du fait de la concurrence de Google, Facebook et consorts. Une problématique certes réelle, mais plutôt récente.
Surtout, c’est une hypocrisie générale qui s’est exprimée avant et après le vote de la directive européenne. Hypocrisie parce que ces mêmes journaux, par leurs pratiques collectives, amoindrissent le pluralisme qu’ils sont censés garantir et dégradent la qualité de l’information – par exemple en reprenant compulsivement les dépêches aseptisées et standardisées de l’AFP…
Hypocrisie aussi parce que les dirigeants de ces médias dominants qui en appellent à la bonne conscience démocratique des députés européens pour sauver la presse des griffes des mastodontes californiens ne voient pas de problème à être inféodés financièrement aux annonceurs, perfusés d’aides publiques et très largement contrôlés par des industriels et des financiers [3] !
Qu’en revanche, les patrons et dirigeants de la presse française fassent le tour des médias pour clamer l’enjeu vital pour la démocratie que représenterait le « droit voisin », voilà qui est plus problématique. Moins qu’un noble combat, c’est plutôt à un numéro de tartuffes auquel les citoyens ont assisté. Que défendent, en effet, ces médiacrates via cette directive européenne : le principe d’une presse forte et pluraliste, d’un journalisme indépendant et d’une information de qualité… ou leur boutique ?
Car où sont ces mêmes dirigeants de presse lorsqu’il s’agit de défendre d’autres propositions de soutien à la presse, comme par exemple la création d’un service public de l’information et de la culture ? Où sont-ils, ces chevaliers blancs de la démocratie, lorsqu’il s’agit de lutter contre des plans sociaux tous azimuts qui détruisent la presse ? Où sont-ils, ces valeureux combattants pour une presse forte, à l’heure de la précarisation croissante du métier ? Où sont-ils, enfin, quand il s’agit d’assurer un minimum de pluralisme sur des questions politiques de premier plan (traités européens, élections locales et nationales, etc.) ?
Benjamin Lagues
Source : ACRIMED, Benjamin Lagues, 02-10-2018
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Commentaire recommandé
Le débat est simple. Je continuerais de payer un journal même papier si le monde libération, le Figaro ou Marianne (je ne parle même pas de ceux que l’on obtient l’abonnement en plus d’un mini ordinateur et d’une cave à cigares) ne se moquaient pas de moi. Et je ne parle même pas de la télé.
Pourquoi payer trois fois (la pub en surpayant le parfum pour mémé, l’aide à la presse en payant les impôts, et enfin le journal lui-même) pour me faire insulter et que l’on m’explique ce qu’il me faut penser (en évitant soigneusement de mentionner des nouvelles dignes d’interet que je dois aller trouver ailleurs et autrement). Sans compter les copier coller de l’AFP et les fautes d’orthographe ou de syntaxe.
En outre dès que l’on connaît un peu le moindre sujet on constate systématiquement une grande insuffisance voire un grand parti pris voire d’odieux mensonges.
Je suis pour la fin de TOUTES les aides à la presse sauf le tarif postal de la presse qui doit s’appliquer à la moindre feuille de chou de collégiens. Fin de la carte de presse.
On nous fait pleurer en nous montrant le coût d’un envoyé spécial dans un pays en guerre et on oublie combien coûte un Joffrin.. Les envoyés spéciaux à ildib n’ont pourtant pas coûté bien cher pour du mensonge au kilomètre pendant des années.
Aucune taxe sur quoi que ce soit ne peut sauver cette presse là.
8 réactions et commentaires
Le débat est simple. Je continuerais de payer un journal même papier si le monde libération, le Figaro ou Marianne (je ne parle même pas de ceux que l’on obtient l’abonnement en plus d’un mini ordinateur et d’une cave à cigares) ne se moquaient pas de moi. Et je ne parle même pas de la télé.
Pourquoi payer trois fois (la pub en surpayant le parfum pour mémé, l’aide à la presse en payant les impôts, et enfin le journal lui-même) pour me faire insulter et que l’on m’explique ce qu’il me faut penser (en évitant soigneusement de mentionner des nouvelles dignes d’interet que je dois aller trouver ailleurs et autrement). Sans compter les copier coller de l’AFP et les fautes d’orthographe ou de syntaxe.
En outre dès que l’on connaît un peu le moindre sujet on constate systématiquement une grande insuffisance voire un grand parti pris voire d’odieux mensonges.
Je suis pour la fin de TOUTES les aides à la presse sauf le tarif postal de la presse qui doit s’appliquer à la moindre feuille de chou de collégiens. Fin de la carte de presse.
On nous fait pleurer en nous montrant le coût d’un envoyé spécial dans un pays en guerre et on oublie combien coûte un Joffrin.. Les envoyés spéciaux à ildib n’ont pourtant pas coûté bien cher pour du mensonge au kilomètre pendant des années.
Aucune taxe sur quoi que ce soit ne peut sauver cette presse là.
+63
AlerterJe vous suis et ajoute que je ne prend même plus la presse offerte gratuitement lors des embarquements (chez air France).
Même gratuit, mon cerveau en a mare d’être pris pour un imbécile
+18
AlerterJe connais peu ces sujets d’où trois questions aux commentateurs .
1- Sachant que les plateformes numériques sont de plus en plus un point d’entrée pour accéder à l’information, si elles se mettent à rémunérer la presse classique (ce qui paraît au demeurant normal) ne vont-elles pas « vampiriser » subrepticement cette dernière ?
2- Cela signifie-t-il qu’un site comme Les Crises devrait payer à terme pour mettre en ligne un article, par exemple, de » La Tribune » ?
3-Quid des liens que nous utilisons pour faire référence à des articles de « la grande presse » ?
Merci
+4
AlerterBonjour,
je ne répondrais pas à la première question car l’explication du commentateur « Alfred » me semble suffisante.
De plus si la majorité des journaux ne font plus que reprendre les dépêches AFP, qui faut il payer en réalité ?
Pour les deux autres questions ma réflexion porte sur ce qu’est le journalisme ( a part avoir une carte de presse).
La majorité des journaux subventionnées ne font plus de l’information, ils transmettent les éléments de langage des gouvernements ou de leurs grands propriétaires (oligarques, vendeurs d’armes, ect).
Pour les premiers, cette parole nous revient de droit puisque c’est celles de nos « ministres » (en latin Serviteurs) qui ont pour devoir de nous informer des actions menées dans le cadre du mandat que nous leur avons confié.
Pour les seconds, il s’agit de leur propagande (ou publicité), celle-ci devant être a charge de celui qui l’émet et non de celui qui la reçoit.
Ceci étant dit, un site comme « les crises » fait véritablement du journalisme car il rapporte les différents points de vue.
En citant un article (ou redirigeant vers) d’un journal subventionnés, il ne fait que donner le point de vue du pouvoir, présent sur un support déjà payé par nos impôts.
Si c’est vers un journal de propagande, c’est donc une publicité à charge de l’annonceur.
Donc « les Crises » ne « vole » pas le travail d’un journaliste (puisque journalisme il n’y a pas) ni le support puisque ce dernier est déjà financé par nous (ou pas a notre charge).
A mon sens, nous ne devons que payer (ou contribuer, pensons y) les personnes qui mettent en perspectives les points de vues différents, ce qui nous ramène au véritable métier de journaliste.
Pour les articles internationaux, je pense que la question mérite d’être approfondie mais la même logique pourrait s’appliquer si ceux-ci « vivent » également de subvention des peuples ou sont outils de propagande.
Cordialement
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AlerterCe qui est peu évoqué par ACRIMED ici, c’est que la Presse cautionne en soutenant cette directive le système de flicage publicitaire mis en place par les GAFAM. Ce n’est pas le dernier des paradoxes pour des journalistes qui se veulent un pilier de la démocratie (https://www.laquadrature.net/fr/droit_auteur_12_sept).
+3
Alerter« « L’informatique de confiance », c’est quand le client fait totalement confiance a son fournisseur et son fournisseur aucune confiance en son client »
« La démocratie » suit le même principe pour ces gens. Ou « la liberté » dans la bouche d’un ultra-libéral. Il y a un gros problème de symétrie… d’ailleurs il n’y a pas de symétrie. Je me demande si je ne vais pas parler dorénavant de « démocratie asymétrique » pour parler de Pinochet, Franco, Hitler et toussa.
+1
AlerterS’agissant de la DÉMOCRATIE je suis plus que réservé sur le terme,tant utilisé ces derniers temps pour enrichir avec emphase par la presse mainstream les actions de l’occident en Syrie.
Il me parait bien plus constructif de donner tous les parametres ,de définir toues les structures qui conditionnent une presse dite « libre »et reconnue comme telle.
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Alerter« Sammy Ketz, directeur du bureau de l’AFP à Bagdad, souligne à quel point produire de l’information de première main, notamment dans les pays en guerre, coûte cher. »
Effectivement, les petits fours et les chambres d’hôtel au normes de confort occidental coûtent un fric de dingue, et sinon comment récolter les informations diffusées lors des conférences et les communiqués de presses des militaires de l’Otan ? Si on veut continuer a avoir une presse libre et indépendante, il faut avoir les moyens de payer ces journalistes itinérants qui vont dans tous les pays sans même savoir parler la langue pour collecter la parole véritable des autorités légitimes…
Au fait c’est quoi le budget du Diplo ou de ce blog ? Un pouillème de ce pourquoi ils pleurent il me semble… et pourtant !
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AlerterLes commentaires sont fermés.