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6.février.20256.2.2025 // Les Crises

Minerais, terres rares, navigation : la bataille à venir pour le Groenland

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Le Groenland, riche en minéraux, subit les pressions liées aux ambitieuses velléités d’achat de Donald Trump et aux intérêts mondiaux concurrentiels. En l’absence d’une solution sensée, le Groenland risque une exploitation qui le réduira au rang de zone sacrifiée au bénéfice de ressources énergétiques.

Source : Jacobin, Christine Schwöbel-Patel
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

L’avion de Donald Trump Jr arrive à Nuuk, au Groenland, le 7 janvier 2025. (Emil Stach / Ritzau Scanpix / AFP via Getty Images)

Pourquoi Donald Trump est-il si obsédé par le Groenland ? Lors de sa première présidence, Donald Trump avait créé la surprise en faisant part en 2019 de son intention d’acheter auprès du Danemark l’île arctique dans le cadre d’une opération foncière.

À l’époque, il s’était surtout attiré des moqueries, notamment parce qu’il avait tweeté une image de sa vulgaire Trump Tower plantée dans le décor serein du Groenland : « Je promets de ne pas faire ça au Groenland. » Après tout, 80 % de la superficie du pays est recouverte de glace et son PIB (3,24 milliards de dollars en 2021) est généré en grande partie par les exportations du secteur de la pêche et les subventions du gouvernement danois.

On aurait pu croire que la mégalomanie de Trump portait sur un projet bizarre, voire farfelu. De toute évidence, le président américain ne tenait aucun compte des souhaits de la population autochtone inuite, tandis que le Danemark, qui a conservé certains privilèges de colonisateur, a balayé ses propos d’un revers de main.

Il persiste et signe

Dans les semaines qui ont précédé son investiture, Trump a toutefois réitéré sa volonté de voir les États-Unis contrôler le Groenland. Les États-Unis ont besoin du Groenland « à des fins de sécurité nationale », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse. Plutôt que d’y voir un simple accord foncier avec le Danemark, le président n’a pas exclu d’utiliser la force militaire ou économique pour prendre le contrôle du Groenland.

Du point de vue de la sécurité nationale des États-Unis, l’Arctique revêt une importance militaire stratégique considérable en tant que zone de transit pour les sous-marins nucléaires qui peuvent se dissimuler sous la glace. Et il est vrai que les États-Unis, depuis longtemps et assez bizarrement stockent des missiles nucléaires sur la banquise du Groenland, avec en particulier un projet militaire datant de la Guerre froide appelé Projet Iceworm et son « programme de camouflage » très médiatisé, Camp Century.

C’est depuis la base spatiale de Pituffik, dans le nord du Groenland, contrôlée par les États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, que les militaires gèrent les systèmes d’alerte précoce. La base permet d’autre part d’assurer la surveillance de l’espace et de piloter des satellites. Les missiles américains qui y sont basés sont bien sûr à proximité immédiate de la Russie.

En termes de sécurité nationale américaine, l’Arctique revêt une importance militaire stratégique considérable en tant que zone de transit pour les sous-marins nucléaires qui peuvent se dissimuler sous la glace.

Pourtant, compte tenu du fait que Washington profite déjà de cette présence sans avoir besoin d’être directement propriétaire du Groenland, il semble curieux que Trump veuille maintenant, de surcroît dans un contexte de tensions accrues avec la Russie et la Chine, aller encore plus loin pour avoir le contrôle de la totalité du territoire..

Des minerais essentiels

Cela tient fort probablement aux immenses ressources minérales qui seraient cachées dans les glaces en cours de dégel et à la réticence ponctuelle dont fait preuve le Groenland pour délivrer des licences d’exploitation de ces minerais. Au cours des quarante dernières années, l’Arctique s’est réchauffé quatre fois plus vite que le reste du globe. Les calottes glaciaires du Groenland sont particulièrement touchées, ce qui incite les scientifiques à tirer la sonnette d’alarme quant à l’élévation du niveau des océans, les phénomènes météorologiques extrêmes et l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre.

Si certains s’inquiètent de la fonte des glaces du Groenland, d’autres y voient une opportunité. En effet, cette dernière ouvre des routes de navigation, rend accessibles des terres, des minerais et des métaux qui étaient inaccessibles depuis des milliers d’années, y compris des minéraux désignés comme « cruciaux » pour ce qu’on appelle la transition verte. À l’ère de la catastrophe climatique, les ressources naturelles les plus recherchées sont celles nécessaires à la fabrication des véhicules électriques, des éoliennes et des panneaux solaires. Il s’agit notamment des terres rares.

Il convient de noter ici une déclaration plutôt audacieuse d’une société minière australienne, Energy Transition Minerals (ETM), indiquant que le Groenland a le potentiel voulu pour devenir le plus important producteur occidental de métaux rares stratégiques. À l’heure actuelle, la Chine en est le principal exportateur.

Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la Chine est en position dominante en ce qui concerne l’extraction (60 % du marché) et le raffinage (90 % du marché) des minerais de terres rares. Elle exploite son avantage sur ce marché, notamment en interdisant depuis peu que les technologies d’extraction, de traitement et de raffinage des terres rares soient exportées. Le démantèlement de ce quasi-monopole constitue un objectif clé des plans industriels verts occidentaux, lesquels mettent l’accent sur la sécurisation des chaînes de production mondiales dans ce que Thea Riofrancos a appelé « le nexus sécurité-durabilité ».

L’ETM est actuellement opposée au Groenland dans un arbitrage relatif à ses investissements afin d’obtenir soit une compensation d’un montant exorbitant de 11,5 milliards de dollars américains, soit une licence d’extraction. En 2021, le nouveau gouvernement groenlandais, dirigé par le parti de gauche Inuit Ataqatigiit, opposé à l’exploitation minière, et plebiscité par les Inuits autochtones indépendantistes, a résilié les licences précédemment accordées à ETM en raison des risques de pollution par l’uranium.

La demande d’arbitrage de l’ETM est soutenue par des fonds provenant d’une société financière londonienne spécialisée dans les litiges. Il ne fait aucun doute que ce type d’arbitrage est le genre de force juridico-économique à laquelle Trump faisait référence. Le potentiel que représente l’exploitation (sous la contrainte) des terres rares est aussi très probablement la raison pour laquelle les réponses des autres puissances hégémoniques engagées dans la transition verte ont été beaucoup plus fermes cette fois-ci. Le Groenland semble prometteur en tant que prochaine frontière extractiviste.

Une chasse au trésor dans l’Arctique

Dans cette danse des empires autour du Groenland, le Danemark joue le rôle central. « Le Groenland appartient aux Groenlandais », a déclaré la Première ministre danoise, Mette Frederiksen, en réponse aux déclarations de Trump. Pourtant, ce n’est pas tout à fait vrai.

Le Groenland n’est pas un État-nation indépendant, mais une province dite autonome du royaume danois.

Le Groenland n’est pas un État-nation indépendant, mais une province dite autonome du royaume danois. Il dispose depuis les années 1950 d’une certaine forme de pouvoir décentralisé, mais ses relations avec le Danemark restent tendues. L’histoire du Danemark est marquée par un colonialisme de peuplement, un contrôle des naissances imposé aux femmes et filles autochtones [campagne consistant à placer des stérilets sans que les femmes et très jeunes filles en aient connaissance, NdT], et le rapt d’enfants autochtones pour les éduquer en tant que « modèles » au Danemark. La langue des élites politiques, administratives et culturelles reste le danois et non le groenlandais.

Le Danemark conserve un pouvoir de type colonial sur le Groenland dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité, ce qui explique la volonté de Trump de lui racheter le Groenland. Les spécialistes du droit international estiment que ce maintien du pouvoir constitue un déni du droit à l’auto détermination.

Ce n’est pas la première fois que les États-Unis tentent d’acheter le Groenland au Danemark. L’État danois a décliné une offre précédente en 1946. Dans un geste emblématique, Donald Trump Jr a posté sur X une photo de lui devant la statue de Hans Egede lors de son récent « voyage d’un jour » à Nuuk, la capitale du Groenland. Comme pour reconnaître un frère d’âme de la violence impériale, Trump Jr s’est enregistré dans une vidéo à côté de la statue, désignant le missionnaire et colonisateur norvégien comme étant le « fondateur » du Groenland.

Cette même statue a été badigeonnée de peinture rouge et marquée du mot « décoloniser » en 2021, année au cours de laquelle les célébrations marquant le tricentenaire de l’arrivée d’Egede sur les côtes groenlandaises ont par la suite été annulées. En vertu du droit international, le Danemark n’aurait pas le droit de « vendre » le Groenland. Mais comme le démontrent les actes sauvages d’occupation et d’annexion dans le monde contemporain, de Gaza à l’Ukraine, le déni du droit à l’autodétermination est une pratique courante des États impériaux. Ce déni va régulièrement de pair avec la racialisation et la déshumanisation des populations autochtones.

Alors que le Danemark est le principal chef d’un orchestre impérial, l’Union européenne (UE), la Russie, la Chine et divers milliardaires en sont les solistes. En 2024, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est rendue à Nuuk pour ouvrir un bureau de l’UE, destiné à symboliser le « renforcement de la coopération » entre le Groenland et l’UE. En échange de l’obtention de matières premières essentielles pour l’UE, l’accord de coopération prévoit des investissements dans l’éducation et les technologies de l’information sur l’île. Cela explique peut-être pourquoi l’Allemagne et la France ont été promptes à adresser des mises en garde à Trump quant à l’inviolabilité des frontières.

Pour illustrer davantage les bousculades autour du Groenland, un rapport des services de renseignement danois, publié en décembre 2024, indique que la Russie agit de manière plus agressive en Arctique. Le rapport suggère également que Moscou est prêt à accorder à la Chine un plus grand accès à la région, même si c’est à contrecœur. En effet, la coopération sino-russe dans le cadre de l’initiative de la Route de la Soie polaire, destinée à réaliser des investissements dans les infrastructures de transport dans l’Arctique, reste une préoccupation pour les intérêts occidentaux dans la région.

Et puis il y a les milliardaires. En 2022, Jeff Bezos, Michael Bloomberg et Bill Gates ont fait la une des journaux en investissant dans une « vaste chasse au trésor arctique » au Groenland. Tous ces acteurs se disputent le contrôle des ressources, tandis que les souhaits des Groenlandais sont étouffés ou rejetés par des moyens légaux.

Une nouvelle zone sacrifiée

Entre-temps, le Premier ministre groenlandais a de nouveau exprimé son désir d’indépendance. Les Groenlandais exercent d’énormes pressions pour obtenir une plus grande indépendance économique vis-à-vis du Danemark. L’État danois continue de se présenter comme un bienfaiteur du Groenland, comme en témoignent les subventions qu’il accorde.

La question de savoir si les Groenlandais doivent exploiter les gisements de minerais est un sujet de discorde politique majeur. Il convient de rappeler que le mot « rare » dans le terme terres rares n’est pas tout à fait exact. En fait, les terres rares ne sont pas exceptionnellement rares.

Ce qui est rare, c’est la volonté des peuples et des communautés d’exploiter les gisements de terres rares, car cette exploitation est presque toujours accompagnée d’une pollution à l’uranium et d’une intoxication de la nature tant humaine que non humaine. En ce sens, une tentative d’indépendance économique dans un cadre impérial et nationaliste pourrait bien conduire le Groenland à devenir une nouvelle zone sacrifiée au bénéfice de l’énergie aux frontières du mouvement extractiviste nécessaire à la transition verte.

*

Christine Schwöbel-Patel est professeure à la Warwick Law School et auteure de Green Frontiers : The Laws of Extraction in the Green Transition [Les frontières vertes : les lois en matière d’extraction dans le cadre de la transition énergétique, NdT], à paraître chez Verso Books.

Source : Jacobin, Christine Schwöbel-Patel – 19-01-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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