Un an plus tard, les monuments commémoratifs des attentats du 7 octobre font appel à l’art, à la réalité virtuelle et au tourisme macadre pour susciter l’adhésion à une violence sans limite. Mais il existe une autre façon de se souvenir.
Source : The Guardian, Angelica Alzona
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Une production télévisée sophistiquée et coûteuse. Des discours de hauts fonctionnaires. Un public de milliers de personnes. Une démonstration unifiée de la douleur collective et de la détermination militaire.
C’est ainsi que le gouvernement israélien espérait marquer le passage d’une année depuis les attaques surprises et sanglantes du Hamas le 7 octobre dernier. Mais rien ne s’est passé comme prévu.
De nombreuses familles de personnes tuées ou prises en otage ce jour-là se sont fermement opposées à l’événement organisé par l’État, estimant que l’apparat peut attendre que le gouvernement ait conclu un accord sur les otages et qu’il ait fait l’objet d’une enquête indépendante sur ses propres manquements avant, après et pendant cette journée. Certains parents ont interdit au gouvernement de Benjamin Netanyahou d’utiliser les noms et les images de leurs enfants.
Plusieurs des kibboutzim qui ont subi les pertes les plus lourdes ont déclaré qu’ils boycotteraient. Au lieu de cela, ils se réuniront dans leurs communautés pour pleurer collectivement leurs proches et se souvenir de leurs otages, dans le cadre de rituels « intimes et sensibles ». En réponse, le ministre responsable de la cérémonie a renoncé à la présence d’un public en direct, tout en semblant considérer les objections des familles comme un « bruit de fond ». Cette décision a suscité des dénonciations encore plus virulentes sur les réseaux sociaux, certaines célébrités israéliennes s’engageant à soutenir une commémoration rivale.
Pour le gouvernement, « tout est spectacle », a déclaré Danny Rahamim, membre du kibboutz Nahal Oz.
C’est possible, mais il semble certain que le 7 octobre, le spectacle officiel se poursuivra. En effet, il est pratiquement impossible d’imaginer un monde dans lequel le gouvernement Netanyahou (et les anciennes organisations juives qui font écho à son message dans le monde entier) résisterait à l’occasion d’utiliser cette puissante date comme un mégaphone pour diffuser la même histoire sur les attaques que nous avons tous entendues à maintes reprises auparavant.
Il s’agit d’une simple fable du bien et du mal, dans laquelle Israël est d’une innocence sans faille, méritant un soutien inconditionnel, tandis que ses ennemis sont tous des monstres, méritant une violence non limitée par des lois ou des frontières, que ce soit à Gaza, à Jénine, à Beyrouth, à Damas ou à Téhéran. C’est une histoire dans laquelle l’identité même d’Israël en tant que nation est à jamais fusionnée avec la terreur qu’il a subie le 7 octobre, un événement qui, selon le récit de Netanyahou, se confondra avec l’Holocauste nazi et avec un combat pour l’âme de la civilisation occidentale.
En Allemagne, on parle de Staatsraison, ou raison d’État ; et au cours des dernières décennies, ses dirigeants ont déclaré que cette raison était la protection d’Israël. Israël a également une Staatsraison, apparentée mais différente. Officiellement, il s’agit de la sécurité des Juifs. Mais le traumatisme juif fait partie intégrante de la conception de la sécurité de l’État. On lui construit des sanctuaires. Ériger des murs autour d’eux. Faire la guerre en son nom.
Ainsi, aussi sûrement que le soleil se lèvera sur Jérusalem, Netanyahou racontera son histoire vengeresse au monde entier le 7 octobre ; et aucune famille en deuil ne pourra l’en empêcher.
Ces affrontements autour de la commémoration s’inscrivent dans des débats sous-jacents profonds sur les usages et les abus de la souffrance juive, des conflits qui remontent avant la fondation d’Israël et qui s’étendent bien au-delà de ses frontières notoirement indéfinies. Ils portent sur une série de questions non résolues mais dont les enjeux sont de plus en plus importants.
Quelle est la limite entre la commémoration d’un traumatisme et son exploitation cynique ? Entre la commémoration et l’armement ? Que signifie accomplir un deuil collectif lorsque le collectif n’est pas universel, mais plutôt étroitement lié à l’ethnicité ? Et qu’est-ce que cela signifie de le faire alors qu’Israël produit activement plus de chagrin à une échelle insondable, en faisant exploser des immeubles entiers à Beyrouth, en inventant de nouvelles méthodes de mutilation télécommandée et en faisant fuir plus d’un million de Libanais pour sauver leur vie, alors même que son pilonnage de Gaza se poursuit sans relâche ?
Alors qu’une conflagration régionale à grande échelle semble de plus en plus possible d’heure en heure, s’intéresser aux mécanismes par lesquels Israël accentue et manipule le traumatisme juif peut sembler hors de propos, voire insensible. Pourtant, ces forces sont profondément liées, les histoires particulières qu’Israël raconte sur le statut de victime des Juifs fournissant la justification et la couverture de la violence écrasante et de l’annexion coloniale de terres qui se manifestent aujourd’hui de manière si flagrante. Rien n’illustre mieux ces liens que la manière dont Israël choisit de raconter l’histoire du traumatisme de son propre peuple le 7 octobre : un événement qui a été commémoré sans interruption quasiment depuis le moment où il s’est produit.
L’un des aspects les plus remarquables de la réaction au 7 octobre en Israël et dans une grande partie de la diaspora juive a été la rapidité avec laquelle elle a été absorbée par ce que l’on appelle aujourd’hui la « culture de la mémoire » : les méthodologies artistiques, technologiques et architecturales qui transforment les traumatismes collectifs en expériences éducatives pour d’autres, généralement au nom des droits de l’homme, de la paix et contre le fléau du déni ou l’oubli de la mémoire. Dans le cas des atrocités de masse, il faut généralement des décennies avant qu’une société ne soit prête à affronter honnêtement le passé. Le documentaire de référence de Claude Lanzmann sur l’Holocauste, Shoah, par exemple, est sorti 40 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans le cas d’Israël, on a presque immédiatement cherché à recréer graphiquement les événements du 7 octobre sous forme d’expériences médiatisées, parfois dans le but de contrer les fausses affirmations qui nient toute atrocité, mais souvent dans le but explicite de réduire la sympathie pour les Palestiniens et de générer un soutien aux guerres d’Israël qui s’étendent rapidement. Avant le premier anniversaire, il y avait déjà une pièce de théâtre off-Broadway, intitulée « 7 octobre », tirée de témoignages, plusieurs expositions d’art et au moins deux défilés de mode sur le thème du 7 octobre, dont l’un a vu des mannequins qui avaient survécu aux attaques ou perdu des proches se parer de prothèses, de faux sang et de robes faites de douilles de balles. Un mannequin dont le fiancé a été tué dans l’attentat, par exemple, « portait une robe de mariée blanche avec un ‘orifice de balle’ dans son cœur », a rapporté le Jewish News. « Israël est de nouveau à la mode », titrait de manière dissonante le Jewish Chronicle à propos du défilé.
Il y a ensuite les films sur le 7 octobre, qui constituent déjà un sous-genre émergent. Il y a d’abord eu, réalisé par l’armée israélienne, qui a compilé les moments les plus graphiques et les plus horribles capturés sur vidéo ce jour-là. Dans les semaines qui ont suivi les attentats, ce film a été projeté devant un public de politiciens, de chefs d’entreprise et de journalistes, de Davos au Musée de la tolérance de Los Angeles. Il a été suivi par une série de documentaires plus professionnels, dont Screams Before Silence, sur les violences sexuelles, présenté par l’ancienne directrice de l’exploitation de Meta, Sheryl Sandberg ; #Nova, qui utilise des vidéos de téléphones et de caméras corporelles pour créer un compte rendu « minute par minute » des « atrocités qui font froid dans le dos » ; et Surviving October 7 : We Will Dance Again (Survivre au 7 octobre: nous danserons à nouveau), de la BBC, qui procède à peu près de la même manière. Le « réseau confessionnel le plus regardé d’Amérique », TBN, a diffusé une émission spéciale en quatre parties sur les attentats, d’une durée totale de sept heures.
Les traitements dramatiques prennent un peu plus de temps, mais plusieurs sont en cours de préparation, notamment October 7, un long métrage des créateurs de Fauda, ainsi que la série scénarisée One Day in October, développée par la Fox, qui devrait être diffusée ce mois-ci.
Le plus inhabituel est la décision du réalisateur israélien Alon Daniel de réaliser un film réaliste entièrement à partir de miniatures. Son équipe a passé des mois à recréer minutieusement une maison de poupée d’horreurs : de la clôture de barbelés franchie par le Hamas aux voitures brûlées et aux toilettes portables criblées de balles du festival de musique Nova. Un membre de la production a déclaré à Haaretz : « Nous avons imprimé ces petits modèles de stands en 3D et nous les avons peints. Mais c’était tout aussi horrible. Il y avait une telle dissonance entre le mignon et l’horrible. »
Parce que notre monde est déchiré par la violence et l’injustice, il existe une abondante littérature sur l’éthique de la commémoration des atrocités du monde réel. Comment évoquer l’horreur sans l’exploiter ? Comment éviter de réinscrire l’idée que certains types de corps sont destinés à la violence, et donc de la rendre plus probable ? Comment éviter de demander aux survivants de revivre encore et encore leurs pires traumatismes ? Comment prévenir une réaction traumatique chez le spectateur, qui peut lui-même avoir été confronté à la violence ? Un processus de réparation et de guérison est-il prévu ? De même, comment éviter d’évoquer des émotions dangereuses, telles que la haine et la vengeance, qui ne peuvent qu’engendrer d’autres tragédies et d’autres traumatismes ?
Amy Sodaro, sociologue et auteur de Exhibiting Atrocity : Memorial Museums and the Politics of Past Violence (Exposer l’atrocité : les musées commémoratifs et la politique de la violence passée), m’a dit : « Ce sont des questions que les personnes engagées dans le travail commémoratif se posent en permanence. C’est un travail profondément politique. »
Au cours des semaines que j’ai passées à faire des recherches sur la culture mémorielle tentaculaire qui a émergé après le 7 octobre (les robes de mariée ensanglantées, les petites voitures calcinées et les derniers messages vocaux en boucle) j’ai cherché en vain des preuves que ces questions avaient été débattues. Je n’ai pas non plus trouvé de prise en compte de la réalité, à savoir que de nombreux faits restent inconnus, raison pour laquelle tant de familles de victimes réclament une enquête indépendante.
À quelques exceptions près, l’objectif principal de ces diverses œuvres semble être le transfert du traumatisme au public : recréer des événements terrifiants avec une telle vivacité et une telle intimité que le spectateur ou le visiteur éprouve une sorte de fusion d’identité, comme s’il avait lui-même été violé.
Un New-Yorkais qui a assisté à la « représentation littérale » 7 Octobre a rapporté : « J’ai eu l’impression de vivre l’expérience […] Je me sentais là et [la pièce] a été capable de me transmettre ce sentiment. » Les producteurs ont été tellement satisfaits de cette réaction qu’ils l’ont partagée sur les médias sociaux. Une projection de la compilation du 7 octobre de l’armée israélienne « a laissé le public en désarroi. Les gens sont sortis de la salle en silence, en pleurant ou simplement choqués », a déclaré Jonathan Greenblatt, de l’Anti-Defamation League, au New York Times; et c’était là aussi un compliment.
Tous les efforts de commémoration visent à toucher le cœur des personnes qui n’étaient pas présentes. Mais il y a une différence entre inspirer un lien émotionnel et mettre délibérément les gens dans un état de choc et de traumatisme. C’est pour parvenir à ce dernier résultat qu’une grande partie des commémorations du 7 octobre se targue d’être « immersive », offrant aux spectateurs et aux participants la possibilité de se glisser dans la douleur des autres, en partant du principe que plus il y aura de personnes qui vivront le traumatisme du 7 octobre comme s’il s’agissait du leur, mieux le monde se portera. Ou plutôt, plus Israël se portera bien.
L’objectif de transfert des traumatismes n’est nulle part plus explicite que dans le secteur en plein essor du « tourisme macabre » en Israël. Depuis des mois, des synagogues et des fédérations juives du monde entier parrainent des voyages qui emmènent leurs sympathisants en « missions de solidarité » dans le sud d’Israël. Leurs bus touristiques bordent le site du festival Nova, qui est maintenant rempli de monuments commémoratifs en l’honneur des centaines de personnes qui ont été tuées et enlevées à cet endroit. Et, à la grande consternation de certains habitants, ils enjambent les décombres pour se rendre dans les kibboutzim encore ravagés.
En février dernier, la journaliste Maya Rosen a suivi plusieurs de ces visites pour un article détaillé de Jewish Currents sur ce phénomène sinistre. Elle a vu des maisons en ruine et préservées comme des mausolées, y compris celle d’un couple de 23 ans tué dans l’attentat. Les visites se déroulent dans des pièces où « des captures d’écran des dernières conversations WhatsApp frénétiques de [Sivan] Elkabetz avec ses parents ont été imprimées et collées aux murs, à côté des lettres que sa mère lui a écrites après sa mort ».
Cela va au-delà de la volonté de « toucher le réel », expression utilisée par Debbie Lisle, chercheuse à l’université Queen’s de Belfast, pour décrire l’afflux de touristes à Ground Zero après les attentats du 11 septembre. Grâce à l’extraordinaire volume de communications intensément personnelles désormais conservées par le biais de messages vocaux et textuels (et de nombreux membres de ces communautés ont envoyé des messages textuels et appelé sans interruption pendant de nombreuses heures, dans l’attente d’une aide qui n’est jamais arrivée), combiné à l’accès à des lieux physiques où le sang et les signes de lutte ont été laissés intacts, les participants à ces missions ont presque l’impression d’avoir eux-mêmes vécu l’interminable attentat.
« Un rabbin américain qui a organisé un voyage pour sa communauté m’a raconté qu’il avait entendu des histoires de personnes tuées les unes après les autres », écrit M. Rosen. Ils ont tout appris, « étape par étape, où cela s’est passé, comment cela s’est passé, combien d’heures les gens sont restés enfermés dans leurs chambres sécurisées, quand les gens ont été abattus par la fenêtre ou sortis de leur maison. Ces images lui ont donné des cauchemars pendant les cinq nuits suivantes, dit-elle. »
D’autres expériences corporelles de ce type sont proposées, notamment sur la « place des otages » de Tel Aviv, où les touristes ont pu pénétrer dans un « tunnel immersif simulé du Hamas » en béton de 30 mètres de long. Pour reproduire l’expérience d’un otage, la structure a été équipée du son des explosions ambiantes des combats qui se déroulent au-dessus de sa tête.
Il est difficile de croire, compte tenu du volume déjà disponible, que la commémoration du 7 octobre est encore loin d’être terminée. Malgré l’aggravation de la crise économique, le cabinet israélien a approuvé le mois dernier une proposition de Netanyahou visant à dépenser 86 millions de dollars pour de futurs projets de commémoration liés au 7 octobre et aux campagnes militaires sur plusieurs fronts qui ont fait rage depuis lors. L’argent sera consacré à la préservation des « infrastructures patrimoniales » (les bâtiments endommagés), à la création d’un nouveau site commémoratif, à l’instauration d’une fête nationale annuelle et à bien d’autres choses encore.
Entre-temps, pour ceux qui ne peuvent pas se rendre en Israël, des expériences de RV (réalité virtuelle) sont disponibles, notamment la réalité virtuelle « Gaza Envelope 360 tour », une vidéo de 35 minutes, proposée en anglais et en hébreu, qui guide les spectateurs autour des communautés israéliennes qui ont été attaquées le 7 octobre. Dans une partie de la visite mise en ligne, le frère de l’une des victimes guide la caméra autour de la maison où l’attaque a eu lieu et montre du sang encore sur le sol. Il s’agit là aussi d’un sous-genre du 7 octobre : une « plateforme de narration immersive » invite les visiteurs à une sélection de visites de maisons en 3D. En passant d’une pièce jonchée de débris à une autre, le visiteur entend des messages terrifiés envoyés à ses proches depuis des pièces sécurisées.
Il existe également des expériences traumatiques plus tactiles qui parcourent le monde. La plus importante (et la plus controversée) d’entre elles est l’exposition Nova. Cette vaste installation faiblement éclairée est conçue pour recréer un festival de musique, avec le sable, les tentes de camping et les voitures brûlées, et pour transmettre la sensation corporelle d’une expérience triviale soudainement interrompue par une violence atroce. L’exposition, qui est toujours en tournée et comprend des objets réels collectés sur le site, a attiré plus de 100 000 visiteurs rien qu’à New York, dont plusieurs hommes politiques.
Une fois de plus, cette démarche s’écarte de la manière dont les artistes commémorent généralement les événements traumatiques récents ; des fusillades de masse aux catastrophes climatiques. En général, le travail est beaucoup plus elliptique, soucieux de ne pas traumatiser à nouveau les familles, de ne pas terrifier les visiteurs et de ne pas manquer de respect aux morts. Par exemple, les mémorialistes n’ont pas tendance à faire entrer les spectateurs en masse dans les couloirs sombres des lycées, parsemés de faux sang, de bruits d’armes à feu et de cris désespérés d’enfants, afin de les inciter à agir contre la violence des armes à feu.
Une critique du site d’art Filthy Dreams a comparé l’exposition Nova à un croisement bizarre entre un chant de feu de camp et l’une de ces maisons de l’enfer évangéliques, conçues pour effrayer les adolescents sur les dangers des relations sexuelles avant le mariage. « Faut-il vraiment se tenir sur les tapis de yoga des victimes pour ressentir les horreurs de l’égorgement des participants à un festival de musique ? » a demandé la critique d’art Emily Colucci. « Est-ce que chevaucher une chaise de jardin retournée en regardant des corps flous est vraiment la meilleure façon de se souvenir des morts ? Et pourquoi fait-il si sombre ici ? J’avais compris que le 7 octobre était un mauvais jour sans en arriver à ça. »
Il y a une différence entre la compréhension d’un événement, qui préserve la capacité d’analyse de l’esprit ainsi que le sens de soi, et le sentiment de le vivre personnellement. Ce dernier produit non pas une compréhension mais ce que Sodaro a appelé un « traumatisme prothétique », qui, écrit-elle, est très propice à « un dualisme simpliste entre le bien et le mal qui a d’importantes implications politiques ».
Les consommateurs de ces expériences sont encouragés à ressentir un lien privilégié avec les victimes, qui sont l’essence du bien, et une haine vicérale pour leurs agresseurs, qui sont l’essence du mal. L’état traumatique est un pur sentiment, une pure réaction. La vision est rétrécie, en tunnel.
Dans cet état, nous ne demandons pas ce qui n’est pas inclus dans le cadre de l’expérience immersive. Et dans le cas du déluge d’art immersif produit pour commémorer le 7 octobre, ce qui n’est pas inclus, c’est la Palestine, et plus précisément Gaza. Ni les décennies de conditions de vie étouffantes de l’autre côté du mur qui ont conduit aux attaques, ni les dizaines de milliers de Palestiniens, dont un nombre effroyable de nourrissons et d’enfants, qu’Israël a tués et mutilés depuis le 7 octobre.
Et c’est précisément le but recherché.
Lorsque des touristes juifs de New York ou de Montréal tentent de se fondre dans le traumatisme sur le site du festival Nova ou dans un kibboutz détruit, ils sont suffisamment proches de Gaza pour entendre les explosions des bombes israéliennes à Jabaliya et à Khan Younis, pour voir la fumée et, les jours de forte intensité, pour ressentir les vibrations dans leur corps. Mais comme le rapporte Maya Rosen, malgré cette intensité, c’est comme s’ils n’entendaient pas, ou ne pouvaient pas enregistrer ce qu’ils entendaient. Un membre du personnel travaillant sur ces voyages a observé que les participants sont « profondément ancrés dans leurs propres traumatismes, et que ces traumatismes évincent les souffrances causées par la guerre ».
Ces touristes, comme les consommateurs de tant d’expériences sanglantes et immersives (bien que très sélectives), disent qu’ils sont là pour « porter un témoignage », le mantra de la mémorialisation moderne. Mais on ne sait pas exactement ce qu’ils entendent par là. Lorsque les spécialistes des atrocités de masse parlent de l’importance de « faire un témoignage », ils se réfèrent à une manière spécifique de voir. Ce type de témoignage, qui porte souvent sur des crimes longtemps niés ou réprimés par des États puissants, est un acte de refus (un refus de ce déni). C’est aussi une façon d’honorer les morts, à la fois en perpétuant leur histoire et en associant leurs esprits à un projet de recherche de la justice visant à empêcher la répétition d’atrocités similaires à l’avenir.
Mais tous les témoignages ne sont pas faits dans cet esprit. Parfois, le témoignage est lui-même une forme de déni, utilisé par des États avisés pour justifier d’autres atrocités bien plus graves. Étroit et hyperdirigé vers son propre groupe, il devient un moyen d’éviter de regarder les dures réalités de ces atrocités, ou de les justifier activement. Ce témoignage s’apparente davantage à une dissimulation et, à l’extrême, il peut justifier un génocide.
C’est dans ce contexte que certains des débats les plus tendus de l’année dernière dans le camp anti-guerre ont porté sur la politique du deuil, produisant un nouveau et douloureux lexique de la douleur. Si beaucoup (dont moi) ont ouvertement pleuré les civils israéliens tués lors des attaques du 7 octobre, beaucoup ont également souligné que les vies palestiniennes sont systématiquement traitées comme « irrécupérables » (pour reprendre une expression de Judith Butler). En revanche, les vies israéliennes sont, pour reprendre les termes de l’historien Gabriel Winant, « pré-pleurées » , car « un appareil est déjà en place pour prendre leur mort et leur donner non pas n’importe quel sens, mais spécifiquement le sens qu’ils trouvent dans les bombes qui tombent sur Gaza ».
L’anthropologue libano-australien Ghassan Hage a vu un « deuil suprématiste » à l’œuvre après le 7 octobre, car « contrairement aux Palestiniens qui sont assassinés tout le temps, les Israéliens assassinés étaient spéciaux. Ils étaient des morts supérieurs qui avaient besoin d’être vengés d’une manière qui rappelle à tous, et en particulier aux assassins, à quel point ils étaient supérieurs ». L’universitaire palestinien Abdaljawad Omar a écrit un essai cinglant dans lequel il souligne que la posture même du deuil implique une certaine distance par rapport à l’événement traumatique, distance dont ne disposent pas les Palestiniens confrontés à la fureur génocidaire d’Israël. « Tant qu’il n’y aura pas de véritable cessez-le-feu, qui nous permette d’entamer le travail de deuil, notre résistance se battra pour notre droit au deuil. »
Art et vengeance
Si la rapidité (et, oui, le kitsch) avec laquelle Israël a transformé les souffrances du 7 octobre en produits médiatiques et touristiques est impressionnante, elle n’est pas sans précédent. Les photos de Ground Zero et des attentats du 11 septembre ont également été immédiatement esthétisées et transformées en expositions, et les films sur les catastrophes n’étaient pas loin derrière. Le débat sur la façon de commémorer Ground Zero a commencé presque instantanément, tout comme les pèlerinages touristiques sur le site.
Plus important encore, tout comme en Israël aujourd’hui, ces initiatives visant à transformer le 11 septembre en une expérience susceptible de provoquer des émotions spécifiques (chagrin, fierté, patriotisme) se sont déroulées parallèlement à la réponse militaire féroce des États-Unis à ces attaques. Les films et les séries télévisées les plus chauvins de l’après 11 septembre, dans lesquels les Arabes et les musulmans étaient presque invariablement dépeints comme des terroristes assoiffés de sang, ont constitué un front culturel dans la soi-disant guerre contre le terrorisme, jouant un rôle essentiel dans la justification des pires abus commis par les États-Unis, des champs de bataille de Fallouja aux cachots de Guantánamo Bay.
Des parallèles encore plus frappants peuvent être trouvés dans l’histoire coloniale plus ancienne. Par exemple, lorsque j’ai discuté de cette recherche avec ma collègue Kavita Philip, spécialiste de la technologie et de la littérature, elle m’a encouragé à me pencher sur la vague d’art britannique créée en réponse à la rébellion indienne de 1857-1858. J’ai eu l’impression de franchir un portail temporel.
En 1857, les soldats indiens du corps des sepoy se sont soulevés contre leurs officiers britanniques dans le cadre d’une rébellion plus large contre le régime tyrannique de la Compagnie britannique des Indes orientales. La rébellion s’est étendue bien au-delà des militaires, pour inclure les paysans et les propriétaires terriens souffrant de la domination coloniale. Comme le 7 octobre, la force du soulèvement a pris ses cibles par surprise : les rebelles ont rapidement atteint Delhi, dépassant l’arsenal britannique. Les troupes britanniques ont réagi avec une violence inouïe, brûlant les villages, et les soldats sepoy ont également commis des atrocités : lors de l’incident le plus célèbre, environ deux cents femmes et enfants britanniques ont été pris en otage et finalement massacrés.
Dans les mois qui ont suivi, un sous-genre d’art de propagande rempli d’horreur émerge en Grande-Bretagne et part en tournée dans tout l’empire. Dans les croquis, les lithographies et les gravures, les Asiatiques rebelles sont représentés comme des sauvages simiesques ou des tigres féroces, tandis que les femmes britanniques assassinées sont angéliques et ressemblent à des Ophélies. Les panoramas à 360 degrés, dont certains comportaient des tableaux en mouvement, étaient les plus percutants. Ils donnaient aux spectateurs l’impression d’être sur le champ de bataille, un précurseur à basse technologie des expériences de traumatisme par la réalité virtuelle proposées aujourd’hui.
À l’époque comme aujourd’hui, la rapidité était essentielle : alors que les batailles faisaient toujours rage sur le sous-continent, les Londoniens pouvaient se rendre à Leicester Square, payer un shilling et être entourés par le tableau panoramique de Robert Burford, The Action Between her Majesty’s Troops and the Sepoys at Delhi (L’action entre les troupes de sa Majesté et les Sepoys à Delhi), ou par la lithographie plus gore The Treacherous Massacre of English Women and Children at Cawnpore by Nena Sahib (Le massacre des femmes et des enfants anglais à Cawnpore par Nena Sahib).
Ces scènes choquantes ont attisé le désir de vengeance, apportant un soutien vital à la répression britannique qui a suivi le soulèvement, avec des lynchages itinérants et des démonstrations spectaculaires de la domination impériale, comme l’exécution des rebelles en les attachant à des canons. Cette campagne a fini par tuer au moins 100 000 civils indiens, et des centaines de milliers d’autres sont morts de faim et d’épidémies dans le cadre des représailles britanniques. À l’époque, les soldats impériaux n’avaient pas TikTok pour partager leurs atrocités pornographiques, mais les peintres ont saisi avec force les rebelles attachés à la bouche des canons, et les caricaturistes politiques britanniques ont montré la puissante « Justice » britannique, épée à la main, écrasant les corps bruns sous ses pieds.
L’histoire est remplie de chapitres dans lesquels les peuples indigènes, affamés et appauvris par les oppressions coloniales, finissent par se rebeller, et ces rébellions sont parfois accompagnées d’atrocités. Ces révoltes deviennent alors le prétexte pour les colonisateurs de déclencher des campagnes d’extermination de toutes les brutes, jusqu’au génocide. Il y a un an, alors qu’Israël intensifiait ses menaces de génocide à l’encontre des Palestiniens qu’il qualifiait d’« animaux humains », des spécialistes de l’histoire anticoloniale tels que Ghassan Hage et Shailja Patel ont souligné ces parallèles sur les réseaux sociaux et dans de petites revues, en s’appuyant sur l’histoire des « expéditions punitives coloniales » partout, de la Namibie au Minnesota. Mais ils ont rarement eu accès à de grandes plateformes en Amérique du Nord et en Europe pour fournir ce contexte.
C’est regrettable, car cela aurait permis de replacer le 7 octobre et ses conséquences dans une perspective historique ; non pas comme une excuse pour les crimes de guerre du Hamas, mais comme un avertissement contre l’utilisation du choc et de l’humiliation d’Israël pour une agression impériale et des violations grotesques des droits de l’homme. Pourtant, nous n’avons guère entendu parler de ces histoires occultées. Même les parallèles évidents avec le 11 septembre (omniprésents dans les premiers jours) se sont rapidement estompés.
La fusion du 7 octobre et de l’Holocauste
À leur place, du moins en Israël et dans une grande partie de la presse occidentale, une référence historique singulière a été donnée aux attentats. Je parle bien sûr de la comparaison persistante et répétée entre le 7 octobre et l’Holocauste nazi. Dans une inversion des rapports de force réels, cette analogie fait des Palestiniens apatrides (vivant sous un siège israélien prolongé, une occupation illégale et un apartheid) les nazis, et fait d’Israël (doté d’une des armées les plus puissantes du monde, soutenu par l’hyperpuissance des États-Unis, et d’une politique claire d’expansion de son territoire et d’effacement de la présence palestinienne d’une manière ouvertement coloniale) leurs victimes impuissantes.
Il s’agit d’une histoire profondément incendiaire car, dans l’esprit de nombreux Israéliens et de leurs partisans, le retour d’une menace comparable à celle de l’Holocauste justifie presque n’importe quelle réponse. Comme le dit Abdaljawad Omar : « Cette forme coloniale de deuil transforme les Palestiniens en équivalents modernes des Amalécites, alimentant un désir de pouvoir, d’autonomie et de militarisme incontrôlé. Elle engendre un discours racialisé qui redirige le chagrin et la colère de l’Holocauste sur un peuple qui existait simplement là où l’État d’Israël allait être établi. »
La cascade d’œuvres d’art et d’installations commémoratives du 7 octobre joue un rôle prépondérant dans la consolidation de cette histoire à l’envers, en suivant les méthodes bien rodées qui ont été mises au point dans le cadre de l’enseignement et de la commémoration de l’Holocauste au cours de nombreuses décennies.
Le mimétisme est évident à bien des égards. Il se manifeste dans le choix persistant des termes utilisés pour décrire le travail de commémoration : « Ne jamais oublier, plus jamais c’est maintenant, porter témoignage. » Il est présent dans la décision de créer autant d’occasions « immersives » de « ressentir » le 7 octobre, qui s’appuie sur l’évolution de l’enseignement de l’Holocauste vers l’immersion et la simulation hyperréalistes, depuis les voyages scolaires dans des wagons à bestiaux équipés d’hologrammes de prisonniers juifs, jusqu’à la distribution de faux passeports aux écoliers pour qu’ils puissent s’imaginer être embarqués dans ces wagons.
La confusion des événements est omniprésente. Le site web qui propose des « visites à 360° de la bande de Gaza » propose également des visites à 360° d’Auschwitz. L’exposition itinérante Nova comprend une exposition de chaussures « perdues et trouvées » sur le site du festival, un rappel délibéré que personne ne peut manque. « Les rangées de chaussures rappellent une exposition similaire au musée commémoratif de l’Holocauste à Washington, symbolisant les 6 millions de Juifs qui ont été assassinés pendant l’Holocauste », a rapporté NBC. Ce rapprochement se retrouve également dans le tourisme macabre : en effet, certains voyages vers le sud d’Israël passent par la Pologne, avec des arrêts à Auschwitz comme « préparation facultative ».
Pour ceux qui n’auraient pas compris, l’influent groupe de pression Combat Antisemitism Movement a choisi de célébrer la journée de commémoration de l’Holocauste en faisant la promotion d’une vidéo filmée au Mémorial des Juifs assassinés d’Europe de Berlin. Au-dessus des dalles de béton sombres symbolisant le massacre de millions de personnes par les nazis, l’« œuvre d’art numérique » fait appel à des drones pour faire flotter un pantalon de survêtement géant taché de faux sang, censé symboliser la violence sexuelle du 7 octobre. D’autres drones brandissent une étoile jaune demandant : « Plus jamais ça ? » Là, dans un tableau, les deux traumatismes sont visuellement fusionnés en une seule plainte globale, réduisant à néant les océans, les siècles, les puissances, les peuples et les échelles.
Il s’agit là, il faut le dire, d’un comportement étrange. Mais pas aussi étrange qu’un détail que j’ai découvert dans un article sur la récente tendance israélienne des tatouages sur le thème du 7 octobre. Un artiste, cité dans le magazine Hadassah, a déclaré qu’un client avait proposé un « concept » selon lequel la date de l’attentat serait « 1072023, écrite comme les numéros de série que les prisonniers recevaient à Auschwitz ».
Certaines des institutions les plus importantes chargées de protéger la mémoire de l’Holocauste pour les générations futures ont volontairement participé à cet amalgame. L’inestimable Fondation Shoah, par exemple, qui abrite de vastes archives de témoignages vidéo de survivants de l’Holocauste, a ajouté une nouvelle catégorie cette année : « Interviews with October 7 Survivors » (entretiens avec des survivants du 7 octobre). Et lors de la Marche des vivants vers Auschwitz de cette année, les organisateurs ont tenu à inviter des « survivants israéliens de l’Holocauste qui ont survécu aux attaques du 7 octobre ».
Des incidents de ce type ont incité Marianne Hirsch, professeur émérite à l’université de Columbia et spécialiste très respectée de la mémoire traumatique et de la commémoration, à écrire un essai influent dans lequel elle invite ses collègues des études sur l’Holocauste à remettre en question le bien-fondé des méthodes de commémoration fondées sur la transmission de souvenirs traumatiques d’une génération à l’autre (un processus qu’elle a décrit comme la création d’une « post-mémoire. »)
Lors d’un entretien, elle m’a expliqué que la commémoration d’histoires traumatisantes peut se faire de manière à encourager la guérison collective et un sentiment de solidarité au-delà des clivages. Mais il arrive aussi que, pour les acteurs politiques de ces groupes, la guérison ne soit pas l’objectif ; il est infiniment plus utile de maintenir le traumatisme en vie, malgré le temps qui passe et les conditions qui changent. « À ses débuts, l’étude de l’Holocauste a surtout consisté à maintenir les blessures ouvertes et à transmettre le traumatisme aussi directement que possible. » Il s’agissait également de présenter l’antisémitisme comme une force de la nature inamovible et omniprésente, une haine à part ; une vision du monde que le rabbin et universitaire Shaul Magid qualifie de « judéopessimisme ».
Selon Hirsch, cela a beaucoup à voir avec la façon dont la mémoire de l’Holocauste a été étroitement liée au sionisme, la création de l’État d’Israël hautement militarisé étant considérée comme la « rédemption » de la destruction de l’Holocauste. Dans ce récit, qui domine dans les écoles juives, les camps d’été, les synagogues et les voyages Birthright en Israël : « La guérison ne vient que de la patrie. » Cela signifie que lorsque la patrie fait l’objet d’attaques intenses, comme ce fut le cas le 7 octobre, tout le traumatisme (implanté par ces films, ces musées, ces mémoires et ces histoires d’horreur) revient en force et la menace devient existentielle. S’il est vrai que l’Holocauste peut revenir à tout moment, et qu’Israël est la seule protection contre cette éventualité, « cela crée une sorte d’alibi pour tout ce qu’Israël veut faire » ; un alibi dont nous avons vu les terribles implications dans une action incessante au cours des 12 derniers mois.
Mme Hirsch est extrêmement troublée par ces amalgames historiques, à la fois en tant qu’universitaire et en tant que fille de survivants de l’Holocauste. Selon elle, les comparaisons directes entre les massacres à l’échelle industrielle perpétrés par les nazis et la folie meurtrière d’une journée du Hamas ont pour effet de « minimiser l’Holocauste ». « Cela déshonore les victimes. Et c’est historiquement complètement faux. »
Mais cela soulève la question suivante : pourquoi semble-t-il que tant de dirigeants juifs éminents souhaitent qu’Israël ait souffert d’un holocauste des temps modernes, au point de se laisser aller à ces comparaisons fausses et dangereuses ?
D’un certain point de vue, cela n’a guère de sens : la Staatsraison d’Israël consiste à affirmer qu’il est le seul à pouvoir garantir la sécurité des Juifs face à la haine des Juifs, présentée comme une force primordiale de la psyché humaine susceptible de se soulever à tout moment avec une fureur génocidaire. Les attentats du 7 octobre ont été brutaux, mais ils ne représentaient pas une menace exterminatrice pour les Israéliens ou les Juifs en tant que peuple. Pourquoi, alors, Israël voudrait-il compromettre sa mission principale en avançant un récit qui le fait paraître moins sûr qu’il ne l’est en réalité ?
Voici une théorie : la blessure au cœur de la fondation d’Israël est que les Palestiniens ont été forcés de payer pour les crimes de l’Europe. Obligés de payer avec leur terre. Leurs maisons. Leur liberté. Leur sang. Encore et encore, dans ce que de nombreux universitaires et dirigeants politiques palestiniens, de Hanan Ashrawi à Joseph Massad, ont appelé : « La Nakba en cours. » Cependant, si les Palestiniens sont les nouveaux nazis, ou pires que les nazis (comme nous l’avons entendu cette année), et si le 7 octobre est un nouvel Holocauste, ou une extension de celui-ci, cela égaliserait le score après coup. Autrement dit, dans la nouvelle identité nationale qui se forge autour de ce jour traumatisant, Israël est peut-être moins sûr physiquement qu’il ne l’a longtemps prétendu, mais il pense être plus sûr politiquement, puisque, dans cette logique, il ne serait pas fondé sur le crime de nettoyage ethnique d’un peuple qui n’a jamais représenté une menace existentielle pour les Juifs. Cela signifie qu’il serait sûr de finir le travail de la Nakba, ce qui ressemble beaucoup à ce qui est en cours à Gaza et dans de grandes parties de la Cisjordanie.
Ce dangereux dérèglement a trouvé ce qui est peut-être son expression la plus explicite en décembre dernier, lorsque David Azoulai, chef du conseil de Metula, dans le nord d’Israël, a fait part à une émission de radio israélienne de son idée sur ce qui devrait arriver à Gaza et aux 2,2 millions de Palestiniens qui y vivent. Selon cet homme politique local, la marine israélienne devrait transporter tous les Palestiniens restants « vers les côtes du Liban, où il y a déjà suffisamment de camps de réfugiés » afin que la bande « ressemble au camp de concentration d’Auschwitz. […] Toute la bande de Gaza devrait être vidée et aplanie, comme à Auschwitz ».
Il a ajouté : « Que ce soit un musée pour que le monde entier puisse voir ce qu’Israël peut faire. Que personne ne réside dans la bande de Gaza pour que le monde entier puisse le voir, car le 7 octobre a été en quelque sorte un second Holocauste. »
L’idée d’invoquer Auschwitz pour appeler à un nouveau génocide (y compris la création de nouveaux camps de concentration) ici et maintenant, tout en faisant passer cela pour un appel à la commémoration, a été trop forte pour les personnes qui gèrent le mémorial d’Auschwitz. Ils ont réagi en publiant un message sur les réseaux sociaux : « David Azoulai semble vouloir utiliser le symbole du plus grand cimetière du monde comme une sorte d’expression symbolique malade, haineuse et pseudo-artistique. »
« L’appel à des actes qui semblent transgresser toutes les lois civiles, guerrières, morales et humaines, qui peuvent ressembler à un appel au meurtre d’une ampleur comparable à celle d’Auschwitz, met l’ensemble du monde honnête face à une folie qui doit être affrontée et fermement rejetée. Nous espérons que les autorités israéliennes réagiront à ces abus honteux, car le terrorisme ne peut jamais être une réponse au terrorisme. »
Les autorités israéliennes n’ont pas condamné les propos incitatifs d’Azoulai. Peut-être parce que, même si les détails ne concordent pas exactement, il ne faisait que décrire ce que le gouvernement israélien a fait sans relâche depuis le 7 octobre : utiliser un génocide du passé pour justifier le génocide du présent, tandis que ses partisans utilisent l’art, le cinéma, la réalité virtuelle, le tourisme sinistre et même la mode pour transmettre le traumatisme israélien partout dans le monde.
Marianne Hirsch appelle ce type de mémoire officielle militarisée « mémoire monumentale ». Mais il existe aussi quelque chose que, d’après Michel Foucault, elle appelle la « contre-mémoire » : des expressions de chagrin et de deuil qui remontent d’en bas et sont souvent liées à des luttes pour la justice, la guérison collective et la transformation.
Même s’ils seront probablement noyés par les fabricants de monuments, les jours à venir verront également de nombreux contre-mémoriaux : des groupes de personnes qui reconnaissent que, malgré tous les deux poids deux mesures bouleversants et les instrumentalisations dangereuses, le chagrin est une émotion puissante, insistante et incontrôlable. Elle a besoin d’un endroit où aller, et elle a besoin d’être soutenue collectivement.
Les kibboutzim auront donc leurs rituels privés, dans leurs cimetières, tout en se souvenant des otages pour lesquels ils prient pour qu’ils soient encore en vie. IfNotNow, une organisation de jeunes juifs progressistes, organise des rassemblements à travers les États-Unis sous la bannière « Chaque vie, un univers », appelant à un embargo sur les armes, à la fin des attaques d’Israël sur Gaza et de son invasion du Liban, et à la liberté pour tous les captifs. « Nos larmes sont assez abondantes et nos cœurs assez grands pour pleurer chaque vie enlevée, chaque univers détruit, qu’il soit israélien ou palestinien. Ce n’est pas l’un ou l’autre. Nous avons besoin les uns des autres : les Juifs ne peuvent pas être en sécurité si les Palestiniens ne sont pas en sécurité et libres. »
Avant que cet espoir devienne plus qu’un slogan, il faudra une sorte d’histoire commune sur la façon dont nous sommes arrivés à ce lieu déchirant, ce qui est le travail du remarquable groupe israélo-palestinien Zochrot. Depuis deux décennies, ils sensibilisent discrètement les Israéliens juifs aux raisons pour lesquelles les histoires avec lesquelles ils ont grandi sont dangereusement incomplètes, parce que l’histoire triomphante et rédemptrice de la fondation d’Israël est inextricable de la dépossession et de l’exil forcé des Palestiniens : la Nakba. Ils organisent donc des visites de villages palestiniens détruits et dépeuplés, distribuent des cartes alternatives, organisent des cours et des ateliers et appellent à « un avenir commun pour tous les habitants de cette terre et tous les réfugiés. »
En hébreu, zochrot signifie « se souvenir », et contrairement à la retraumatisation qui passe actuellement pour une commémoration, se souvenir, dans son sens le plus vrai, consiste à rassembler les morceaux brisés et coupés du soi (se remémorer) dans l’espoir de devenir un tout. Se souvenir de la terre. Se souvenir des personnes exilées de la terre. Se souvenir des génocides coloniaux antérieurs qui ont façonné et inspiré l’holocauste nazi, qui à son tour a façonné l’État d’Israël. Se souvenir qu’Israël est actuellement en proie à une frénésie de vengeance coloniale incluant la menace nucléaire, dans la lignée des expéditions punitives coloniales antérieures, qui ont également utilisé l’art et le chagrin collectif comme de puissantes armes d’annihilation.
L’identification de ces lignes historiques profondes (ce que Michael Rothberg, spécialiste de l’Holocauste à l’UCLA, a appelé la « mémoire multidirectionnelle ») est un travail de remémoration, et c’est notre meilleur espoir de sortir de ce qui ressemble de plus en plus à une boucle de génocide récurrente sans fin. Pourtant, ce travail devient chaque jour plus difficile, car les Palestiniens sont confrontés à ce que la chercheuse féministe Nadera Shalhoub-Kevorkian a décrit comme un cataclysme de démembrement dans sa forme la plus littérale : des corps démembrés, une géographie démembrée et un corps politique démembré.
Pendant ce temps, dans les rues de Gaza et de Beyrouth, les foules continuent de se rassembler dans l’euphorie pour honorer leurs morts, sachant que même leurs funérailles ne sont pas à l’abri de la prochaine vague de carnage israélien.
Source : The Guardian, Angelica Alzona, 05-10-2024
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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