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New York Times : L’incroyable différence de couverture d’une grève à 42 ans d’intervalle

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La couverture très différente qu’a faite le New York Times de deux grèves dans les transports en commun de New York illustre la transformation spectaculaire de la couverture de la vie de la classe ouvrière par les médias dominants ces dernières années. Tandis que ces médias dominants courent après le public de la haute société, les travailleurs ont été éliminés.

Source : Jacobin Mag, Luke Savage
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

8 mars 1983, New York City : Des passagers de Westchester, New York, qui utilisent normalement les lignes de banlieue du Metro North pour se rendre à leur travail quotidien, quittent les bus et montent la rampe d’accès à l’entrée du métro à la station Pelham Bay. Beaucoup de ces banlieusards se sont tournés vers des bus spéciaux fournis par le comté de Westchester et le Connecticut en raison d’une grève des transports en commun. (Bettmann / Getty Images)

Dans son excellent livre de 2019, No Longer Newsworthy [Plus d’intérêt pour les actualités, NdT], Christopher R. Martin retrace l’effacement progressif de la classe ouvrière américaine du paysage médiatique. Ce processus, comme le montre Martin, a entraîné de profonds changements dans la façon dont toutes sortes d’histoires sont écrites et présentées. Et, loin d’être le produit d’une force étrangère inconnue, il a des causes observables et des racines matérielles discernables. Face à la consolidation et à la concurrence de la télévision, alors en pleine ascension, les journaux ont opté pour un modèle économique fondé en grande partie sur la publicité destinée à un public aisé et à la classe moyenne, ce qui a transformé non seulement leur propre lectorat mais aussi la façon dont les questions essentielles étaient appréhendées. Comme l’écrit Martin :

Dans cette nouvelle vision de la manière dont un journal doit servir sa communauté, les journaux et leurs propriétaires ne veulent que le bon type de lecteurs, ceux qui sont « aisés, modernes aisés, influents », et les personnes qui ont un « pouvoir d’achat réel » important et des « revenus familiaux colossaux ». Presque tous les journaux ont commencé à présenter leur lectorat comme s’il s’agissait des enfants du lac Wobegon dans la fiction de Garrison Keillor : tous au-dessus de la moyenne.

L’une des illustrations les plus mémorables de l’impact de ces changements sur l’information se trouve au milieu du livre, lorsque Martin compare la couverture par le New York Times de deux grèves séparées par environ quarante-deux ans – un gouffre, en fait, marqué au moins autant par l’idéologie que par le passage du temps.

L’histoire de deux grèves

En mars 1941, quelque 3 500 membres du syndicat Transport Workers Union débrayent, réclamant, notamment, une augmentation de salaire de 25 %, des congés payés et une journée de travail de huit heures. « LE DEBRAYAGE BLOQUE 1 305 BUS, AUCUN REGLEMENT N’EST EN VUE ; DES FOULES ENGORGENT LES MÉTROS, LES TAXIS », titrait la une de l’édition du 11 mars du New York Times. En soi, cela n’est peut-être pas surprenant. Comme le rapportait l’article d’accompagnement, les travailleurs – employés par deux sociétés qui, ensemble, fournissaient 95 % de tous les transports de surface de Manhattan – avaient réussi à paralyser un système de bus utilisé quotidiennement par quelque 900 000 New-Yorkais.

Il est toutefois remarquable que ce long article mette en évidence les revendications des travailleurs et célèbre implicitement le surcroît d’activité dont bénéficient les chauffeurs de taxi du fait de la grève. Comme Martin le note dans son livre, aucun usager n’a été cité ou représenté sur les photos – qui montraient plutôt des bus vides dans leurs entrepôts, le président d’une des sociétés impliquées et une rue remplie de taxis de bout en bout.

Plus de quarante ans plus tard, en mars 1983, le grand journal américain faisait état d’une autre grève des transports en commun, cette fois-ci déclenchée par plusieurs centaines de chefs de train et autres travailleurs employés sur des lignes de banlieue. « La grève des chemins de fer bloque la circulation sur les routes de la région de New York », annonce le journal en première page, son titre accompagnant une histoire fortement axée sur les usagers frustrés et incommodés.

De nombreux paragraphes s’écoulent avant que la cause réelle du conflit n’apparaisse enfin, l’article mettant plutôt l’accent sur les perturbations causées par la grève et son impact sur les infortunés (et apparemment aisés) navetteurs. « Je suis perdu », remarque un certain Don Gilbert de New Canaan, Connecticut – le premier de plusieurs à être cité et qui serait un employé de la Chemical Bank à l’angle de Park Avenue et de Forty-Seventh Street. « Je n’ai jamais fait cela auparavant. Si je ne suivais pas la foule, je ne saurais pas où aller ». Le dernier mot de l’article, quant à lui, est réservé à un message explicitement antisyndical. « L’idée qu’une si petite minorité ait un tel impact sur une si grande majorité n’est tout simplement pas juste », déclare une personne identifiée seulement comme un « homme de 25 ans de Dobbs Ferry, NY. »

Le contraste entre les deux récits n’en est que plus frappant, surtout lorsqu’il est analysé en proportion. Comme le note Martin, l’action syndicale de 1983 a concerné beaucoup moins de travailleurs et a finalement touché un dixième des usagers affectés par son équivalent en 1941. Néanmoins, il a été largement présenté aux lecteurs du New York Times comme une histoire de chaos inutile et de désagrément pour la classe moyenne.

Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, mais il illustre clairement la façon dont l’évolution du modèle économique des médias a progressivement transformé la façon dont les informations sont consommées et, en fin de compte, la façon dont elles tendent à être présentées. Dans la première moitié du XXe siècle, de nombreux grands médias s’appuyaient sur un large éventail de lecteurs et étaient contraints de proposer une vision du monde qui était au moins lisible par les classes populaires.

Aujourd’hui, alors que de nombreux journaux remplissent leurs pages de reportages sur la consommation, d’annonces immobilières coûteuses et d’autres contenus adaptés à une base d’abonnés majoritairement aisée, il n’est que trop évident que l’orientation des médias a changé – et que les préoccupations et les intérêts d’une niche socio-économique beaucoup plus étroite déterminent désormais leur activité.

À propos de l’auteur

Luke Savage est rédacteur à Jacobin.

Source : Jacobin Mag, Luke Savage, 13-01-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

bob // 22.02.2022 à 09h14

en France aussi a la télé on ne voit plus aucun ouvrier ou employé dans les débats mais seulement des catégories supérieures qui parlent pour eux. Ce sont des personnes qui gagnent en un mois ce que ne gagnent pas des salariés en un an qui leur donnent des conseils pour mieux gerer leur budgets et redéfinir leurs priorités …

7 réactions et commentaires

  • bob // 22.02.2022 à 09h14

    en France aussi a la télé on ne voit plus aucun ouvrier ou employé dans les débats mais seulement des catégories supérieures qui parlent pour eux. Ce sont des personnes qui gagnent en un mois ce que ne gagnent pas des salariés en un an qui leur donnent des conseils pour mieux gerer leur budgets et redéfinir leurs priorités …

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    • patoche // 22.02.2022 à 12h55

      Omniprésence des représentants des classes dominantes mais également de ceux qui sont chargés de les protéger.
      Mon père était flic et m’expliquait il y a 50 ans que le droit de grève et de manifester était exclu pour lui. Interdit d’exprimer sous l’uniforme ses idées politiques.
      Désormais les syndicats policiers séditieux convoquent à leurs manifestations les partis politiques soumis de l’ED au PCF.
      Chaque samedi de l’épisode « gilets jaunes » des représentants de cette engeance furent présents en live sur tous les plateaux télé.

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      • Fernet Branca // 22.02.2022 à 16h14

        Un bon flic du temps de Raymond Marcellin qui regrettait l’époque de Christian Fouchet , ou celle du fameux préfet de police du Général de Gaulle qui sévissait contre les Algériens qui manifestaient en 1961 ou ces traîtres de socialio-communistes qui manifestaient en 1962 au métro Charonne.

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        • patoche // 22.02.2022 à 23h57

          Un bon flic, pied noir du Maroc qui a subi les pires sévices, les pires insultes racistes à Sens où il fut incorporé dès son arrivée en métropole avec ses congénères. L’objectif était de les pousser à démissionner par tous les moyens.
          Il n’a jamais évoqué cet enfer, c’est ma mère qui en a parlé après son décès en 1999.
          Je me souviens l’avoir interrogé sur l’existence du SAC cette milice politique gaulliste toute puissante dans les commissariats. Il me répondit embarrassé, « hum, Pasqua…¨

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  • RGT // 22.02.2022 à 11h18

    De toutes façons, « tout le monde » sait très bien que les manifestants et les grévistes sont des « complotistes » (à la solde de Moscou bien sûr) et qu’ils méritent au mieux d’être « rééduqués » (au goulag ?) ou que les « forces de l’ordre » doivent intervenir sans délai pour faire cesser ces « émeutes » menées par des hooligans sanguinaires.

    Ne vous étonnez donc pas si on vous demande votre « pass sanitaire » (Ausweiss !!!) chaque fois que vous mettez le nez dehors, le QR code étant bien sûr le meilleur moyen de vous pister avec des moyens qui auraient fait pâlir de jalousie les dirigeants des « heures les plus sombres de notre histoire »…

    Et pendant que les « gueux » plongent chaque jour un peu plus dans la misère, les dividendes du caca-rente et les profits des propriétaires des médias de masse explosent de manière insolente.

    Et qui bien sûr payera la facture quand la corde cassera suite à cette tension extrême ?

    Les gueux bien sûr, mais aussi les « gueux ++ » qui se seront serrés la ceinture toute leur vie pour acquérir leur propre logement qui sera soit réquisitionné en cas de révolution marxiste, soit surtaxé pour financer un état policier (la bonne excuse) qui « protégera » leurs biens du pillage.

    Voire même les deux, car s’ils ne pourront plus bénéficier du fruit du travail de leur vie ils seront toujours propriétaires de ces biens vis à vis de la loi et les énarques ne manqueront pas de profiter de ce fait pour les presser comme des citrons.

    Et pendant ce temps, les parasites qui profitent de la situation actuelle et leurs serviteurs vivront peinards.

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  • Savonarole // 22.02.2022 à 12h43

    Le modèle du financement par la pub a stérilisé la presse. Plus d’opinions tranchées qui pourraient déplaire aux annonceurs, plus de scandales , plus de scoop. Aujourd’hui un politique qui se tape des mineures sur une île privée ça fait même plus un entrefilet dans le NYT. En même temps plus grand monde de lit le NYT…
    Les lecteurs ont donc suivi le mouvement et ont décarré pour aller chercher le sel ailleurs. Les bulles algorithmiques ont remplacé les prescripteurs d’opinions étiquetés de la vieille presse et les médias en ligne ont consacré la fusion entre la pub et l’actualité en appliquant à la lettre toutes les techniques du marketing pour attirer les chalands. Ça ne fonctionne pas toujours et un autre modèle qui se veut plus vertueux est apparu en même temps que les possibilité de financement participatifs.
    En fait la presse n’est pas morte : une certaine presse institutionnalisée s’est paradoxalement aseptisée en allant au tapin et d’autres canaux ont pris le relais, pour le meilleur et pour le pire. Un peu comme les soviets qui lisaient la pravda et écoutaient la bbc …

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  • Fernet Branca // 22.02.2022 à 16h25

    Je n’ai pas lu le New-York Times des années 1940 aux années 80. Je n’ai pas regardé la télévision aux USA au temps de la guerre froide , de celle du Vietnam je doute fort que la télévision ait été plus sociale que le presse écrite. Depuis qu’internet menace la presse écrite en France comme partout dans le monde , qu’il faut être abonné pour lire les articles d’où réduction du nombre de lecteurs et financement des journaux par les publicitaires cela ne va pas dans le sens du social….

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