Source : MIT Technology Review, Gideon Lichfield, 17-03-2020
La distanciation sociale est appelée à persister bien au-delà de quelques semaines. Elle va bouleverser notre mode de vie, par certains côtés pour toujours.
Pour arrêter le coronavirus, nous devrons radicalement changer presque tout ce que nous faisons : notre façon de travailler, de faire de l’exercice, de fréquenter des gens, de faire les courses, de prendre soin de notre santé, d’éduquer nos enfants, de prendre soin des membres de notre famille.
Nous voulons tous que les choses reviennent rapidement à la normale. Mais ce que la plupart d’entre nous n’avons pas encore envisagé – mais ne tarderons pas à réaliser – c’est que les choses ne reviendront pas à la normale au bout de quelques semaines, voire de quelques mois. Certaines choses ne redeviendront jamais ce qu’elles étaient.
Il est maintenant largement admis (et enfin, même en Grande-Bretagne) que chaque pays doit « niveler la courbe » : imposer une distanciation sociale pour ralentir la propagation du virus afin que le nombre de personnes malades en même temps ne conduise pas à l’effondrement du système de santé, ce qui est actuellement la menace en Italie. Cela signifie que la pandémie va devoir durer, à un faible niveau, jusqu’à ce que, ou bien un nombre suffisant de personnes aient été atteintes par le Covid-19 afin de permettre à la plupart d’entre elles d’être immunisées (en supposant que l’immunité dure des années, ce que nous ne savons pas) ou alors qu’un vaccin existe.
Combien de temps cela prendrait-il, et dans quelle mesure les restrictions sociales doivent-elles être draconiennes ? Hier, le président Donald Trump, a annoncé de nouvelles lignes directrices telles que la limitation des rassemblements à 10 personnes, déclarant qu’« avec plusieurs semaines d’action ciblée, nous pouvons inverser la tendance et changer rapidement de cap ». En Chine, le confinement de six semaines commence à se relâcher maintenant que les nouveaux cas n’arrivent plus qu’au compte-gouttes.
Mais cela ne s’arrêtera pas là. Tant que quelqu’un dans le monde sera porteur du virus, il pourra y avoir des résurgences et des épidémies continueront d’exploser en l’absence de contrôles stricts pour les contenir. Dans un rapport publié hier (pdf), des chercheurs de l’Imperial College de Londres ont proposé un moyen d’y parvenir : imposer des mesures de distanciation sociale plus extrêmes chaque fois que les admissions dans les unités de soins intensifs (USI) commencent à augmenter, et les assouplir chaque fois que les admissions diminuent. Voici ce que cela donne dans un graphique.
La ligne orange correspond aux admissions en soins intensifs. Chaque fois que celles-ci dépassent un seuil – disons 100 par semaine – le pays fermerait toutes les écoles et la plupart des universités et adopterait une politique de distanciation sociale. En dessous de 50, ces mesures seraient levées, mais les personnes présentant des symptômes ou dont les proches présentent des symptômes continueraient d’être en confinement à domicile.
Qu’entend-on par « distanciation sociale » ? Les chercheurs la définissent ainsi : « Tous les foyers réduisent de 75% les contacts en dehors du foyer, de l’école ou du lieu de travail ». Cela ne veut pas dire que vous sortirez avec vos amis une fois par semaine au lieu de quatre. Cela veut dire que chacun fait le maximum pour diminuer le nombre de contacts sociaux et que, dans tous les cas, le nombre de contacts diminue de 75 %.
En conclusion, les chercheurs affirment que selon cette modélisation, la mise à distance sociale et les fermetures d’écoles devraient être en vigueur environ les deux tiers du temps – ce qui veut dire en gros deux mois avec restrictions et un mois sans – jusqu’à ce qu’un vaccin soit disponible, ce qui prendra au moins 18 mois (pour autant qu’il soit efficace). Ils notent que les résultats de cette étude sont « qualitativement identiques en ce qui concerne les États-Unis ».
Dix-huit mois ! ? Il doit sûrement y avoir d’autres solutions. Pourquoi par exemple ne pas simplement construire plus d’unités de soins intensifs et soigner plus de personnes en même temps ?
Selon la modélisation des chercheurs, cela n’a pas résolu le problème. Sans une distanciation sociale de l’ensemble de la population, ils ont constaté que même la meilleure des stratégies d’atténuation – ce qui signifie l’isolement ou la mise en quarantaine des malades, des personnes âgées et de celles qui ont été exposées, ajoutée à la fermeture des écoles – entraînerait quand même une augmentation du nombre de personnes en état critique huit fois supérieure à ce que les systèmes américain ou britannique peuvent prendre en charge. (courbe bleue inférieure du graphique ci-dessous ; la ligne rouge plate représente le nombre actuel de lits en unités de soins intensifs). A supposer qu’on organise les usines pour qu’elles produisent des lits et des respirateurs artificiels, ainsi que toutes les autres structures et équipement, on aura encore encore besoin de beaucoup plus d’infirmières et de médecins pour qu’il soit possible de soigner tout le monde.
Et si on imposait des restrictions pour une seule période, mais de 5 mois environ ? Inutile – une fois les mesures levées, la pandémie explose de nouveau, mais cette fois-ci, on est en hiver, la pire période pour des systèmes de santé déjà surchargés.
Et si on décidait d’être extrêmement sévères : fixer à un niveau beaucoup plus élevé le seuil d’admission aux soins intensifs déclenchant une distanciation sociale, acceptant de fait une plus grande mortalité chez les patients ? Il s’avère que cela ne fait guère de différence. Même dans le scénario le moins restrictif du Collège Impérial, nous sommes confinés plus de la moitié du temps.
Il ne s’agit pas d’une déstabilisation temporaire. C’est le début d’un mode de vie complètement différent.
Vivre en état de pandémie
À court terme, cette situation sera extrêmement préjudiciable pour les entreprises qui dépendent de réunions de personnes en grand nombre : restaurants, cafés, bars, boîtes de nuit, salles de sport, hôtels, théâtres, cinémas, galeries d’art, centres commerciaux, foires artisanales, musées, musiciens et autres artistes, installations de sport (et équipes sportives), salles de conférence (et producteurs de conférences), compagnies de croisière, compagnies aériennes, transports publics, écoles privées, garderies d’enfants. Sans parler du stress que subissent les parents qui se voient contraints d’assurer la scolarisation de leurs enfants à la maison, les personnes qui essaient de s’occuper de parents âgés sans les exposer au virus, les personnes prises au piège de relations abusives et toute personne qui n’a pas de marge financière suffisante pour faire face aux fluctuations de revenus.
Il y aura bien sûr quelques adaptations : les gymnases pourraient par exemple commencer à vendre du matériel à usage domestique et des sessions d’entraînement en ligne. Nous assisterons à une explosion de nouveaux services dans ce que l’on a déjà appelé « l’économie de conciergerie ». On peut aussi faire preuve d’optimisme quant à la façon dont certaines habitudes pourraient changer – des voyages moins carbonés, des chaînes d’approvisionnement en circuit court, davantage de déplacements à pied et en vélo.
Mais pour beaucoup d’entreprises et d’employés, la perturbation sera impossible à gérer. Et le mode de vie de style conciergerie n’est tout simplement pas viable pendant de si longues périodes.
Alors, comment pouvons-nous vivre dans ce nouveau monde ? Une partie de la réponse – espérons-le – consistera en de meilleurs systèmes de santé, incluant des services de réponse aux pandémies pouvant agir rapidement pour identifier et contenir les épidémies avant qu’elles ne commencent à se propager ; et avec aussi la capacité d’augmenter rapidement la production d’équipements médicaux, de kits de tests et de médicaments. Ces mesures arriveront trop tard pour arrêter le Covid-19, mais elles contribueront à nous aider à faire face aux futures pandémies.
À court terme, nous trouverons probablement des compromis boiteux qui nous permettront de conserver un semblant de vie sociale. Les cinémas pourraient peut être retirer la moitié de leurs sièges, les réunions pourraient se tenir dans des salles plus grandes avec des chaises espacées et les salles de sport pourraient exiger que les séances d’entraînement soient réservées à l’avance pour éviter la foule.
En fin de compte, cependant, je suis convaincu que nous allons retrouver la faculté d’avoir des relations sociales en toute sécurité, en développant des moyens plus sophistiqués pour identifier qui est à risque et qui ne l’est pas, et en discriminant – légalement – ceux qui le sont.
Nous pouvons en voir les signes avant-coureurs dans les mesures que certains pays prennent aujourd’hui. Israël va utiliser les données de localisation des téléphones portables qui permettent à ses services de renseignement de traquer les terroristes pour retrouver les personnes qui ont été en contact avec des porteurs avérés du virus. Singapour procède à une recherche exhaustive des contacts et publie des données détaillées sur chaque cas avéré, tout sauf la divulgation du nom des personnes.
[Je suis stupéfait par la précision des informations sur le #coronavirus qui sont diffusées à #Singapour. Sur ce site web, vous pouvez voir tous les cas d’infection connus, le domicile de la personne, son lieu de travail, l’hôpital dans lequel elle a été admise, et la répartition du réseau des porteurs, le tout présenté de façon chronologique]
Nous ne savons bien sûr pas exactement à quoi ressemblera ce nouvel avenir. Mais on peut imaginer un monde dans lequel, pour prendre un vol, il faudra peut-être être inscrit à un service qui suit vos déplacements via votre téléphone. La compagnie aérienne ne pourrait pas savoir où vous êtes allé, mais elle recevrait une alerte si vous vous êtes trouvé à proximité de personnes infectées avérées ou de clusters de la maladie. Les mêmes exigences s’appliqueraient à l’entrée des grandes salles de spectacles, des bâtiments gouvernementaux ou des moyens de transport public. Il y aurait des scanners de température partout, et votre lieu de travail pourrait exiger que vous portiez un moniteur qui surveille votre température ou d’autres signes vitaux. Là où les établissements de nuit demandent une preuve de votre âge, ils pourraient à l’avenir exiger une preuve de votre immunité – une carte d’identité ou une sorte de vérification numérique via votre téléphone, montrant que vous avez déjà guéri ou été vacciné contre les dernières souches de virus.
[J’ai dû voyager au début de ce mois et c’est ainsi que mes déplacements ont été suivis dans le cadre du confinement du #COVID19.]
Nous nous adapterons à ces mesures et les accepterons, tout comme nous nous sommes adaptés aux contrôles de sécurité de plus en plus stricts dans les aéroports à la suite des attaques terroristes. La surveillance intrusive sera considérée comme un prix bien léger à payer pour avoir la liberté fondamentale d’être avec d’autres personnes.
Comme d’habitude, cependant, le coût réel sera supporté par les plus pauvres et les plus précaires. Les personnes qui ont moins accès aux soins de santé ou qui vivent dans des zones plus exposées aux maladies seront désormais aussi plus fréquemment exclues des lieux et des services ouverts à tous les autres. Les travailleurs précaires – des chauffeurs aux plombiers en passant par les professeurs de yoga indépendants – verront leur emploi devenir encore plus incertain. Les migrants, les réfugiés, les sans-papiers et les anciens détenus seront en butte à un obstacle supplémentaire pour s’intégrer dans la société.
En outre, à moins qu’il n’existe des règles strictes sur la manière dont on évalue le risque de contamination pour une personne, les gouvernements ou les entreprises pourraient choisir n’importe quel critère : par exemple vous êtes à haut risque si vous gagnez moins de 50 000 dollars par an, si vous faites partie d’une famille de plus de six personnes et si vous vivez dans certaines régions du pays. Cela crée des espaces de biais algorithmiques et de discrimination cachée, comme cela s’est produit l’année dernière avec un algorithme utilisé par les assureurs de santé américains qui s’est finalement malencontreusement révélé favoriser les blancs.
Le monde a changé à de nombreuses reprises, et il change encore. Nous devrons tous nous adapter à une nouvelle façon de vivre, de travailler et de nouer des relations. Mais comme dans le cas de tout changement, certains y perdront plus que d’autres, et ce seront justement ceux qui ont déjà beaucoup trop perdu. Le mieux que nous puissions espérer, c’est que l’intensité de cette crise forcera enfin les pays – les États-Unis en particulier – à corriger les flagrantes inégalités sociales qui rendent de larges pans de leur population si incroyablement vulnérables.
Source : MIT Technology Review, Gideon Lichfield, 17-03-2020
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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1 réactions et commentaires
Prix léger à payer pour avoir la liberté fondamentale d’être avec d’autres personnes !!!
&
Le monde a changé à de nombreuses reprises, et il change encore. Nous devrons tous nous adapter à une nouvelle façon de vivre, de travailler et de nouer des relations.
On croit rêver. Le ricain est toujours prompt à s’adapter ? mais à quoi ? La promiscuité ?
Pourquoi ? Garantir le business ?
Et si on changeait plutôt ces modes de vie où il faut vivre comme des sadines (avions, croisières et…)
Est-ce vraiment obligatoire ? Et le resto ? etc…
C’est de la grégarité obligatoire pour maintenir des modèles économiques qui sont obsolète vu la quantité de poulets-humains sur la planète
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