Source : Bastamag, Sophie Chapelle, 19-03-2020
Face à la pénurie, le gouvernement a commandé en urgence 200 millions de masques dits FFP2, indispensables pour protéger les personnels soignants des hôpitaux ou des cabinets médicaux. Pourquoi avoir attendu plus d’un mois après le début de l’épidémie ? Pourquoi la France ne dispose-t-elle que de stocks stratégiques restreints ? Explications.
« Ce qu’il faut résoudre, absolument résoudre, c’est la question des masques. »Philippe Juvin est chef du service des urgences de l’hôpital Georges Pompidou à Paris. Rattaché à l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris, il considère ne pas faire partie des plus mal lotis en matière de matériel et de personnel. « Mais je regarde toute la médecine de ville, tous nos collègues médecins, infirmiers, kinésithérapeutes, toutes ces personnes qui vont à domicile aider les personnes âgées à faire leur toilette, à manger… Ils n’ont pas de masques ! » s’indigne-t-il le 18 mars [1].
Quelques jours plus tôt, SOS Médecins, dont les soignants se rendent au domicile des personnes malades, alertait déjà les autorités, n’obtenant « au compte-goutte que quelques masques, souvent périmés, et en quantités ridiculement insuffisantes ». « Déjà plusieurs médecins de SOS sont contaminés. Certains sont hospitalisés. D’autres se retirent de crainte de devenir porteurs du virus et d’infecter des patients ou leur familles » [2]. Des masques de protection doivent être « livrés dans les 25 départements les plus touchés » dès ce 19 mars, a répondu Emmanuel Macron lors de sa deuxième allocution. Comment en sommes-nous arrivés à une telle situation alors que le virus est détecté en France dès le 24 janvier et que le risque épidémique était sérieusement envisagé par de nombreux scientifiques depuis plus d’un mois ?
Les lourdes conséquences financières de la gestion de la grippe H1N1
Lors d’une question à l’Assemblée nationale le 3 mars, Olivier Véran, fraîchement nommé ministre de la Santé, affirme que la France a cessé de renouveler depuis 2011 ses stocks de masques de type « FFP2 », un masque filtrant qui protège davantage que les masques chirurgicaux [3]. « Suite à l’épisode de la grippe H1N1, une grande concertation a été organisée de manière à déterminer les stocks dont la France avait besoin pour se prémunir de la survenue de nouveaux épisodes viraux », détaille t-il. « En 2011 il a été déterminé que la France n’avait pas à faire de stock d’État des fameux masques FFP2. Il n’y a donc pas de stock d’État (…). » Le délai de péremption des masques FFP2 est d’environ 5 ans à compter de la date de fabrication [4], car l’élastique, notamment, risque de casser.
En 2011, Xavier Bertrand est ministre de la Santé. Il succède à Roselyne Bachelot qui vient de gérer l’épidémie de grippe H1N1, dite grippe A. La réponse de l’État en la matière s’est révélée surdimensionnée a posteriori, notamment en ce qui concerne l’acquisition de vaccins. Un rapport de la Cour des comptes épingle un gaspillage : sur les 94 millions de doses de vaccins commandées initialement, seulement six millions ont été utilisées. A l’époque, le directeur du Centre national de référence des virus de la grippe, reconnait que l’« on en a fait beaucoup plus que ce qui était nécessaire »contre la grippe A. « Tout ceci est lié au fait que, finalement, au cours de cette pandémie nous n’avons fait qu’accumuler d’excellentes nouvelles : il ne fallait qu’une seule dose pour le vaccin et le virus n’était pas aussi dangereux qu’on l’avait cru… »C’est dans ce contexte qu’aurait été prise la décision de ne pas renouveler les stocks « stratégiques » de masques FFP2 arrivant à expiration.
La responsabilité des gouvernements Sarkozy puis Hollande dans la baisse des stocks
Un rapport du Sénat publié en 2015 revient précisément sur la gestion des stocks nationaux de produits de santé, à constituer en cas d’attaque terroriste ou de pandémie. L’établissement qui gère ces stocks, l’EPRUS (établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires) a été créé en 2007. Il est cofinancé par l’État (l’impôt) et l’assurance maladie (les cotisations sociales). La vision purement comptable qui suit la gestion de l’épidémie de H1N1 en France va avoir des conséquences directes sur les finances de cet établissement.
Comme le montre le tableau ci-dessous, son budget est multiplié par sept en 2009 pour faire face à l’épidémie de H1N1, puis négatif à cause des dépenses en vaccins. Jamais, dans les années qui suivent, son budget ne retrouvera un niveau équivalent à celui précédant l’apparition de la grippe A. En une décennie, ses moyens sont même divisés par dix.
Il est donc décidé « de ne pas renouveler certains stocks arrivant à péremption », arguant du fait que les masques bénéficient d’une « plus grande disponibilité » dans le commerce et les pharmacies. Il revient désormais à chaque établissement de santé ou médico-sociaux de constituer leurs propres stocks « pour les masques de protection FFP2 de leurs personnels », précise le rapport. La gestion d’une partie des stocks est donc transférée à chaque hôpital, lui-même soumis à une austérité budgétaire et à une logique comptable.
Le rapport du Sénat révèle aussi que ce qui reste du stock national géré par l’Eprus « concernerait désormais uniquement les masques de protection chirurgicaux à l’attention des personnes malades et de leurs contacts ». Les stocks de masques FFP2 « pour certains actes à risques » relèvent désormais « des employeurs ». Cette décision est alors prise en dépit des recommandations du Haut conseil de la santé publique en juillet 2011 appelant à ce que le stock d’État soit constitué de masques anti-projections (ou chirurgicaux) et d’appareils de protection respiratoire (de type FFP2).
La décision tardive de renouveler les stocks
La décision d’acquisition ou de renouvellement de ces stocks stratégiques appartient exclusivement au ministre chargé de la santé. Leur gestion dépend désormais de « L’établissement pharmaceutique », une branche de Santé Publique France, qui regroupe l’ensemble des agences de santé [5]. Or, le 26 janvier dernier, deux jours après l’arrivée de l’épidémie en France, Agnès Buzyn se veut très rassurante : « Aujourd’hui, il n’y a aucune indication à acheter des masques pour la population française, nous avons des dizaines de millions de masques en stock. En cas d’épidémie, ce sont des choses qui sont d’ores et déjà programmées. » Il y a bien en stock 145 millions de masques anti projection ou chirurgicaux [6], mais pas de masques FFP2 dont la durée de protection varie entre trois et huit heures. Il faudra attendre fin février pour que le gouvernement passe commande de 200 millions de masques, les autorités espérant en recevoir 35 à 40 millions par mois. Un mois a donc été perdu, alors que les autorités sanitaires mettaient tout en œuvre pour contenir le plus longtemps possible l’épidémie à quelques départements.
« Ce qui n’avait pas été anticipé peut-être en 2011 c’est que parfois les crises sanitaires peuvent engendrer des crises industrielles », explique le nouveau ministre à l’Assemblée nationale le 3 mars. Le ralentissement de l’industrie chinoise liée à la pandémie impacte directement la fabrication. Dans le même temps, seules quatre entreprises fabriquent ces masques en France. Fin février, l’une d’elles, Kolmi-Hopen, PME d’une centaine de salariés, annonce fabriquer un million de masques par jour et avoir embauché 26 personnes pour répondre à la demande. C’est aussi une PME dans la Loire, Valmy, qui a recruté en urgence 50 personnes, passant de 20 à 70 salariés.
« Nous [leur] avons passé les commandes publiques les plus massives qui soient », a précisé Olivier Véran. « Nous avons demandé à ces entreprises de fonctionner jour et nuit, H24, sept jours sur sept, de manière à fournir le maximum de masques possibles. » Problème : ces mêmes entreprises, du fait du retard à l’allumage des autorités françaises, étaient occupées début mars à la fabrication de masques pour d’autres pays. C’est le cas de l’entreprise Valmy qui avait reçu une commande du NHS (National Health Service) britannique avant les autorités françaises [7] ! Ou de la société VSP Med Mask, basée à Marseille, qui expliquait fin février recevoir des appels de toutes parts, « y compris et surtout des gouvernements des régions chinoises qui font appel à des intermédiaires pour faire face à leur problématiques ». Face à cette situation, le Premier ministre a ordonné la réquisition le 3 mars par décret de l’ensemble des stocks et productions de masques sur le territoire national. D’autres sites industriels envisagent de se convertir à la production de masques.
Priorité aux professionnels de santé
Dans un communiqué publié le 16 mars, Olivier Véran précise la stratégie de gestion et d’utilisation maîtrisée des masques « dans les zones où le virus circule activement »en les destinant prioritairement aux professionnels de santé. A l’heure actuelle, les masques de type FFP2 sont réservés d’abord aux médecins, infirmiers, services d’urgence, d’accueil des malades Covid-19 et de soins critiques, ainsi qu’aux masseurs-kinésithérapeutes qui peuvent en disposer pour certains actes.
En revanche, les pharmaciens, chirurgiens-dentistes, sages-femmes libérales, personnels des EHPAD, structures médico-sociales accueillant des personnes fragiles, les sites régionaux identifiés pour accueillir des patients Covid-19 sans domicile, les ambulanciers et centres de secours, les prestataires de services et distributeurs de matériel disposeront, eux, de masques « chirurgicaux » [8] [9]. Ceux-ci sont-ils autant efficaces que le FFP2 ?
Gérer la pénurie
Selon Jérôme Salomon, directeur général de la Santé, « il y a une équivalence stricte des masques chirurgicaux avec les masques FFP2 pour les virus transmis par voie gouttelettes ». Il justifie son propos par une étude publiée en 2019 dans la revue médicale américaine Jama. « Se baser sur une étude portant sur la grippe pour étayer des recommandations sur le coronavirus peut paraitre d’autant plus léger que cette étude est largement critiquée et que les recommandations en vigueur en France du Haut conseil de la santé publique et de la Société française d’hygiène hospitalière, ainsi que celles en vigueur aux États-Unis et en Chine sont unanimes pour promouvoir l’usage du FFP2 pour les professionnels de santé », estime le journal spécialisé en ligne Caducee.
Se contenter de masques chirurgicaux pour protéger toute une partie des professionnels de santé, et alors même que la médecine de ville est appelée en renfort pour éviter que les hôpitaux ne soient surchargés, relève d’une gestion de la pénurie. « Au cabinet, on n’a quasiment plus de masques de type FFP2. Les masques chirurgicaux sont disponibles, mais ce sont des passoires [10]. On est deux médecins contaminés sur cinq, je suis positif depuis lundi. Et l’une des deux remplaçantes est en train de se faire tester. Le combat va se terminer faute de combattants », témoigne le médecin généraliste Jean-Paul Hamon, installé à Clamart (Hauts-de-Seine) et président de la Fédération des médecins de France. La question est aussi urgente concernant d’autres protections : gants, lunettes, surblouses ou gel hydroalcoolique risquent aussi de manquer.
Sophie Chapelle
Source : Bastamag, Sophie Chapelle, 19-03-2020
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