Dans leur quête de dissuasion nucléaire, les États-Unis ont parfois franchi la ligne et se sont lancés dans des projets qui semblaient plus conformes à un film de James Bond qu’au budget de la défense, mais peu d’entre eux étaient aussi fous que le projet Iceworm.
Source : Sandboxx, Alex Hollings
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Tout au long de la Guerre froide, les États-Unis et l’Union soviétique se sont livrés une concurrence acharnée, non seulement pour disposer des armes nucléaires les plus puissantes et les plus performantes, mais aussi pour trouver de nouvelles approches pour les employer. Les deux puissances mondiales étaient conscientes que toute attaque nucléaire commencerait probablement par des frappes contre les arsenaux nucléaires de la nation adverse, dans le but de limiter leur capacité à répondre de la même manière. C’est pourquoi des efforts considérables ont été entrepris pour rendre les énormes armes nucléaires mobiles, cachées ou protégées des attaques.
Si l’Union soviétique a investi dans des trains blindés capables de transporter ses énormes missiles ICBM [Missile balistique intercontinental, NdT] en Sibérie et dans des engins héliportés de type Frankenstein capables d’acheminer d’énormes charges nucléaires vers des sites de lancement éloignés, elle n’était pas la seule à réaliser des exploits nucléaires qui frisaient la mascarade. Les États-Unis, tout aussi motivés par la peur de l’anéantissement nucléaire, ont également cherché des approches de plus en plus originales de la guerre nucléaire, parfois même sur un sol étranger.
Les arrière-pensées nucléaires
Bien que l’armée russe ait déployé des efforts considérables ces dernières années pour sécuriser et fortifier de vastes étendues du cercle arctique, le concept du nord glacial comme théâtre de combat n’est certainement pas nouveau. Dans de nombreux cas, la distance la plus courte entre les systèmes d’armes et les cibles américains et russes est le nord – par-dessus le cercle polaire. En tant que telle, la lutte pour la position dans l’Arctique semblait inévitable du point de vue stratégique.
C’est avec ce concept en tête que les États-Unis ont établi un accord avec le gouvernement danois en 1960 pour commencer la construction de ce qui serait une grande installation militaire construite sous la glace du nord du Groënland. Selon le Pentagone, ce programme qui allait aboutir à la construction du « Camp Century » avait un certain nombre d’objectifs importants : tester diverses méthodes de construction dans les environnements arctiques, évaluer l’utilisation d’un réacteur nucléaire semi-mobile pour l’alimentation électrique, et soutenir les expériences scientifiques en cours dans la région. Bien sûr, à la manière de la Guerre froide, ces objectifs apparemment logiques étaient plus une couverture qu’un progrès.
La véritable intention derrière cette nouvelle initiative était d’établir une série importante de tunnels sous la glace, capables de soutenir le stockage, le transport et le lancement de missiles balistiques nucléaires spécialement conçus, surnommé le projet Iceworm [Ver de glace, NdT]. En utilisant des tunnels dans la glace à cette fin, les États-Unis pourraient lancer une foule d’armes nucléaires sur leurs adversaires soviétiques depuis la glace, tout en déplaçant fréquemment les missiles pour rendre presque impossible aux Soviétiques de se défendre, ou même d’attaquer les sillos de missiles.
Camp Century – Une installation et une couverture
Située à moins de mille miles du pôle Nord, la température ambiante dans la zone qui allait devenir Camp Century était en moyenne de -23°C, atteignant jusqu’à -57°C. L’accumulation moyenne de neige dans la région à l’époque était de 1,20 m par an, avec des rafales de vent soufflant à 110 km/h. Construire une installation militaire à la surface de la calotte glaciaire du nord du Groënland était donc pratiquement impossible.
À partir de 1959, le Corps des ingénieurs de l’armée américaine a commencé à creuser des tunnels d’une longueur de trois kilomètres sous la couche de glace du nord du Groënland en utilisant une méthode appelée « cut and cover » (découper et couvrir, NdT). Cette approche s’appuyait sur d’énormes machines rotatives de fabrication suisse qui creusaient de grandes tranchées dans la neige et la glace. Une fois les tranchées creusées, un toit en acier arqué était mis en place au-dessus de la nouvelle tranchée, qui était ensuite ré-enterrée.
Sous le toit d’acier arqué et la couche de glace et de neige, l’armée américaine avait créé ce qui était en fait des tunnels, qui pouvaient ensuite être utilisés pour construire des espaces de travail, des logements et même des zones pour des activités récréatives – mis à part les 600 missiles nucléaires prévus et tout l’équipement connexe requis par le projet clandestin Iceworm.
L’installation était alimentée par le tout premier générateur nucléaire semi-mobile du monde, le PM-2A, bien qu’au fur et à mesure que le programme avançait et que les problèmes s’accumulaient, le générateur nucléaire a été remplacé par un équipement diesel plus traditionnel.
L’espace de travail sous la glace s’est rapidement agrandi et, à la fin de 1960, Camp Century comprenait une zone appelée « Main Street » (Rue principale) de plus de 350 m de long, 7,50 m de large et 10 m de haut, ainsi que plusieurs casernes, une chapelle, une bibliothèque, un gymnase complet et même un cinéma. Chaque caserne comprenait un grand espace commun et cinq pièces individuelles, séparées de la glace qui les entourait par un volume d’air afin de minimiser la fonte causée par le chauffage interne de la pièce. Des trous profonds ont été percés dans la calotte glaciaire pour fournir une source fraîche d’air froid, également pour aider à gérer la fonte.
À son apogée, le Camp Century abritait plus de 200 soldats, cachés du froid glacial du monde extérieur sous une couverture de neige et de glace.
Projet Iceworm
Toute cette main-d’œuvre et cette technologie ne visaient pas seulement à tester la faisabilité des opérations militaires dans le froid glacial, bien sûr, et le projet américain Iceworm a été le véritable moteur de cet effort. Tout, depuis le déploiement du réacteur nucléaire PM-2A jusqu’aux efforts logistiques déployés pour établir des lignes d’approvisionnement régulières et souvent secrètes jusqu’à l’installation, visait à évaluer la faisabilité de la plate-forme de glace en tant que plate-forme de lancement d’armes nucléaires.
Le plan à long terme prévoyait la construction et l’entretien de 4.000 km de tunnels souterrains destinés à accueillir un stock de 600 missiles nucléaires de moyenne portée spécialement modifiés, appelés missiles Iceman. Ces missiles ont été développés en modifiant le stock existant de missiles Minuteman de l’US Air Force pour une utilisation dans des conditions de froid extrême.
Plusieurs de ces tunnels abriteraient des voies ferrées qui pourraient être utilisées pour transporter les gros missiles rapidement et facilement d’un endroit à l’autre, tandis que des équipes seraient chargées de creuser et de fortifier de nouveaux tunnels chaque année. Chaque nouveau tunnel offrirait un nouvel emplacement pour stocker ou lancer des missiles, rendant le repérage ou l’engagement de l’arsenal souterrain pratiquement impossible.
S’il avait été pleinement réalisé, le complexe de tunnels du projet Iceworm se serait déployé sur quelque 137 000 kilomètres carrés et aurait emploiyé 11 000 militaires. À titre d’exemple, la Corée du Sud ne couvre qu’environ 100 000 kilomètres carrés.
Se faire retirer la glace de sous ses pieds.
Si la valeur stratégique d’un imposant complexe de missiles souterrain était facile à établir, les défis liés à la construction et à la maintenance d’installations militaires sous la surface d’une couche de glace se sont rapidement révélés plus importants que prévu. Alors que le ministère de la Défense pensait que la glace était relativement stationnaire et stable, la réalité était que même l’énorme couche de glace de la taille du Texas, sur laquelle ils s’étaient installés, était un environnement plutôt dynamique.
En 1962, le plafond de la salle abritant le réacteur nucléaire de Camp Century s’était déjà abaissé d’un mètre cinquante, ce qui a nécessité des réparations coûteuses afin de poursuivre les opérations. Bientôt, des échantillons de carottes ont été prélevés et ont confirmé les préoccupations pressantes des scientifiques concernés : la couche de glace se déplaçait si rapidement que l’ensemble de l’installation s’avérerait inutilisable en l’espace de quelques années seulement.
En 1963, le réacteur nucléaire a été remplacé par des générateurs diesel et les rêves américains d’un vaste complexe de missiles souterrain au Groênland étaient pratiquement morts. En 1965, l’installation est abandonnée, pour être revisitée par une équipe de spécialistes en 1969 afin d’évaluer son état.
Le projet Iceworm avait été entouré de secret depuis le début, et d’après les conclusions de l’équipe, ce secret sserait supposé rester à l’état de secret grâce à l’accumulation de glace et de neige dans la région. Il est important de noter qu’une quantité importante d’équipement, de carburant diesel et même de déchets nucléaires ont été laissés dans les tunnels abandonnés pour être engloutis pour de bon par la glace de l’Arctique, selon le ministère de la Défense.
Bien sûr, « pour de bon » est une longue période, et comme nous l’avons découvert au cours des décennies qui ont suivi, les couches de glace ne sont pas aussi pérennes dans le monde d’aujourd’hui qu’elles ont pu le paraître. Dû au changement climatique, la glace qui recouvre les vestiges du Camp Century continue de se retirer, et les experts estiment que tous les secrets de l’Iceworm américain seront mis à nu d’ici 2090 – ce qui suscite un débat permanent sur la question de savoir qui sera finalement responsable du nettoyage.
« C’est juste une question de temps, déclare Mike MacFerrin, l’un des auteurs de l’étude de 2016 qui a exposé le problème pour la première fois. « Quand l’eau atteindra ces déchets et arrivera sur la côte, alors nous aurons un gros problème. »
Alex Hollings est écrivain, père de famille et vétéran des Marines, il se spécialise dans l’analyse de la politique étrangère et des technologies de défense. Il est titulaire d’une maîtrise en communication de la Southern New Hampshire University, ainsi que d’une licence en communication d’entreprise et d’organisation de la Framingham State University.
Source : Sandboxx, Alex Hollings, 29-07-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation.
Commentaire recommandé
À mon humble avis, comme ces installations sont sur le territoire danois ce sont ces derniers qui devront payer pour le nettoyage alors qu’ils n’ont pas eu la possibilité de refuser leur installation…
Et pendant ce temps les médias s’acharnent sur les mêmes problèmes causés dans l’arctique par l’URSS et s’insurgent du fait que cette pollution irréfléchie est un risque pour l’humanité toute entière.
Au moins, même si c’est « pas terrible », l’URSS polluait son propre territoire et ne tordait pas le bras de ses « alliés » pour les contraindre à héberger leurs installations criminelles.
De toutes façons, les travaux concernant ces installations ont permis à quelques-uns d’accumuler des profits (en surfacturant allègrement les travaux) et ce sont bel et bien les cons-tribuabes US (et hélas leurs « alliés ») qui ont financé ces « machins » délirants
J’ai la certitude, quel que soit le peuple qui paye pour la dépollution, que ce sont les descendants des « géniaux bâtisseurs » qui feront valoir leurs « compétences » pour aller nettoyer (moyennant forte rétribution) les merdes laissées par leurs prédécesseurs.
Dans un monde « libre », la plus grande « vertu » est bien le fait que celui qui pollue et détruit l’environnement n’est JAMAIS sanctionné et que ce sont les « gueux » qui payent l’addition (2 fois – lors de la construction et lors du nettoyage) pour que les profits « ruissellent » sur les épaules des plus nantis.
Et quand on se contente de constater les « grands résultats » pour l’humanité toute entière on se demande pourquoi les « moins que rien » continuent de courber l’échine.
5 réactions et commentaires
Rien ne les arrête, c’est fascinant.
« […] ce qui suscite un débat permanent sur la question de savoir qui sera finalement responsable du nettoyage. »
En réfléchissant un minimum, en bons pères de famille, nos « élites » n’auront pas trop de mal à déterminer un responsable, je pense.
+18
AlerterLe responsable c’est évidemment… la Russie 😀 Et si vous ne savez pas pourquoi, eux le savent 😀
+14
AlerterExactemeeeeeent! Comme d’hab, les Russkof’s avaient le dos rond, mais c’était avant, de toute évidence c’est fini!
+8
AlerterÀ mon humble avis, comme ces installations sont sur le territoire danois ce sont ces derniers qui devront payer pour le nettoyage alors qu’ils n’ont pas eu la possibilité de refuser leur installation…
Et pendant ce temps les médias s’acharnent sur les mêmes problèmes causés dans l’arctique par l’URSS et s’insurgent du fait que cette pollution irréfléchie est un risque pour l’humanité toute entière.
Au moins, même si c’est « pas terrible », l’URSS polluait son propre territoire et ne tordait pas le bras de ses « alliés » pour les contraindre à héberger leurs installations criminelles.
De toutes façons, les travaux concernant ces installations ont permis à quelques-uns d’accumuler des profits (en surfacturant allègrement les travaux) et ce sont bel et bien les cons-tribuabes US (et hélas leurs « alliés ») qui ont financé ces « machins » délirants
J’ai la certitude, quel que soit le peuple qui paye pour la dépollution, que ce sont les descendants des « géniaux bâtisseurs » qui feront valoir leurs « compétences » pour aller nettoyer (moyennant forte rétribution) les merdes laissées par leurs prédécesseurs.
Dans un monde « libre », la plus grande « vertu » est bien le fait que celui qui pollue et détruit l’environnement n’est JAMAIS sanctionné et que ce sont les « gueux » qui payent l’addition (2 fois – lors de la construction et lors du nettoyage) pour que les profits « ruissellent » sur les épaules des plus nantis.
Et quand on se contente de constater les « grands résultats » pour l’humanité toute entière on se demande pourquoi les « moins que rien » continuent de courber l’échine.
+26
AlerterPour l’anecdote, il me semble que Paul-Emile Victor raconte qu’il s’est trouvé un jour face à ce truc, ce qui donne un dialogue du genre :
L’officier états-unien de demander : qu’est ce que vous foutez ici ?
Et PEV de répliquer :
il me semble que c’est plutôt à vous d’expliquer votre présence ici.
+9
AlerterLes commentaires sont fermés.