Washington devrait éviter une approche alarmiste tout en prenant des mesures diplomatiques pour limiter les risques de course aux armements.
Source : Responsible Statecraft, Matthew Teasdale
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Le récent voyage du secrétaire d’État Antony Blinken en Chine a mis en évidence la nécessité de gérer la concurrence de plus en plus militarisée entre Washington et Pékin. Blinken a semblé réussir à stabiliser les relations, mais n’a pas réussi à rétablir les canaux de communication entre militaires, alors que l’expansion navale et nucléaire de la Chine suscite des inquiétudes.
Bien qu’il soit parfois avancé que les dépenses officielles de 292 milliards de dollars de la Chine sont insignifiantes par rapport au budget militaire de 877 milliards de dollars des États-Unis, en raison de processus budgétaires et comptables très différents, les comparaisons directes entre les dépenses de défense américaines et chinoises sont, au mieux, trompeuses. Le véritable budget militaire de la Chine est difficile à déterminer compte tenu des divergences budgétaires et des différences de pouvoir d’achat entre la Chine et les États-Unis. En outre, les chiffres de Pékin omettent, obscurcissent et cachent les programmes de dépenses, et sont probablement beaucoup plus élevés que ceux annoncés publiquement.
Alors que beaucoup suggèrent que cette croissance des dépenses sans contrainte devrait sonner l’alarme d’une invasion imminente de Taïwan, cette crainte est déplacée. Elle signale plutôt une course aux armements émergente en Asie du Nord-Est qui pourrait devenir un cycle auto-entretenu d’escalade sans de nouveaux pourparlers sur la stabilité régionale pour atténuer les menaces régionales. L’arsenal croissant d’armes nucléaires stratégiques de la République populaire de Chine devrait également être intégré dans des discussions plus larges. Avec la reprise de la concurrence entre grandes puissances, le mot d’ordre dans les cercles militaires est qu’il y a autant de danger à surestimer qu’à sous-estimer la puissance militaire croissante de Pékin.
Les dépenses militaires de la RPC sont entourées de mystère. Le budget militaire du ministère des Finances contredit celui du ministère de la Défense, ce qui représente des écarts de plusieurs milliards de dollars. En outre, l’Armée populaire de libération ne publie pas d’informations sur les prix de ses biens et services, ce qui rend difficile la mesure de la parité du pouvoir d’achat de son budget et de ses produits par rapport à d’autres pays. En outre, toute information sur les prix annoncés en RPC doit être prise avec des pincettes, car l’économie étatique de Pékin signifie que les produits peuvent être artificiellement minorés par l’intervention de l’État.
Quel que soit le chiffre communiqué par le Politburo, le chiffre réel est probablement beaucoup plus élevé. Le ministère des Finances indique que les dépenses militaires atteindront 255 milliards de dollars en 2023, mais des organismes de recherche politique ont constaté que les dépenses de défense dépassaient de 90 milliards de dollars les valeurs annoncées annuellement. Les chiffres officiels ne tiennent pas compte des programmes de dépenses importants tels que les efforts de recherche et de développement, les dépenses du programme spatial, les fonds de mobilisation, les coûts de recrutement, les dépenses d’exploitation des bases militaires et l’achat d’armes à l’étranger. Des composantes entières des forces armées chinoises, comme la police armée populaire – une force de police paramilitaire qui s’occupe de la sécurité intérieure, de l’application de la loi et de la sécurité maritime – ne figurent pas dans le budget officiel, bien qu’elles soient placées sous le contrôle de la Commission militaire centrale.
Quel que soit le montant exact des dépenses militaires chinoises, l’accumulation d’armes par Pékin crée un déséquilibre en matière d’armes en Asie. Les investissements de la Chine dans les technologies militaires, y compris l’intelligence artificielle, les cybercapacités et les moyens spatiaux, font progresser les objectifs de modernisation militaire de la Chine et sa capacité d’armement industriel pour les trois prochaines décennies. Pékin est déjà le quatrième exportateur net d’armes en valeur, représentant 5,2 % des exportations mondiales. Les rivaux régionaux comme l’Inde, l’Australie et le Japon sont des importateurs nets, avec respectivement 11 %, 4,7 % et 3,2 % des importations mondiales d’armes. La Chine abrite également trois des vingt plus grands fabricants d’armes au monde, en termes de ventes, contre zéro pour le Japon, zéro pour l’Australie et deux pour l’Inde. Les principaux journaux mettent déjà en garde contre une course aux armements entre le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et la RPC.
La dissimulation par la Chine de son budget militaire ne fait qu’entraîner de mauvais choix pour les décideurs américains. La sous-estimation du budget peut conduire à une certaine complaisance, qui se traduirait par un manque de préparation à une menace militaire potentielle de la part de la Chine. Une surestimation, en revanche, peut entraîner des dépenses militaires inutiles et coûteuses, ce qui pourrait nuire à l’économie américaine à long terme. Des estimations inexactes pourraient également alimenter des craintes infondées, conduisant à des dépenses et à des politiques militaires trop agressives à l’égard de la Chine. Pékin pourrait en retour engager des dépenses de représailles ou d’autres actions militaires, ce qui aggraverait la course aux armements latente déjà en cours. Une telle confusion serait préjudiciable à l’ensemble des relations sino-américaines et aux priorités des États-Unis dans la région indo-pacifique.
Pire encore, l’obscurité qui entoure les dépenses militaires chinoises alimente les craintes d’une invasion de Taïwan. Les médias n’hésitent pas à faire du sensationnel et à affirmer que la Chine construit une armée pour conquérir Taïwan d’ici 2027. Toutefois, d’éminents responsables américains de la défense ne voient « aucun signe » que le président chinois Xi Jinping – le candidat le plus probable à l’aventurisme chinois – s’attaquera à Taïwan au cours des prochaines années. Le général Mark Milley, président de l’état-major interarmées, explique que l’APL n’a pas les moyens de lancer une invasion amphibie sur le terrain difficile et montagneux de Taïwan. Entre-temps, les jeux de guerre du Congrès ont déterminé qu’une guerre entre Washington et Pékin au sujet de Taïwan entraînerait « la mort et la destruction à des échelles qui n’ont pas été vues depuis des décennies. »
La course aux armements qui se développe en Asie du Nord-Est mérite de nouvelles discussions sur la stabilité entre la Chine, les États-Unis et les alliés américains, dans lesquelles la transparence des budgets pourrait jouer un rôle utile. Les diplomates américains peuvent entamer des discussions informelles à des niveaux inférieurs pour se faire une idée des priorités chinoises et de leur volonté d’engager un dialogue plus approfondi. L’identification des domaines communs d’intérêt et de désaccord peut permettre de déterminer comment gérer les discussions et tirer parti des conflits de manière constructive.
Des mesures de confiance, telles que des échanges entre militaires, des échanges culturels et des échanges éducatifs, pourraient être mises en place afin d’instaurer la confiance entre les deux pays. Enfin, les deux parties pourraient mettre en place un mécanisme de dialogue formel similaire au dialogue stratégique et économique entre les États-Unis et la Chine, qui se réunit régulièrement pour expliquer et communiquer les priorités militaires et les programmes de dépenses. Toutefois, contrairement aux dialogues bilatéraux précédents, ces réunions doivent maintenir une conversation soutenue, ouverte et constructive afin de trouver des solutions qui profitent aux deux pays.
Les États-Unis devraient adopter une approche multipartite pour s’attaquer aux habitudes déstabilisatrices de Pékin en matière de dépenses. Bien que certains puissent désigner quelques milliers de Marines à Guam ou l’accord AUKUS [Australie, Royaume-Uni, USA, NdT] comme les seuls moteurs des dépenses de défense face à la Chine, Pékin est en fin de compte responsable de ses décisions souveraines. La RPC dissimule ses véritables dépenses militaires, qui sont probablement plus élevées que celles annoncées publiquement. Si cela ne signifie pas qu’une invasion de Taïwan est imminente, cela ne signifie certainement pas que la Chine connaît une ascension pacifique.
La Chine est encore largement une puissance régionale, et il est donc trompeur de comparer ses dépenses de défense à celles d’une puissance mondiale. Il n’en reste pas moins que, dans un environnement où les forces de la Chine dépassent déjà celles de ses voisins, elle se dote rapidement de moyens supplémentaires. Avec le vieillissement des populations, le changement climatique et les pandémies qui réclament déjà les ressources des gouvernements, une course aux armements est-elle dans l’intérêt de quiconque ? Un engagement diplomatique avec la Chine, soutenu par des dépenses de défense prudentes, peut aider à répondre à cette question.
Source : Responsible Statecraft, Matthew Teasdale, 22-06-2023
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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Commentaire recommandé
Heu … c’est l’histoire d’un pays qui dépense presque un demi trilliard de dollars en fond discretionnaires en plus de ses 900 milliards de budget militaire qui s’inquiète du fait qu’un autre pays anticipe ses actions.
Comment on dit encore ? Déplorer les conséquences dont on chérit les causes ?
2 réactions et commentaires
Heu … c’est l’histoire d’un pays qui dépense presque un demi trilliard de dollars en fond discretionnaires en plus de ses 900 milliards de budget militaire qui s’inquiète du fait qu’un autre pays anticipe ses actions.
Comment on dit encore ? Déplorer les conséquences dont on chérit les causes ?
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AlerterQue dire de plus à part que c’est l’hôpital qui se fout de la charité. A force de multiplier les menaces comment s’étonner que le pays menacé s’arme à hauteur de la menace potentielle ?
Ce qui m’exaspère c’est que l’on marche dans cette dérive où on a tout à perdre dans l’océan pacifique pour aider des alliés qui n’ont eut de cesse de nuire à nos intérêts depuis des années, une forme de syndrome de Stockholm je pense où de masochisme aggravé
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AlerterLes commentaires sont fermés.