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20.mai.201820.5.2018 // Les Crises

Qui contient qui ? Par Graham E. Fuller

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Source : Graham E. Fuller, 07-02-2018

Au fil des ans, « l’endiguement » a été un instrument politique clé par lequel les États-Unis ont cherché à isoler, affamer ou excommunier des régimes de la « communauté internationale » qui refusent d’accepter l’ordre mondial dominé par les États-Unis.

Pourtant, la grande ironie aujourd’hui est que cette politique très américaine d’endiguement semble maintenant caractériser la façon dont de nombreuses grandes puissances dans le monde en sont venues à penser leur façon de traiter les États-Unis. Ces États n’utilisent pas le mot « endiguement », mais l’intention est toujours la même ; ils perçoivent la nécessité de « contenir » ou de contraindre Washington, limitant ainsi les dommages que les États-Unis peuvent infliger à leurs intérêts nationaux sans s’engager dans une confrontation directe avec eux.

L’endiguement a été un moyen raisonnablement sensé de traiter avec des États hostiles qui ne peuvent être facilement vaincus militairement, sauf à un coût militaire potentiellement énorme pour les États-Unis eux-mêmes, surtout si le risque est une guerre nucléaire. Pendant de nombreuses décennies, l’Union soviétique et la Chine ont été « contenues » en raison de leur idéologie jugée radicale et de leur hostilité à l’ordre mondial dominé par les États-Unis. Ces deux États ont également soutenu de nombreux mouvements révolutionnaires radicaux de gauche dans le monde entier qui s’opposaient idéologiquement aux États-Unis. (Souvent, ces mouvements avaient de bonnes raisons d’être hostiles et révolutionnaires, fréquemment en raison de conditions intérieures terribles dans leur propre pays – et sous des régimes souvent soutenus par Washington. Cuba, le Chili et le Nicaragua viennent à l’esprit, bien que les États-Unis aient finalement fait des efforts pour les renverser après leurs révolutions).

Au cours des dernières décennies, les États-Unis ont appliqué des politiques d’endiguement à l’Irak de Saddam et à l’Iran. L’endiguement de la Corée du Nord a été une politique de longue date, sans doute plus sage que la plupart des autres options. En effet, l’endiguement continu de Saddam en Irak n’aurait-il pas été la politique la plus sage par rapport à la boîte de Pandore déclenchée par l’invasion et l’occupation de l’Irak par les États-Unis et ses vastes retombées régionales ? Mais le confinement soulève aussi des questions approfondies. La première est qu’une fois sur la « liste de confinement » des États-Unis, il est souvent difficile pour un État d’en sortir, à moins d’être la cible d’un « changement de régime » parrainé par les États-Unis. On devient un « régime voyou ». Et le plus grand problème avec le fait d’être « endigué » est que, d’une certaine manière, cela devient une prophétie auto-réalisatrice d’hostilité durable.

Depuis la fin de la Guerre froide, le monde a changé de visage. Parmi les États qui ont atteint un niveau de vie raisonnablement confortable, il y a moins d’appétit pour la confrontation ou la guerre. En conséquence, le « fardeau du leadership mondial » assumé par les États-Unis en temps de guerre et de paix sur la scène internationale est considéré comme une denrée moins désirable qu’auparavant. Ainsi, moins de nations et de peuples sont prêts à risquer la guerre potentielle que le « leadership » américain pourrait provoquer aujourd’hui – en Corée, en Europe face aux affrontements de l’OTAN le long des frontières russes, en patrouillant dans le détroit de Taïwan, ou la guerre au Venezuela, ou le « maintien de la libre circulation du pétrole » dans le Golfe Persique (alors que cette libre circulation n’a presque jamais été contestée).

Un nombre de plus en plus important de sondages internationaux au fil des ans donnent à penser que les populations de nombreux pays du monde en sont venues à considérer les États-Unis eux-mêmes comme l’une des plus grandes menaces à la paix dans le monde. Les États-Unis – presque continuellement en guerre quelque part depuis la chute de l’URSS – gravitent de plus en plus vers des approches militaires pour gérer les crises mondiales. Même avant la présidence de Trump, la diplomatie américaine s’est affaiblie face à la montée des commandements militaires régionaux américains qui éclipsent l’autorité et les compétences de nos ambassadeurs à l’étranger. Le commandant de l’Africom, par exemple, préside un budget militaire massif et représente effectivement la voix dominante de la politique américaine en Afrique. Ces ressources militaires institutionnalisées éclipsent le pouvoir financier et politique de tout ambassadeur des États-Unis dans n’importe quel pays africain. Il n’est pas étonnant qu’une telle mauvaise répartition du pouvoir américain à l’étranger conduise à envisager davantage des solutions militaires que politiques ou diplomatiques.

Dans le monde en mutation rapide d’aujourd’hui, les États-Unis sont sans doute plus bouleversés que tout autre grand pays par la nature et la rapidité des changements stratégiques mondiaux de pouvoir. Le jeu des condamnations à Washington est monnaie courante. Les États-Unis s’étaient habitués à être aux commandes de l’ordre mondial qu’ils avaient mis au point depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il semble presque inconcevable pour la plupart des Américains – et pour certains étrangers qui ont grandi dans ce même environnement – d’imaginer un monde dans lequel les États-Unis ne sont plus l’architecte ou l’arbitre suprême de cet ordre mondial.

Ce changement suscite donc de sérieuses inquiétudes à Washington au sujet de son pouvoir en déclin (relatif). Ces angoisses conduisent à un besoin constant de renforcer publiquement, chez nous et à l’étranger, la croyance que la puissance américaine n’a pas du tout dérapé. Les États-Unis invoquent de plus en plus souvent l’argument selon lequel une action militaire est nécessaire quelque part, ne serait-ce que pour « maintenir la crédibilité des États-Unis ». Bref, si vous n’agissez pas, aussi imprudemment que cela puisse être, vous pourriez renvoyer une image de faiblesse et ne plus représenter un « engagement » crédible. Nous entrons donc dans la dix-septième année de guerre en Afghanistan. Tout cela fait partie du grand danger de la dangereuse danse des puissances montantes et déclinantes. La psychologie propre à la fois à la montée et au déclin du pouvoir peut être dangereuse. En conséquence, les États-Unis sont traités par les étrangers avec prudence, peut-être même comme un serpent capable de frapper de manière inattendue.

Il en résulte au niveau mondial une nervosité généralisée au sujet des intentions et des actions des États-Unis – même avant Trump – et de leurs conséquences risquées ou non désirées. Et c’est pourquoi une grande partie du monde pense maintenant en termes de limitation des dommages lorsqu’il anticipe des politiques américaines plus agressives.

Si nous devions alors nous contenter d’une seule description de la psychologie qui caractérise la stratégie chinoise et russe de nos jours, il s’agit bien d’un « endiguement » des États-Unis. L’UE aussi, par exemple, croit de plus en plus qu’elle doit prendre elle-même en main ses relations avec la Russie, plutôt que d’être entraînée dans une confrontation militaire avec la Russie par le biais d’exercices douteux de l’OTAN aux frontières de Moscou. Soutenir la « crédibilité » américaine n’est pas une priorité de la politique étrangère européenne (sauf pour les quelques petits voisins tristement condamnés à une vie éternellement à côté de l’ours russe). Les dirigeants sud-coréens trouvent également que jouer la carte américaine est parfois utile sur le plan diplomatique, mais représente un énorme danger si Washington est réellement prêt à déclencher une guerre – une guerre dans laquelle Séoul a tout à perdre. En effet, le seul État au monde aujourd’hui qui tend à soutenir complètement l’action militaire américaine presque partout dans le monde est Israël.

Enfin, le concept « d’endiguement » soulève une question plus profonde sur la psychologie des relations internationales. Dans quelle mesure est-il sage de maintenir des listes d’États et de dirigeants ennemis qui ont besoin d’être confinés ? Peu d’autres États le font, en partie parce que le fait de déclarer un autre État ennemi a des conséquences négatives évidentes ce qui conduit aisément à la prophétie autoréalisatrice. Ce phénomène est fondamental pour la psychologie même des relations humaines. Si nous signalons à quelqu’un que nous considérons qu’il s’agit d’une menace ou d’un ennemi, il y a de très fortes chances que l’autre partie fasse de même et que les relations mutuelles se détériorent de façon prévisible. C’est pourquoi les « politiques de bon voisinage » astucieuses représentent plus qu’une simple volonté de bien-être naïf. Pourtant, les États-Unis passent encore beaucoup de temps à dresser et à annoncer des listes de ceux qui sont des ennemis ou des rivaux et qui doivent être punis ou endigués.

Pour le meilleur ou pour le pire, l’ordre international de la fin du XXe siècle a disparu. Dans une période de changements stratégiques majeurs, les États-Unis semblent déterminés à s’accrocher au statu quo qui les a si longtemps favorisés. Pourtant, il serait peut-être sage pour Washington d’arrêter d’y aspirer – avec tous les problèmes que cela entraîne aujourd’hui. Peut-être qu’au lieu de rechercher sans fin des ennemis (« dragons à tuer à l’étranger »), ce qui est le quotidien de la plupart des stratèges et des groupes de réflexion de Washington, une volonté de s’adapter et de trouver une cause commune avec de nouvelles puissances mondiales donnerait des résultats un peu plus désirables pour tous.

Graham E. Fuller est un ancien haut fonctionnaire de la CIA, auteur de nombreux livres sur le monde musulman ; son dernier livre est « Breaking Faith: a novel of espionage and an American’s crisis of conscience in Pakistan ». (Amazon, Kindle) grahamefuller.com

Source : Graham E. Fuller, 07-02-2018

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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Fritz // 20.05.2018 à 06h07

« Depuis la fin de la Guerre froide, le monde a changé de visage » : quelle idiotie sentencieuse. En étendant cette expression de « guerre froide » à quatre décennies ou plus, en copiant les Américains, nous avons copié leur simplisme. Car chacun sait que c’est Reagan qui a fait « tomber le Mur », à lui tout seul, à moins que ce ne soit Kennedy-Berliner.

Le pire est que ce simplisme est enseigné dans les collèges et lycées depuis vingt ans. Après la fabrique du crétin, la fabrique des petits (néo)cons.

9 réactions et commentaires

  • Fritz // 20.05.2018 à 06h07

    « Depuis la fin de la Guerre froide, le monde a changé de visage » : quelle idiotie sentencieuse. En étendant cette expression de « guerre froide » à quatre décennies ou plus, en copiant les Américains, nous avons copié leur simplisme. Car chacun sait que c’est Reagan qui a fait « tomber le Mur », à lui tout seul, à moins que ce ne soit Kennedy-Berliner.

    Le pire est que ce simplisme est enseigné dans les collèges et lycées depuis vingt ans. Après la fabrique du crétin, la fabrique des petits (néo)cons.

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  • Rond // 20.05.2018 à 08h36

    Manque d’inspiration et/ou de vision ? Mr Fuller enfonce gentiment des portes bien grandes ouvertes. Rien ici que nous ne sachions déjà de la vision zunienne du monde :
    – L’unilatéralisme c’est pas bien mais c’est de la faute aux autres (Fuller). Alors on est bien obligés de tordre quelques bras de temps en temps (Obama).
    – Si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi (Bush).

    C’est pour cette raison que notre cour d’école est ce qu’elle est (votre serviteur).

      +13

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    • Laurent K // 20.05.2018 à 14h17

      Oui, on le sait, mais que ce constat vienne d’un Américain est intéressant. Le site dedefensa publie régulièrement sur la psychologie des USA qui se croient exceptionnels et infaillibles. Ce texte de bon sens rappelle que tout le monde n’est pas aveugle ni borné à « Washington la folle ».

        +8

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      • Haricophile // 20.05.2018 à 16h57

        Intéressant mais pas sans partis pris. Par exemple la nécessité de l’endiguement de Sadam Hussein. Je ne vois pas quelle aurait été la nécessité « d’endiguer » Sadam Hussein. On aurait pu continuer comme avant, a condition de lui laisser des signaux clairs sur ce qu’il pouvait faire ou ne pas faire. C’est bien parce que les états unis ont décidé de déclencher une guerre coloniale agressive qu’il y a eu « un problème » avec Sadam Hussein, et d’ailleurs ce n’est même pas la question de Sadam Hussein qui sert juste à ce que les idiots regardent bien le doigt et pas la Lune.

        C’est un regard intéressant « pour un américain », mais il y a une grosse marge de progression sur qui sont les États Unis et quel est leur rôle dans le monde. Hitler aussi était partis pour faire une Europe pacifiée… a sa manière… Ou encore Napoléon.

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  • moshedayan // 20.05.2018 à 19h36

    Bien d’accord avec Fritz, cet article est bien conçu par un américain typique qui a du mal à céder ne serait-ce ce qu’un pouce de terrain et sa conclusion n’est qu’une « pirouette intellectuelle » invitant les dirigeants américains à trouver d’autres voies pour maintenir son leadership.
    La seule solution viable et sûre pour nombre de pays est de s’affranchir des transactions en dollars, d’oeuvrer opiniâtrement à l’affaiblissement économique des Etats-Unis. En clair, l’effacement lent, progressif et pacifique de la puissance américaine est indispensable, casser le système financier américain pour casser son complexe militaro-industriel est vital.

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    • Jetaimalbert // 21.05.2018 à 10h06

      D’un autre côté, reconnaissons aux américains « typiques », d’avoir du mal à céder.
      Pas comme la plupart de nos politiques qui se jettent dans les bras du premier CETA venu et couchent avec la première commission extra-nationale qui passe.

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    • Madudu // 21.05.2018 à 10h50

      Il est quand même nettement plus modéré que les néocons, il ne faut pas tout mettre dans le même sac.

      Le dernier paragraphe invite à sortir du paradigme de l’unipolarité pour adopter quelque chose qui ressemble à ce que le contre-empire propose, c’est-à-dire qui ressemble à la multipolarité.

      Il s’agit toujours d’un amerloque, ça se sent assez fort, mais c’est un amerloque pacifié. Il ne faut pas leur demander la lune, c’est déjà pas mal compte tenu d’où il vient.

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  • theuric // 21.05.2018 à 11h32

    Si Mr. Fuller explique qu’en un retournement historique la Russie et la Chine endiguent l’empire U.S, cela montre bien que la puissance a changé de camp.
    Géopolitiquement c’est cela qui compte dans ce texte.
    Qu’il n’y soit fait aucune mansion, ou si peu, des faiblesses économiques de ce pays, quand ce serait là que se situent les raisons des actions étasuniennes, montre cet aveuglement qui, à bien y regarder, traverse & transperce également la majorité des sociétés européennes.
    La toute puissance impériale a duré une dizaine d’années, de 1991, chute de l’U.R.S.S. jusqu’en 2001/2003 environ, et c’est pendant cette toute puissance qu’à commencé réellement sa décadence qui, depuis, n’a fait que s’accélérer.
    L’empire n’a plus le choix, soit il se retire sur ses lignes d’avant 1945 et peut espérer, avec de la chance, maintenir encore un peu de sa superbe, soit il tente de se maintenir coûte que coûte sa domination mondiale et sera balayé à coup sûr par l’effondrement économique international qui vient.
    Quoi qu’il en soit, le dollar ne sera pas sauvé, tout comme l’euro & l’U.E., d’ailleurs, et dès que cet effondrement aura eu lieu, trois scenarii sont possibles aux U.S.A.: guerre civile, coup d’état ou partition, voire une combinaison complexe de ces trois éventualités.

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  • Lysbeth Levy // 23.05.2018 à 10h22

    Mouais, je vois que les commentateurs ont bien vu que l’auteur ne nous apprends pas grand chose sur ce sujet, c’est un «  »prophète auto-réalisateur ». Pour rappel Graham Fuller est toujours actif dans la « compagnie » malgré ces dénégations. Il fut un agent de la guerre contre l’Urss dans la partie Asie Centrale, et proche des réseaux gulenistes. Il a même été impliqué dans l’attentat contre Erdogan qui a demandé son extradition et celle de Fetha Gulen. Il soutient le projet d’un Kurdistan indépendant donc « travaille » contre la Syrie d’Assad et du peuple syrien. https://arretsurinfo.ch/et-si-poutine-dit-la-verite/ De plus son nom est ressorti lors de l’attentat de Boston en http://bakchich.herokuapp.com/international/2013/05/06/attentat-de-boston-le-mystere-s-epaissit-1-3-62400 et dernier article sur cet attentat style GLadio B : http://bakchich.herokuapp.com/international/2014/04/04/attentat-de-boston-epilogue-convenu-63238 Je ne comprends pas la confiance qu’on lui donne sur des sujets si sensibles ou il « bien plus qu’un simple analyste » ….

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