Suite et fin de notre série sur les réparations allemandes de la Première guerre mondiale, et leurs conséquences :
- Le Traité de Versailles
- L’occupation de la Ruhr
- L’hyperinflation allemande de 1923
- Les défauts des années 1930
- Le montant réellement payé par l’Allemagne
Le montant réellement payé par l’Allemagne
Dernier point de notre exposé : qu’a payé l’Allemagne, et combien cela représente-il ?
On partait donc de 132 milliards de marks-or : 12 MdMo de série A, 38 MdMo de série B et 82 MdMo de série C.
Le chiffre exact payé par l’Allemagne est un sujet de discussion. La Commission des réparations et de la BRI estiment, qu’au total, 20,6 milliards de marks-or de réparations (hors frais d’occupation) furent payés par l’Allemagne (dont 7,6 milliards furent payés avant le calendrier des paiements de Londres). (Weill-Raynal)
L’historien Niall Ferguson donne un chiffre légèrement inférieur : 19 milliards de marks-or. (Wikipedia)
La France toucha un peu plus de 9,5 milliards de marks-or, au lieu des 68 prévus, – sachant que ses seules dépenses pour la reconstruction des régions dévastées se sont élevées à 23,2 MdMo (+ 1 MdMo de pensions de guerre à verser tous les ans) et qu’elle devait 1,6 MdMo aux Alliés de 1927 à 1931. Cela repréentait un paiement de 2,5 mois de revenu national, auquel s’ajoutaient des pensions de guerre pesant tous les ans 1,6 % à 2,3 % du PIB.
Reste à mieux quantifier ce que représentaient ces sommes – dont on rappellera que le Traité de Versailles imposaient qu’elles soient exprimées en marks-or :
Article 262.
Toute obligation de l’Allemagne de payer en espèces, en exécution du présent traité, et exprimée en marks-or, sera payable au choix des créanciers en livres sterling payables à Londres, dollars or des États-Unis payables à New-York, francs or payables à Paris et lires or payables à Rome.
Aux fins du présent article, les monnaies or ci-dessus sont convenues être du poids et du titre légalement établis au 1er janvier 1914 pour chacune d’entre elles.
Il est assez difficile de se représenter leur valeur actuelle.
Première méthode : par l’inflation
Elle est assez facile. Sachant qu’un mark-or de 1914 représentait 1,25 franc, 0,24 dollar et 0,05 livre de l’époque.
Qu’au niveau inflation, on trouve (par exemple ici) que 1 F 1913 = 3,1 € ; que 1 $ 1913 = 23,2 $ 2015 ; que 1 £ 1913 = 74,7 £ 2015
Les 132 milliards de marks-or deviennent donc aujourd’hui :
- par le franc : 510 Md€ environ
- par le dollar : 735 Md$, soit 570 Md€ environ
- par la livre : 493 Md£, soit 590 Md€ environ
Deuxième méthode : par l’or
Le mark-or valait 0,358425 g d’or fin.
Comme actuellement le gramme d’or vaut 31,7 € (soit 1 107 $ / once), on arrive à 132 MdMo = 1 500 Md€
Cependant, l’or est très au-dessus de son cours moyen, qui conserve habituellement le pouvoir d’achat.
En partant sur une valeur moyenne plutôt de l’ordre de 500 $ / once, on arrive à un total de réparations de 680 Md€ actuels environ.
Nos différentes estimations monétaires aboutissent donc à un total d’environ 500 à 600 Md€ actuels de réparations.
Le chiffre est important, mais finalement pas si colossal, si on considère qu’il pouvait être payé sur 70 ans (plan Young). Mais le problème est que ce chiffre ne tient pas compte des gains de pouvoir d’achat de la population. Une estimation en fonction du PIB serait donc intéressante pour mieux quantifier la charge réelle.
Troisième méthode : par le PIB
Albert Ritschl, complication, plusieurs auteurs, arrive pour sa part à un total de réparations de 250 % du PIB 1913 (auquel s’ajoutent 50 % du PIB de dette nationale). Ferguson est plus proche de 240 % du PIB.
Avec un PIB allemand actuel de l’ordre de 2 700 Md€, on arrive ainsi à un montant de réparation corrigé de l’ordre de 6 500 Md€ – soit une charge dix fois plus lourde que la précédente…
Les paiements réels
Ainsi, sachant que l’Allemagne n’a payé que 15,6 % du total affiché à Versailles (mais près de 42 % sans les obligations C), on arrive à une estimation du paiement réel actualisé de 85 Md€, ou, plus justement, de 39 % de son PIB annuel 1913 versés en 14 ans.
Un travail plus précis de Ferguson estime que les réparations ont représenté une moyenne de seulement 2,4 % du PIB annuel moyen entre 1919 et 1932, soit 34 % du PIB moyen.
On voit que le montant annuel n’a jamais dépassé 8,3 % du PIB (courbe claire), et est resté la plupart du temps en dessous de 3 % du PIB – alors que Keynes estimait que ce montant représenterait 25 à 50 %. Pour en revenir à 1871, la France paya à l’Allemagne 9 % de son PIB la première année et 16 % la seconde – mais ce fut alors terminé. On se rend compte que le montant annuel était soutenable, mais que, comme on espérait le toucher pendant des décennies, on arrive à un montant actualisé délirant, qui a tant choqué les Allemands… Ceci étant, si on a beaucoup moqué le plan Young et son étalement jusqu’en 1988, l’Allemagne, entre 1958 et 2000 a eu une contribution nette au budget européen de l’ordre de 160 milliards de marks ; bien entendu, cela représente une toute petite fraction de son PIB, mais on arrive au final à une somme supérieure au montant nominal du traité de Versailles…
On peut enfin comparer en conclusion ces montants aux dettes actuelles…
(2 traductions du premier graphe pour finir)
Sources et documents
La « bible » : Etienne Weill-Raynal, Les réparations allemandes et la France, Nouvelles Éditions Latines, 1947 (3 volumes)
Tobias Vogelgsang, The Allied distribution of reparations after World War I, 2014
Albrecht Ritschl, Les réparations allemandes 1920-1933, 1999
Sally Marks, The Myth of German Reparation, 1973
Sally Marck, Mistakes and Myths, The Allies, Germany and the Versailles treaty
Fed : The First Three Years of German Reparation, 1924
Martin Destroismaisons, L’occupation de la Ruhr et le révisionnisme de l’ordre versaillais dans deux grands journaux français (1920-1924), 2008
Jeannesson Stanislas. Pourquoi la France a-t-elle occupé la Ruhr ?. In: Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°51, juillet-septembre 1996. pp. 56-67.
Niall Ferguson, The pity of war, 1998
Commentaire recommandé
La question des réparations et plus largement du remboursement de la dette (ce qui est légèrement différent) revêt un caractère technique,économique et financier mais elle témoigne également d’enjeux géopolitiques:
-les anglais voulaient conserver leur empire,le contrôle des mers (déclinant:apparition du sous-marin au détriment du cuirassé et nouvelles flottes,américaine en particulier) et défaire les colonies allemandes (elles représentaient 5 fois son territoire métropolitain allemand).
Mais ,ils ne voulaient pas humilier l’Allemagne:
*pour profiter de son économie
*en faire un contrepoids à la France.Tactique ancienne de nos partenaires anglais….
*ne pas la voir basculer du côté des bolchéviques.
-les français voulaient
*affaiblir durablement l’Allemagne,ce rival continental et colonial.
*prendre le contrôle des richesses minières
* faire de la Pologne renaissante un rempart contre la révolution russe (affaire de Haute Silésie).
*conserver voir augmenter sa puissance coloniale.
-les italiens veulent profiter du démantèlement de l’Autriche-Hongrie.
-les Etats-Unis se voulaient plus modérés envers l’Allemagne:
*pour éviter une nouvelle guerre ,à terme,sur le continent européen.
*pour conserver l’Allemagne dans le giron « libéral ».
*permettant ainsi une sécurité collective (SDN) préférable à la violence d' »une ligue des vainqueurs » et s’imposer comme le nouvel acteur mondial incontournable.
*s’imposer comme le nouvel acteur mondial incontournable(Ex:Wilson faisait observer en juillet 1917 qu’à la fin de la guerre « les Alliés seraient financièrement entre [leurs] mains »…)
*raison démographique rarement mentionnée:plus d’un million d’allemands ont émigré aux État-Unis au XIXième (aujourd’hui 43 millions d’américains se réclament d’origine allemande).
C’est pour des raisons également géopolitiques que la Grèce ne remboursera pas (position géographique –>Moyen-Orient,Méditerranée; appartenance à l’Europe Bruxelloise,….). Je fais confiance aux techniciens pour imaginer d’astucieux et doux montages.
(Je me permettrais modestement de remercier OB et le site pour la qualité remarquable de ce travail de synthèse)
14 réactions et commentaires
Ce qui serait « marrant » , c’est que les Français aient payé effectivement en pourcentage du PIB aux USA plus que les Allemands aux Français.
Vues toutes les révélations des 3 articles précédents, pourquoi pas ?
+11
AlerterLa question des réparations et plus largement du remboursement de la dette (ce qui est légèrement différent) revêt un caractère technique,économique et financier mais elle témoigne également d’enjeux géopolitiques:
-les anglais voulaient conserver leur empire,le contrôle des mers (déclinant:apparition du sous-marin au détriment du cuirassé et nouvelles flottes,américaine en particulier) et défaire les colonies allemandes (elles représentaient 5 fois son territoire métropolitain allemand).
Mais ,ils ne voulaient pas humilier l’Allemagne:
*pour profiter de son économie
*en faire un contrepoids à la France.Tactique ancienne de nos partenaires anglais….
*ne pas la voir basculer du côté des bolchéviques.
-les français voulaient
*affaiblir durablement l’Allemagne,ce rival continental et colonial.
*prendre le contrôle des richesses minières
* faire de la Pologne renaissante un rempart contre la révolution russe (affaire de Haute Silésie).
*conserver voir augmenter sa puissance coloniale.
-les italiens veulent profiter du démantèlement de l’Autriche-Hongrie.
-les Etats-Unis se voulaient plus modérés envers l’Allemagne:
*pour éviter une nouvelle guerre ,à terme,sur le continent européen.
*pour conserver l’Allemagne dans le giron « libéral ».
*permettant ainsi une sécurité collective (SDN) préférable à la violence d' »une ligue des vainqueurs » et s’imposer comme le nouvel acteur mondial incontournable.
*s’imposer comme le nouvel acteur mondial incontournable(Ex:Wilson faisait observer en juillet 1917 qu’à la fin de la guerre « les Alliés seraient financièrement entre [leurs] mains »…)
*raison démographique rarement mentionnée:plus d’un million d’allemands ont émigré aux État-Unis au XIXième (aujourd’hui 43 millions d’américains se réclament d’origine allemande).
C’est pour des raisons également géopolitiques que la Grèce ne remboursera pas (position géographique –>Moyen-Orient,Méditerranée; appartenance à l’Europe Bruxelloise,….). Je fais confiance aux techniciens pour imaginer d’astucieux et doux montages.
(Je me permettrais modestement de remercier OB et le site pour la qualité remarquable de ce travail de synthèse)
+24
AlerterOui LBSSO.
De Gaulle disait » les états n’ ont pas d’ amis, ils n’ ont que des intérêts » .
Ca en dit long sur la construction européenne !
+6
AlerterDésolé mais non.
Cette fausse citation de De Gaulle a été abondamment utilisée par la propagande néoconne en 2003 pendant l’invasion de l’Irak et le « French Bashing », dans le but de faire bien comprendre que les français n’étaient que des cyniques corrompus, face aux valeureux zuniens, défenseurs désintéressés de la veuve et de l’orphelin.
Propagande très efficace, puisque que je la lis sous votre plume et que je l’ai entendu il y a quelques semaines de la bouche d’un journaliste de radio, à nouveau attribuée à De Gaulle.
La véritable citation est la suivante :
« L’Angleterre n’a pas d’amis ou d’ennemis permanents, elle n’a que des intérêts permanents », et elle a été prononcée au XIXième siècle par… Henri John Temple, premier ministre de Grande Bretagne.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_John_Temple
+7
AlerterTrès bon article qui clôt cette série. On peut ainsi se rendre compte de ce que représentait la dette de guerre pour l’économie allemande.
Il aurait été intéressant de revenir sur d’autres aspects du traité de Versailles, notamment dans une optique de comparaison avec celui de Francfort (1871). Notamment la perte par l’Allemagne de ses possessions coloniales, de 15% de son territoire continental (certe pour la plus grosse partie conquis militairement lors de la période précédente), la perte de propriété de l’ensemble de ses brevets, l’internationalisation de ses fleuves, la levée de certains droits de douanes etc.
+4
AlerterOn comprends mieux ce qui s.est vraiment passé..les alliances inimaginables pour les intérêts. Un certain découragement devant tout ce cynisme…
Merci beaucoup pour tout ce travail.
+2
AlerterBonjour, je vous recommande un article du diplo d’octobre que j’ai lu…ce matin .
« carnets d’un ambassadeur soviétique à Londres . »
J’y ai trouvé qu’aucun représentant soviétique , pourtant alliée, n’avait été convié à la conférence de Munich : ça pour les obsédés du pacte germano soviétique…
Et pour les Anglais la crainte que l’effondrement de la Russie à partir de 41 n’entraîne celui de l’Empire britannique.
Donc fallait aider mais mollement .(Sacré W. Churchill).
Et bien d’autres choses…
+5
AlerterL’exclusion de l’URSS de cette conférence était de nature à confirmer le soupçon soviétique selon lequel Neville Chamberlain et Edouard Daladier étaient déterminés :
1-à détourner le danger allemand en encourageant Hitler à une expansion à l’est.Cette idée est développée par le même historien(Gorodetsky) que celui qui a découvert le carnet de l’ambassadeur dont vous parler.Avantages : éloigner le danger et contenir le communisme.
2-d’éviter une entente éventuelle germano-soviétique au centre de l’Europe,ce qui permettrait (entre autres) un contrôle par ces nations de voie de communication qui contourneraient la méditerranée sous contrôle anglo-saxon.
Toute ressemblance avec des évènements évènements récents ne serait que fortuite….Une coopération entre russes et allemands a toujours été une hantise anglo-américaine.
C’est pour cette raison que j’ai parfois constesté ici que l’Allemagne était le cheval de Troie des Etats Unis en Europe.Je pense que c’est plus complexe.
+6
AlerterNon seulement les Soviétiques n’étaient pas présents, mais les Tchècoslovaques faisaient antichambre, se demandant bien quel sort on leur réservait!
Je me demande bien encore ce qui a poussé les Tchèques à accepter cet accord, alors qu’ils avaient dépensé bien assez d’argent en armes et en forteresses pour défendre leur frontière… Les officiers allemands qui visitèrent les fortifications avouèrent qu’ils ne seraient surement pas passer facilement… et beaucoup des chars allemands qui déferlèrent sur la France étaient des chars Skodas… capturés sans un coup de feu.
Pourquoi diable les Tchèques ont-ils accepté cet accord?
Je crois que c’est le général George, qui demanda agressivement en mai/juin 40 à Daladier : « Où sont les trente divisions Tchèques?' ».
+1
AlerterAu sujet de l’Europe allemande :
Charles de Gaulle rêvait de construire une Europe des Etats indépendants, une Europe des Etats souverains.
En revanche, l’Allemagne rêvait de construire une Europe allemande !
Entre 1965 et 1969, Charles de Gaulle est de plus en plus violent lorsqu’il parle de l’Allemagne.
Je recopie un passage de l’historien Eric Roussel, dans son livre « De Gaulle », édition Tempus, tome 2, page 575 :
A mesure que le temps passe, de Gaulle semble de plus en plus enclin à faire cavalier seul sur le plan international, à aller jusqu’au bout de la logique exposée dans Le Fil de l’épée. Henry Kissinger en a eu la preuve lors d’un dîner à l’Elysée. Ayant demandé au général comment il pensait éviter que l’Allemagne ne domine l’Europe dont il rêvait, il s’est entendu répondre, très calmement : « Par la guerre. » « Il faudra leur rentrer dans la gueule », dira le général peu après à l’amiral Flohic, soucieux d’avoir son avis sur le même sujet.
+6
AlerterVous soulevez une intéressante question dont on parle rarement : comment les Allemands voyaient-ils le statut de la France dans l’Europe en cas de victoire de l’Allemagne?
Intéressant aussi de rappeler la manipulation des Nazis par Churchill pour qu’ils attaquent le plus vite possible l’URSS (cf:l’affaire du voyage en GB de Hess). Quand on sait ce que les Nazis avaient l’intention de créer dans les territoires de l’est (et que les Anglais ne pouvaient pas ignorer), ça fait froid dans le dos
+5
AlerterComparaison entre les dettes d’autant plus pertinente que, dans un contexte de pic pétrolier, aujourd’hui toute politique de croissance est une déclaration de guerre, faite soit vis à vis de l’étranger (cas de la Grèce dans le cas qui nous intéresse, par asservissement du pays aux intérêts financiers et captation de son PIB), soit vis à vis des nouvelles générations (cas extrême du Japon. Par maintien du système en place à coups de dettes et destruction collatérale des jeunes générations).
Faut-il continuer à servir les intérêts de ceux qui nous mènent la guerre ? ou commencer à inverser la logique et exiger des réparations à tous les détenteurs de créances ? Et des comptes à ceux qui mènent des « politiques de croissance » depuis 7 ans, et de soutien abusif au système financier ?
+9
AlerterHier jeudi , un affreux dictateur supprime les médias d’opposition et réprime par la violence les contestataires :
29 octobre 2015. La police turque a pris mercredi le contrôle de la régie de deux télévisions à Istanbul, en direct. Devant les caméras, les forces de l’ordre ont pénétré dans le siège des deux chaînes de télévision, propriété d’un groupe considéré comme proche de l’ennemi politique principal du président Recep Tayyip Erdogan.
Les salariés ont été dispersés avec des gaz lacrymogènes et des canons à eau.
http://reinformation.tv/police-prend-chaines-television-appartiennent-opposant-erdogan-vite/
ça c’est passé hier. Combien de mois les médias occidentaux vont-ils en faire leur Une ?
Pas de bol, la Turquie est dans l’Otan, un peu comme l’Arabie Séoudite, en fait.
+17
AlerterLa méthode avec le pib actualisé à aujourd’hui c’est trompeur. La dynamique de croissance de l’époque étant totalement différente d’aujourd’hui.
Et c’est sans compter la pertinence du pib et la précision du calcul de l’époque.
Bref c’est un détail.
+0
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