À l’aube de l’année 2025, nous examinons les mesures prises dans le monde pour réprimer les migrants et les demandeurs d’asile, ainsi que les dangers auxquels ils sont confrontés lorsqu’ils tentent de fuir leur pays en raison des persécutions, des conditions économiques, de la crise climatique et d’autres facteurs encore. Alors que les procureurs grecs ouvrent une enquête pour meurtre de la part « d’auteurs inconnus » à la suite d’une révélation accablante sur la répression mortelle des demandeurs d’asile par les garde-côtes grecs, nous revenons sur le film de la BBC intitulé Dead Calm : Killing in the Med ? [Calme plat : meutres de masse en Méditerranée ? NdT] L’enquête a révélé que les garde-côtes capturaient et abandonnaient régulièrement des demandeurs d’asile en Méditerranée. Le film a prouvé que les garde-côtes grecs ont causé la mort de dizaines de migrants sur une période de trois ans, y compris celle de neuf demandeurs d’asile qui avaient atteint le sol grec mais ont été ramenés en mer et jetés par-dessus bord. « Nous n’avons aucune idée du nombre réel de personnes qui traversent [la Méditerranée]. De nombreuses personnes n’y parviennent pas », a déclaré la productrice Lucile Smith lors d’une interview accordée à Democracy Now ! l’année dernière, à l’occasion de la sortie du film. « Et lorsque les gens parviennent en Grèce, ils ont tendance à disparaître, car […] si vous êtes pris par les autorités grecques, vous serez très probablement soumis à de très graves violences. »
Source : Democracy Now !, Amy Goodman
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Transcription
Ceci est une transcription brute. Elle n’est pas forcément dans sa forme définitive.
Amy Goodman : Ici Democracy Now !, democracynow.org, The War and Peace Report. Je suis Amy Goodman. Si vous voulez vous inscrire à notre bulletin d’information pour recevoir chaque jour une lettre d’information sur tous les sujets que nous traitons, vous pouvez vous rendre sur le site democracynow.org
Alors que nous entrons dans la nouvelle année 2025, nous examinons la façon dont le monde réprime les migrants et les demandeurs d’asile, et les dangers auxquels ils sont confrontés lorsqu’ils fuient leur pays pour de nombreuses raisons, de la persécution à la crise climatique en passant par les conditions économiques.
En Grèce, les procureurs ont ouvert une enquête pour meurtre vis à vis, je cite : « d’auteurs inconnus » suite à une révélation accablante sur la répression mortelle des demandeurs d’asile par les autorités grecques. Une enquête de la BBC a révélé preuves à l’appui que les garde-côtes grecs enlevaient et abandonnaient des demandeurs d’asile en Méditerranée, où des milliers d’entre eux, pour la plupart originaires d’Afrique et du Moyen-Orient, ont trouvé la mort en tentant de rejoindre l’Europe. Le film révèle que les garde-côtes grecs ont causé la mort de 43 migrants en Méditerranée sur une période de trois ans, dont neuf demandeurs d’asile qui avaient atteint le sol grec mais qui ont été ramenés en mer par les garde-côtes grecs, puis jetés par-dessus bord. L’enquête analyse au moins 15 incidents survenus entre 2020 et 2023, vérifiant les rapports des groupes d’aide humanitaire qui accusent depuis longtemps les autorités grecques de crimes internationaux en ciblant les demandeurs d’asile, en sabotant et en retardant souvent les missions de sauvetage de ceux qui sont à la dérive en mer. Plusieurs témoins oculaires présentés dans le film corroborent ces récits troublants.
Dans une minute, nous vous présenterons l’entretien que j’ai réalisé avec Juan González et Lucile Smith, productrice de la BBC, sur l’enquête intitulée Dead Calm, Killing in the Med ? dans le cadre de l’émission Democracy Now ! Mais d’abord, ce clip de [Dead Calm] qui met en scène Ibrahim, un migrant camerounais qui dit avoir été traqué par les autorités grecques après son arrivée sur l’île grecque de Samos en 2021 et qui fait maintenant l’objet d’une nouvelle enquête pour meurtre menée par les procureurs grecs.
Lucile Smith : Après avoir traversé la Turquie, c’est désormais un réfugié.
Ibrahim : Il y avait deux policiers habillés en noir et trois autres en civil. Ils étaient masqués.
Lucile Smith : Ibrahim dit qu’il a été battu et fouillé à nu, et que les gardes-côtes grecs l’ont emmené en mer avec deux autres hommes.
Ibrahim : Ils ont commencé par le Camerounais. Ils l’ont jeté à l’eau. L’Ivoirien a dit : « Sauvez-moi. Je ne veux pas mourir. Sauvez-moi. » Une force incroyable m’a animé. J’ai survécu.
Lucile Smith : Il a nagé jusqu’à ce qu’il soit en sécurité, mais les deux autres hommes sont morts. Nous avons entendu des allégations concernant cinq incidents distincts au cours desquels des personnes ont été jetées à la mer par les garde-côtes grecs. Au total, neuf d’entre elles sont mortes. Dans un communiqué, les garde-côtes grecs ont rejeté avec force toutes les accusations d’activités illégales et ont mis en doute la véracité des témoignages que nous avons recueillis.
Amy Goodman : Il s’agit d’un extrait du documentaire de la BBC Dead Calm : Killing in the Med ? Dans une autre partie du film, un ancien garde-côte grec voit des images de 12 demandeurs d’asile embarqués sur un bateau des garde-côtes grecs, puis abandonnés sur un canot pneumatique en Méditerranée. Il réagit à ces images.
Dimitris Baltakos : Je vois des gens monter à bord du bateau, je n’ai pas l’impression qu’il s’agisse d’un acte de force.
Ben Steele : Voyez-vous des enfants en bas âge ?
Dimitris Baltakos : Oui, maintenant je le peux. C’est quelque chose qui arrive. Les migrants qui voyagent sur la mer Égée abandonnent très souvent les enfants. Ils ne semblent pas avoir la même affection que nous pour les enfants.
Ben Steele : Avez-vous des questions sur cette vidéo ?
Dimitris Baltakos : Non. Vous devez comprendre que ce n’est pas moi qui essaie de cacher quelque chose. Il existe des centaines de vidéos montrant les garde-côtes grecs en train de sauver des gens. Pourquoi sauver quelqu’un et laisser quelqu’un d’autre mourir ?
Ben Steel : Devrions-nous faire une pause ?
Lucile Smith : Oui.
Ben Steele : Une tasse de thé ?
Lucile Smith : Oui, c’est un bon moment.
Lucile Smith : Oui, excellent.
Dimitris Baltakos : Je vais aux toilettes.
Amy Goodman : Pendant la pause de l’entretien, l’ancien garde-côte grec se lève de sa chaise. Son micro est toujours allumé. Il commence à parler au téléphone à une personne anonyme, en grec, hors caméra.
Dimitris Baltakos : Je ne leur en ai pas trop dit ? Qu’en pensez-vous ? Oui, c’est clair comme de l’eau de roche, mais que dois-je leur dire ? Quand on regarde de l’extérieur, c’est très clair, n’est-ce pas ? Ce n’est pas de la physique nucléaire. Je ne sais pas pourquoi ils ont fait ça en plein jour. C’est clairement illégal. Manifestement, manifestement illégal. C’est un crime international.
Amy Goodman : Un extrait du documentaire de la BBC Dead Calm, où l’ancien garde-côte grec avoue que les actions des autorités grecques sont, je cite, « clairement illégales », un « crime international », selon ses propres termes.
Les autorités grecques, qui mènent une enquête indépendante sur le naufrage meurtrier survenu l’année dernière en Méditerranée et qui a entraîné la mort de plus de 500 demandeurs d’asile, ont récemment convoqué le chef des garde-côtes grecs pour qu’il témoigne des allégations de témoins oculaires selon lesquelles les garde-côtes grecs auraient attaché le navire et tenté de le tirer, ce qui aurait fait tanguer le bateau, ce que les autorités ont fermement démenti. Le navire a ensuite chaviré et coulé. Cet événement tragique est également relaté dans l’enquête de la BBC.
Je me suis récemment entretenu avec Lucile Smith, la productrice du documentaire de la BBC intitulé Dead Calm : Killing in the Med ?
Lucile Smith : Le film est essentiellement un documentaire de 90 minutes qui examine et enquête sur les allégations de crimes de la part des garde-côtes grecs. Il comporte deux volets. D’une part, le naufrage du Pylos, l’histoire tragique d’un chalutier qui a quitté la ville portuaire de Tobrouk l’été dernier, le 9 juin, pour tenter de rejoindre l’Italie avec 750 passagers à son bord. Mais lorsqu’il a atteint la zone territoriale grecque de recherche et de sauvetage (SAR) en Méditerranée, il a commencé à appeler à l’aide. Les autorités italiennes en ont été informées. Les autorités grecques ont été informées. Frontex, l’agence européenne des frontières, en a été informée. Et il est resté là pendant – vous savez, les autorités l’ont surveillé pendant environ 14 heures avant qu’il ne chavire. Et lorsque l’on a commencé à réagir – et, très malheureusement, plus de 600 personnes se sont noyées, malgré le fait qu’un navire de patrouille grec se trouvait là au moment du chavirement.
Ainsi, lorsque cette catastrophe s’est produite, de nombreux journalistes ont commencé à enquêter. Des survivants du naufrage ont affirmé que les garde-côtes grecs avaient en fait tenté de remorquer le navire dans les eaux italiennes et que, ce faisant, le navire avait chaviré. D’autres éléments ont été révélés, notamment que les caméras du bateau de patrouille étaient éteintes, ce qui a donné lieu à de nombreuses activités suspectes, et les journalistes ont commencé à poser des questions.
Ainsi, lorsque la BBC a décidé de commander ce film, Ben Steele, le réalisateur, et moi-même avons commencé à enquêter et à chercher s’il existait des précédents de ce type d’activité de la part des garde-côtes grecs. Malheureusement, nous avons découvert des histoires très sombres, sérieuses et terrifiantes provenant de nombreuses îles situées à la frontière entre la Grèce et la Turquie, des histoires de demandeurs d’asile, de réfugiés, de migrants arrivant sur le sol grec et qui, avant d’atteindre un camp pour demander l’asile, se retrouvent kidnappés par des hommes cagoulés et armés. Ils disent qu’ils sont souvent battus. Tous leurs biens leur sont enlevés. Ils sont ensuite embarqués sur un navire des garde-côtes grecs, emmenés en mer et jetés dans un – ils appellent cela un radeau de sauvetage. Je n’appellerais pas cela un radeau de sauvetage. Il s’agit essentiellement d’un canot pneumatique sans moteur, que l’on laisse à la dérive dans la mer. Parfois, les garde-côtes turcs peuvent les secourir. En fait, c’est souvent le cas. Mais ce que nous avons découvert au cours de notre enquête, c’est que dans de nombreux cas, les gens meurent. Nous avons recensé 43 décès dans 15 cas sur une période de trois ans.
Et certaines de ces histoires sont tout simplement terribles. Vous avez entendu Ibrahim. Il nous a courageusement donné son témoignage pour ce film. Dans son cas, il a été jeté directement à l’eau sans gilet de sauvetage. Les deux autres personnes qui l’accompagnaient se sont également noyées, malheureusement. Et, vous savez, avant cela, il a été violemment battu par ces hommes cagoulés.
Et nous avons parlé à d’autres survivants. Dans un cas, une personne a été jetée à l’eau alors qu’elle avait les mains attachées. Nous avons eu connaissance d’allégations selon lesquelles les garde-côtes grecs auraient percé le radeau de sauvetage. Dans un cas terrible, ils n’auraient pas fermé la valve du radeau de sauvetage. Nous avons parlé à un survivant qui a perdu ses deux enfants et sa femme, ainsi que son neveu, et nous avons vu des images terribles, diffusées par les garde-côtes grecs, où l’on voit – et 11 personnes se sont noyées dans ce cas, où l’on voit, vous savez, le père traînant son enfant dans l’eau. Des histoires absolument terribles.
Et plus nous lisons sur ce sujet, plus cela commence à renforcer les histoires et les allégations sur ce qui s’est passé avec le naufrage de Pylos. Et cela donnait l’impression que, potentiellement, Pylos, ce naufrage, le naufrage de l’Adriana, était potentiellement, vous savez, un accident en attente d’arriver.
Juan Gonzalez : Lucile, pourriez-vous nous parler de la militarisation générale des États méditerranéens d’Europe contre les migrants venant du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord ? Et aussi, qu’est-ce que Frontex ?
Lucile Smith : Bien sûr. C’est une excellente question. Je pense que c’est intéressant si vous regardez : vous savez, regardons 2015, par exemple. En 2015, l’Europe a accueilli un million de réfugiés en provenance de Syrie. Ce fut un choc pour l’Europe. Et à l’époque, je suppose que l’on peut dire que, surtout si l’on compare avec ce qui se passe aujourd’hui, l’Europe a plutôt bien réagi. L’Allemagne a accepté un million de réfugiés. Des organisations humanitaires se sont rendues à Lesbos, à Samos et sur de nombreuses îles grecques, ainsi qu’en Italie. Tout le monde était sur le pont. Je ne sais pas si vous vous souvenez de la célèbre photo de ce jeune enfant, Alan Kurdi, qui s’est malheureusement échoué sur la côte turque. Il y a eu une sorte d’élan de sympathie.
Vous savez, la situation est très différente de nos jours. Si, en tant qu’humanitaire, vous voulez aller en Italie ou en Grèce pour aider à sauver les demandeurs d’asile qui tentent de traverser, vous serez très probablement arrêté, jeté en prison et accusé de trafic illicite. La deuxième population carcérale de Grèce est composée de passeurs, généralement des demandeurs d’asile qui sont aux commandes du bateau lorsqu’ils atteignent le sol grec. C’est un tableau très, très différent. Si l’on compare le nombre de morts en 2015 au nombre de morts en 2023, on constate qu’il est actuellement 20 fois plus élevé. Et cela avec une fraction du nombre de personnes qui traversent. Et même si vous comparez avec 2014, c’est deux fois plus mortel, parce que, évidemment, en 2015, nous avons eu beaucoup plus de personnes qui ont traversé. On peut donc se poser la question suivante : pourquoi le nombre de morts est-il si élevé ? Pourquoi est-ce devenu plus meurtrier ?
Frontex est l’agence européenne en charge des frontières. L’agence européenne des frontières, qui gère en quelque sorte les frontières de l’Europe, fournit de l’essence et de l’argent aux États-nations pour les navires des garde-côtes. Elle fournit des navires. Ils patrouillent également le long des côtes européennes. Nous avons interrogé le responsable des droits fondamentaux dans le documentaire. Mais, malheureusement, ils n’ont pas voulu s’engager et n’ont pas voulu parler de la réalité sur le terrain, de ces allégations et des histoires qui viennent de Grèce. En fait, ils étaient tellement gênés qu’ils ont quitté l’entretien. C’est ce qu’ils ont réellement fait.
Juan Gonzalez : Certains affirment donc que cette répression des migrants fonctionne et qu’elle permet à moins de personnes d’entrer en Europe ?
Lucile Smith : Eh bien, Mitsotakis, le Premier ministre grec, le dirait ainsi. Il affirme avoir réussi à réduire l’immigration de 90 %. Je ne sais pas s’il est facile de vérifier ce chiffre. Mais oui, on peut dire que c’est efficace. C’est un moyen de dissuasion. Et d’après le nombre de réfugiés et de demandeurs d’asile avec lesquels nous nous sommes entretenus, on constate généralement une certaine réticence à passer par la Grèce, les gens étant plus enclins à se rendre en Italie. Je suppose donc que l’on peut dire que le niveau de violence qui règne à ces frontières est efficace pour dissuader les gens.
Mais il ne faut pas oublier que les gens disparaissent. Nous n’avons aucune idée du nombre réel de personnes qui traversent la frontière. Nombreux sont ceux qui n’y parviennent pas. Et lorsqu’ils arrivent, ils ont tendance à disparaître, car, comme je viens de l’expliquer, si vous êtes pris par les autorités grecques, vous serez très probablement soumis à de très graves violences. Il est donc très difficile d’avoir une réponse claire à cette question.
Vous avez également diffusé le clip d’un ancien garde-côte à qui l’on a montré des preuves incroyables, filmées par Fayad Mulla, journaliste et activiste basé en Autriche, montrant ces hommes cagoulés plaçant des demandeurs d’asile, dont un bébé et des enfants, à bord d’un navire des garde-côtes, qui ont finalement été récupérés par les garde-côtes turcs. Et l’ancien garde-côte a nié avoir compris ce qu’il voyait quand – pendant l’interview, mais lors d’une pause, il a révélé qu’il pensait qu’il s’agissait d’un… il pensait que ce qu’il voyait devait être un crime international. Et ce, parce qu’il s’agit d’un secret de polichinelle. Vous savez, tout le monde sait que cela se passe ainsi. Le gouvernement grec le nie, mais les preuves sont extrêmement convaincantes.
Amy Goodman : Parlez-en davantage, Lucile. Et cela montre aussi le pouvoir…
Lucile Smith : Oui.
Amy Goodman : …du journalisme d’investigation. Alors que vous dites que c’est un secret de polichinelle, il est stupéfiant d’entendre cet ancien garde-côte grec dire : « Pourquoi ont-ils fait ça en plein milieu de la journée ? » alors qu’il le dit secrètement à quelqu’un.
Lucile Smith : Oui, c’est vrai. Je veux dire, c’est juste… Je veux dire, vous savez, les gens ne veulent pas… c’est un environnement très hostile. Vous savez, s’exprimer et dire la vérité est une chose effrayante. Et il est évidemment beaucoup plus facile pour moi de le faire ici, assis à Londres, que pour quelqu’un qui se trouve en Grèce. Vous savez, c’est peut-être une vérité commode pour le reste de l’Europe et pour de nombreuses personnes en Grèce. Je veux dire qu’ils subissent les conséquences de cette situation depuis très longtemps. Il est donc plus facile de l’ignorer.
Mais c’est vraiment – vous savez, quand je suis arrivé à Samos pour filmer, je suis allé dans un restaurant. Ce n’est qu’une anecdote, mais je suis allé au restaurant avec le réalisateur et l’un de nos collaborateurs. Nous étions assis là, et quelqu’un s’est approché de nous, et ils ont bavardé et, vous savez : « Oh, vous venez de Grande-Bretagne ? » Eh bien, vous savez, en nous parlant – vous savez, je suis allé sur un navire des garde-côtes. Et ils nous regardaient, et c’était une sorte de clin d’œil, de complicité, vous savez. « Peut-être que nous faisons des pushbacks », « pushback » étant le terme que les gens utilisent, que nous n’utilisons pas dans le film, parce que nous pensons qu’il minimise en quelque sorte la nature violente de ces expulsions illégales. Mais voilà. Tout le monde est au courant. Et c’est peut-être pratique, mais personne n’ose parler, parce que c’est un environnement hostile et qu’il est effrayant de dire la vérité.
Amy Goodman : Alors, où est la responsabilité, par exemple – et nous parlons des centaines de personnes qui meurent dans un seul événement – mais des migrants jetés par-dessus bord par les garde-côtes grecs ? Quelqu’un a-t-il été tenu pour responsable ?
Lucile Smith : Personne n’a été tenu pour responsable. C’est le point essentiel. Vous savez, Frontex est au courant de cette situation. Il était très intéressant, dans la semaine qui a suivi la sortie du film, de constater que le journalisme se poursuit, et qu’un article a été publié dans l’EUobserver, ainsi que dans El País, qui présentait des rapports d’incidents graves rédigés par – je ne sais pas s’ils ont fait l’objet d’une fuite ou s’ils ont été obtenus par le biais d’une demande d’accès à l’information. Mais ils ont démontré que le bureau des droits fondamentaux de Frontex savait qu’il était très probable que des gens s’étaient noyées, avaient été jetés à l’eau par les garde-côtes grecs. Et pourtant, rien ne semble se passer, même si le règlement de Frontex stipule qu’en cas de violations des droits humains, Frontex doit se retirer, ou du moins se retirer temporairement, et se retirer à long terme, de l’État où les violations des droits humains sont commises. Mais, vous savez, tout le monde est au courant. Qui sait ce qui se dit derrière les portes closes ? Nous ne le savons tout simplement pas.
Une pétition circule au sein de l’UE, signée par 30 députés européens, ou plus de 30, demandant à l’UE d’enquêter sur ce qui s’est passé. Le parti d’opposition, à la suite de l’enquête de la BBC, s’est élevé contre cela et a déclaré qu’il fallait enquêter. Les gens s’expriment donc, mais c’est un peu, vous savez, comme si de rien n’était. La semaine suivant la sortie du film, plus d’une centaine de personnes ont été récupérées par les garde-côtes turcs dans les eaux grecques, dont, je crois, 14 enfants. Il semble donc que cela se poursuive. Et jusqu’à présent, jusqu’à présent, il n’y a pas de responsabilité déclarée.
Amy Goodman : Je viens de lire un article d’Al Jazeera daté du 17 juin. « L’été dernier, une vidéo choquante montrant des demandeurs d’asile attachés par des câbles et les yeux bandés à l’arrière d’une camionnette sur une île grecque est devenue virale sur Internet. À l’époque, la véracité de la vidéo avait été mise en doute et Theodosis Nikitaras, le maire de Kos, avait porté plainte pour diffamation contre l’ONG qui l’avait publiée. Aujourd’hui, de nouveaux documents obtenus par l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) confirment l’incident et en imputent la responsabilité à des personnes qu’elle décrit comme « ayant probablement travaillé de concert » avec les autorités grecques. C’est ce dont vous parliez.
Lucile Smith : Oui. Je veux dire que je connais bien cette vidéo. Elle a été publiée sur les réseaux sociaux par Tommy Olsen, d’Aegean Boat Report, qui dénonce cette situation depuis des années et qui est consultant pour le film. Cette vidéo ne figure pas dans le film. La BBC ne l’a pas vérifiée. Mais, comme vous l’avez dit, Frontex s’est penché sur la question et a déclaré qu’elle était probablement liée aux garde-côtes grecs.
Et ce que je dirais, sur la base de mon expérience avec les survivants, ainsi qu’avec les avocats et les organisations humanitaires travaillant sur le terrain, c’est que, vous savez, j’ai entendu des histoires de ce genre, de personnes dont les yeux ont été scotchés. Je veux dire, j’ai entendu une histoire terrible, vous savez, de personnes capturées, kidnappées, amenées dans une cellule de prison, gardées pendant la nuit, et qui ont été déshabillées et dont les yeux ont été scotchés, puis qui ont entendu quelqu’un se faire battre violemment. Ils ont également décrit des électrocutions. Le lendemain, ils ont tous été embarqués sur un navire des garde-côtes, y compris cet homme qui était, vous savez, à peine vivant et qui avait été battu toute la nuit. Ils avaient écouté les cris. Ils les ont mis sur un de ces canots pneumatiques sans moteur. Et l’homme, ils l’ont pris dans leurs bras, et il est mort sous leurs yeux.
Il est donc tout à fait plausible que cette vidéo soit un exemple de ce qui se passe avec les garde-côtes grecs. Mais, comme je l’ai dit, les autorités grecques le nient. Et beaucoup d’hommes cagoulés, peut-être même des femmes, enlèvent souvent leurs insignes. Il est donc très difficile de savoir qui fait quoi, et il est très facile pour les autorités grecques de continuer à le nier.
Amy Goodman : Lucile…
Lucile Smith : Même si, dans de nombreux cas, on peut voir qu’ils sont à bord d’un navire des garde-côtes grecs. Mais oui.
Amy Goodman : Lucile Smith, parlez de la criminalisation des travailleurs humanitaires.
Lucile Smith : Bien sûr. Malheureusement, nous n’avons pas réussi à inclure ce sujet dans le documentaire. Mais oui, comme vous le dites, de nombreux travailleurs humanitaires sont aujourd’hui criminalisés. Vous ne pouvez donc pas vous rendre en Grèce – et en Italie non plus. J’ajouterais, même si je ne connais pas très bien l’Italie, mais j’ai cru comprendre que cela s’y passait aussi. Vous ne pourriez pas aller en mer et, si quelqu’un se noie ou a besoin d’aide ou est en détresse, vous ne pourriez pas le secourir. La mer est désormais entièrement gérée par l’État.
Et, vous savez, c’est difficile. Le cynique dira que ce qu’ils ont fait, c’est supprimer les témoins, de sorte que nous ne pouvons pas – nous ne pouvons vraiment pas voir ce qui se passe. D’autres diront que ce n’est pas aux ONG ou aux travailleurs humanitaires de faire de la recherche et du sauvetage, mais à l’État.
Quoi qu’il en soit, nous savons qu’il y a de nombreuses personnes – Sarah Mardini, Seán Binder – Sarah Mardini fait l’objet d’une série télévisée sur Netflix, The Swimmers. Elle a été criminalisée pour avoir fait de la recherche et du sauvetage. C’était en 2019. Elle n’a pas voulu parler, et Seán Binder, à qui nous avons parlé de ce documentaire, n’a pas voulu s’exprimer – je ne veux pas parler en leur nom – sur le fait qu’ils sont considérés comme des passeurs. Mais ce sont les accusations qui pèsent sur eux.
Il s’agit donc d’un moyen de reprendre le contrôle des opérations de recherche et de sauvetage, et peut-être aussi d’éliminer les témoins. Mais, de toute évidence, depuis que cela s’est produit, il semblerait que cette expulsion forcée soit devenue très, très courante et ressemble, vous savez, beaucoup à une politique. Le caractère répétitif de cette pratique ressemble à une stratégie. Et il y a un moment précis, 2020, où cela a vraiment commencé et où la criminalisation du travail humanitaire a également débuté. Cela ne veut pas dire que des expulsions forcées n’ont pas eu lieu avant cette date. Mais l’échelle est vraiment très, très élevée.
Amy Goodman : C’était Lucile Smith, productrice à la BBC, qui parle du documentaire de 2024 Dead Calm : Killing in the Med ? qui a conduit les procureurs grecs à ouvrir une enquête pour meurtre contre, je cite : « des auteurs inconnus. » Nous mettrons un lien vers le film.*
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Commentaire recommandé
Et Frontex alors dirigée par désormais un haut dirigeant du RN…
Tout est dit de la déchéance du projet européen.
13 réactions et commentaires
Et Frontex alors dirigée par désormais un haut dirigeant du RN…
Tout est dit de la déchéance du projet européen.
+10
AlerterDéchéance ? Vous pensez sérieusement que l’Europe a encore les moyens d’accueillir une immigration aussi massive ?Ouvrez les yeux, changez de logiciel. Le Rn n’est pas sans défaut, n’a pas les réponses mais au moins ils ne font pas les autruches sous couvert d’humanisme. L’immigration, c’est beaucoup plus compliqué que dire simplement : accueillons, accueillons.
+7
AlerterEntre « accueillons, accueillons » et « arrêtons de fermer les yeux sur des milliers de crimes acceptés par nos dirigeants européens » qui nous parlent ensuite de « valeurs », il y a une marge qui vous échappe semble-t-il. Si Sarkozy n’avait pas mis la Libye à feu et à sang, il y aurait déjà une différence sur le nombre de traversées de la Méditerranée. On a bien les yeux ouverts, c’est vous qui feignez de ne rien voir. Dire « c’est compliqué », c’est l’aveu de rien vouloir faire.
+8
AlerterFigurez vous que je vois très bien les immigrés vivrent dans des conditions déplorables à la rue, être chômeur, tomber dans la délinquance voire pire, la drogue, l’alcool, la violence etc
Quand vous acceptez des gens dans votre maison, si c’est pour les mettre à la cave avec rien à bouffer, alors oui c’est compliqué de continuer à accueillir. Allez sur le terrain ! c’est tellement confortable de se faire passer pour le bon samaritain sans se soucier de la vie que vous prétendez offrir à cers immigrés.
+4
AlerterAlors tuons tuons …
C’est tellement plus humain
+5
Alerterles passeurs et les pays complices sont tout autant responsables
+1
AlerterAlors tuons tuons ….
Nous serons plus humains que les passeurs et les pays complices 😉
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AlerterIl faut pouvoir exploiter et piller des pays, exporter des armes qui sèment la désolation et créent la famine, sans avoir à donner refuge aux populations civiles et donc ‘ça’ crée des déplacé ou des réfugiés… environ 60 millions de personnes sont déplacées de force en Afrique et au Moyen-Orient… L’agence Frontex dispose du pouvoir de signer directement des accords avec les pays riverains de la méditerranée. Ces accords s’ajoutent et complètent ceux que l’Union Européenne impose depuis la décennie 2000 aux pays africains. Ces accords se sont multipliés depuis cette date : accord de Cotonou avec les Etats dits « ACP » (Afrique, Caraïbe, Pacifique) en 2000 ; accord dit de « Partenariat pour la mobilité » en 2013 avec le Maroc et en 2014 avec la Tunisie ; Processus dit de « Khartoum » avec les pays de la Corne de l’Afrique et l’Egypte en 2015 ; etc. L’objectif de ces accords n’est rien d’autres qu’une externalisation des frontières européennes c’est-à-dire concrètement une sous-traitance de la répression. Insérés dans une dépendance néocoloniale ces pays sont contraints d’accepter cette mission sous peine de rétorsion économique. De manière significative les termes de « partenariat » et de « coopération » sont utilisés indiquant ainsi les moyens de chantages de l’Union Européenne pour les pays qui, seraient récalcitrants : chantage sur l’aide, sur l’accès aux marchés européens, sur la dette, etc.
+9
AlerterLa méthode chinoise … pas de clandestin à bord !
+1
Alerterpourriez vous préciser quelles sont vos références de cette « méthode chinoise » ?
+4
AlerterL’Italie a également été le premier pays de l’UE à signer un accord bilatéral d’externalisation avec l’Albanie signé lundi 6 /11/ 2023 et précisé par un projet de loi voté en Cabinet des ministres le 5 décembre.
L’objectif de cet accord est de créer en Albanie un premier centre d’identification au port de Shengjin. C’est vers ce centre que les personnes sauvées en mer par les autorités italiennes lors des missions de recherche et de sauvetage, et qui ne répondraient pas aux conditions d’entrée sur le territoire italien seraient envoyées.
Après cette première phase de contrôle d’identité, de sécurité et sanitaire, ces personnes pourraient être envoyées dans un centre dans l’arrière-pays, dans la base militaire de Gjader, pour la suite des procédures.
Certains demandeurs d’asile arrivant au Royaume-Uni pourront désormais être envoyés au Rwanda, où leurs demandes d’asile seront examinées en vertu d’un Traité signé pour cinq ans entre Londres et Kigali…cela pourrait concerner 19.000 personnes par an dans un premier temps.
Le texte précise en outre que le gouvernement pourra aussi décider de ne pas tenir compte des mesures de la CEDH si celle-ci s’avisait d’empêcher les décollages des charters vers le Rwanda. Les migrants concernés recevront 3000 livres sterling, soit 3500 euros
Londres veut croire qu’in fine, cette politique brisera le commerce des passeurs…lol…avec 3500 livres ‘offerts’ aux rapatriés de force ces derniers pourront se payer un voyage vers un autre pays surtout !
+4
Alerter255 millions d’euros avec la Tunisie, suivi cette année d’un autre d’une valeur de 7,4 milliards d’euros avec l’Égypte, alors que les accords ont suscité des critiques concernant les atteintes aux droits humains dans ces deux pays…
Les accords en cours de négociation avec la Jordanie et le Maroc devraient être d’une envergure « similaire » à ceux conclus avec l’Égypte…Bref, ‘On paye’ autrui pour avoir la paix ici…L’exploitation des richesses des pays d’où est issue l’immigration par nos entreprises milliardaires ( qui ne contribuent ni à cette aide, ni aux recettes de nos gouvernements ! ) est à ce prix !
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AlerterTandis que le parcourt d’un immigré qui essaie d’échapper aux guerres ou (et) à la famine est semé d’embûches (trafics mafieux d’organes, d’exploitations sexuelles, travail forcé ou autres violences), qu’il sait qu’il peut finir sa vie dans un camp de ‘réfugiés’…à vie (!) ou qu’il risque sa vie face aux militaires ou ‘autres milices privées déléguées’ qui tentent de l’arrêter aux frontières, dans l’océan ou dans le pays ‘ d’accueil’ et qui échappe parfois au renvoi pur et simple à son point de départ, d’autres viennent chez nous en tant qu’invité !… L’UE recherche en effet des développeurs, des ingénieurs en logiciels, des analystes de données et des spécialistes en cybersécurité, mais aussi des médecins, des infirmières et des aides-soignants sont également très demandés pour répondre aux besoins croissants de la population européenne vieillissante et à la désaffection de ces métiers considérés de plus en plus pénibles chez nous, pareil pour les métiers d’enseignants aussi !…Bref , pour ces immigrés-là, nos portes restent grandes ouvertes !
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